Nous allons nous pencher sur la Judée sous Antiochos III et Séleucos IV, c’est-à-dire entre 223 et 175. Comment ça se passe entre les Juifs et les rois séleucides ? Entente ou révolte ?
Contexte : la Judée avant Antiochos III et Séleucos IV
Il semble que les Séleucides ont toujours eu des partisans parmi les Juifs. C’est le point de vue que donnent Flavius Josèphe (Antiquités Juives) et le deuxième livre des Maccabées :
- le grand-prêtre Onias II aurait refusé de payer le tribut en 241-240 au roi d’Égypte Ptolémée III parce qu’il escomptait la victoire de Séleucos II dans la 3ème guerre de Syrie
- Hyrcan, un Juif célèbre de la famille des Tobiades, pro-lagide (la famille régnante d’Égypte), aurait été combattu par ses frères qui se seraient appuyés sur les Séleucides
Tout cela, cependant, est basé sur de la littérature, notamment religieuse. Peut-on trouver des traces plus probantes de cette amitié dans d’autres sources ?
Les Juifs et Antiochos III
Antiochos III récupère la Judée
Antiochos essaie de récupérer la Syrie dont fait partie la Judée au début de son règne, mais il subit une défaite cuisante en 217 à Raphia, en Palestine, contre les Lagides. Finalement, c’est 20 ans plus tard qu’il atteint son but. Il s’empare de la région en 200, après la bataille de Panion. Toute la Syrie méridionale lagide devient séleucide.
La Bible pourrait donner l’impression qu’Antiochos III a été aidé par une révolte à Jérusalem, mais le passage est obscur :
« Car le roi de l’aquilon [Antiochos III] viendra de nouveau ; il assemblera encore plus de troupes qu’auparavant, et après un certain nombre d’années il s’avancera en grande hâte avec une armée nombreuse et une grande puissance.
« En ces temps-là plusieurs s’élèveront contre le roi du midi [roi lagide] ; les enfants de ceux de votre peuple qui auront violé la loi du Seigneur s’élèveront aussi pour accomplir une prophétie, et ils tomberont.
« Le roi de l’aquilon viendra, il fera des terrasses et des remparts, il prendra les villes les plus fortes : les bras du midi n’en pourront soutenir l’effort, les plus vaillants d’entre eux s’élèveront pour lui résister, et ils se trouveront sans force.
« Il fera contre le roi du midi tout ce qu’il lui plaira, et il ne se trouvera personne qui puisse subsister devant lui ; il entrera dans la terre si célèbre, et elle sera abattue sous sa puissance. » (Daniel, XI, 13-16)
Même s’il y a eu révolte des Juifs contre les Lagides, on n’est pas sûr de la nature de cette révolte : pro-séleucide, messianique, etc. La seule chose qui est sûre, c’est que les Juifs ne s’opposent pas à la conquête d’Antiochos III et l’aident à expulser la garnison lagide.
Peut-être que l’aristocratie juive était partagée en deux factions : l’une pro-séleucide, l’autre pro-lagide. En tout cas, dès cet instant, on assiste à une bonne entente qui va perdurer en Judée sous Antiochos III et Séleucos IV.
Les preuves des bonnes relations entre Antiochos III et les Juifs
Nous avons 3 sources qui prouvent l’excellence de cette relation :
- Une lettre d’Antiochos III au satrape de Phrygie, Zeuxis, écrite dès 210-205. Le roi donne des instructions pour l’installation de colons juifs mésopotamiens en Phrygie afin d’y maintenir l’ordre. Antiochos y vante la fidélité et le dévouement des Juifs envers la dynastie séleucide.
- Une lettre d’Antiochos III au stratège de Koilè-Syrie, peu après 200. Le stratège est Ptolémaios, fils de Thraséas. Il est question des dons et exemptions fiscales accordés aux Juifs. (Texte transmis par Flavius Josèphe.)
- Un édit d’Antiochos III au sujet de la pureté du Temple et de la ville de Jérusalem. (Texte transmis également par Flavius Josèphe.)
Les 2 textes transmis par Flavius Josèphe ont longtemps été sujets à caution, mais aujourd’hui on admet leur historicité, même si leur portée est sans doute moins grande que ce qu’indique Flavius Josèphe.
Lettre d’Antiochos III à Ptolémaios, stratège de Koilè-Syrie et Phénicie
Le Roi Antiochos à Ptolémaios, salut. En ce qui concerne les Juifs, dès le moment où je fus entré dans leur pays, ils firent montre de leur empressement à me servir et, quand nous vînmes dans leur ville, ils nous donnèrent une magnifique réception et vinrent à notre rencontre avec leur gérousia ; ils nous procurèrent une abondance de provisions pour nos soldats et nos éléphants et ainsi nous aidèrent à expulser la garnison égyptienne de la citadelle. Nous avons donc jugé convenable de les récompenser pour cela, de restaurer leur ville détruite par les hasards de la guerre et de la repeupler en faisant revenir ceux qui ont été dispersés à l’étranger. En premier lieu, nous avons décidé, en raison de leur piété, de leur accorder des animaux pour les sacrifices, du vin, de l’huile et de l’encens pour une valeur de 20 000 pièces d’argent, des artabes sacrées de fleur de farine en rapport avec leur propre loi, 1 460 médimnes de blé et 375 médimnes de sel. C’est ma volonté que ces choses soient accomplies comme je l’ai ordonné et que les travaux du Temple soient achevés, y compris les portiques et tout ce qu’il sera nécessaire de construire. Le bois, en outre, sera apporté de Judée, des autres pays et du Liban, sans payer de taxes. La même chose pour les autres matériaux dont on aura besoin pour la restauration du temple en plus beau. Tous les membres de la nation auront une forme de gouvernement en accord avec les lois de leur pays, et la gérousia, les prêtres, les scribes du Temple et les chantres du Temple seront exempts de la taxe par tête, de l’impôt coronaire et de la taxe sur le sel. Afin que la cité puisse être plus rapidement repeuplée, j’accorde à la fois aux habitants actuels et à ceux qui seront de retour avant le mois Hyperbérétaios l’exemption de taxes pour trois ans. Nous leur ferons remise aussi pour le futur du tiers du montant du tribut afin que les dommages subis soient réparés. En ce qui concerne ceux qui ont été emmenés loin de la cité et sont esclaves, nous les déclarons libres, eux et leurs descendants, et nous ordonnons de leur rendre leurs biens.
(Flavius Josèphe, Antiquités Juives, XII, 138-144)
Cette lettre reconnaît officiellement le droit des Juifs de vivre selon les traditions de leurs ancêtres et respecte donc les règles de la Torah, et ce sera le cas en Judée sous Antiochos III et Séleucos IV et même après. C’est en réalité une évidence : les Grecs n’ont jamais imposé de mode de vie spécifique, « à la grecque ». Finalement, Antiochos III répond plutôt à la peur de certains Juifs, et surtout du grand-prêtre, de l’hellénisation d’une partie de la population juive.
Le reste est plus traditionnel : il faut aussi réparer les ravages de la guerre, faciliter le retour des exilés et des Juifs vendus comme esclaves, alléger le tribut. Tous ces privilèges ont un but pour Antiochos III : s’attacher les dirigeants du Temple pour qu’ils n’aillent pas voir ailleurs, notamment chez les rois lagides ! La conquête est récente, les armées égyptiennes peuvent revenir.
Les cadeaux au Temple pour les sacrifices, les exemptions de taxes pour les matériaux destinés à le réparer et l’embellir, la contribution financière du roi pour les travaux… Les rois procèdent toujours de la même façon envers les grands sanctuaires du royaume. Tout cela s’inscrit même dans une tradition antérieure à l’arrivée des Hellènes en Syrie. Les Achéménides aussi reconnaissaient les communautés existantes et confirmaient leurs droits tant que celles-ci étaient fidèles au souverain.
Proclamation d’Antiochos III au sujet de Jérusalem
Il est interdit à tout étranger d’entrer dans le péribole du Temple qui est interdit aux Juifs, exceptés à ceux d’entre eux qui peuvent entrer après s’être purifiés conformément aux lois ancestrales. Personne n’introduira dans la ville de la chair de cheval, de mule, d’âne sauvage ou domestique, de léopard, de renard, de lièvre ou, d’une façon générale, de tout animal prohibé par les Juifs. Il est interdit d’introduire leur peau ou même de manger l’un quelconque de ces animaux dans la ville. Il sera permis d’user uniquement des animaux pour les sacrifices connus par les ancêtres et nécessaires à l’adoration de Dieu. Quiconque violera ces lois paiera aux prêtres une amende de 3 000 drachmes d’argent.
(Flavius Josèphe, Antiquités Juives, XII, 145-147)
Cet édit n’a sans doute pas été promulgué pour tout le royaume. Juste en Judée sous Antiochos III et sûrement Séleucos IV et ses successeurs. Antiochos III y montre sa volonté de voir respecter la Torah et ses bonnes dispositions envers les Juifs.
Les Juifs et Séleucos IV
Séleucos IV (et aussi Antiochos IV, son frère, qui lui succède) ne remettent pas en cause les avantages des Juifs tant que ceux-ci restent tranquilles.
La querelle entre Séleucos IV et le grand-prêtre Onias III
Il y a certes de vives tensions entre Séleucos IV et le grand-prêtre Onias III, mais il ne faut pas forcément considérer qu’Onias III est anti-séleucides. Il semble qu’il s’agisse d’une question d’argent.
Séleucos IV était à court d’argent, comme son père Antiochos III depuis la paix d’Apamée (paix entre les Séleucides et les Romains en 188). Il voulut profiter d’une querelle entre le grand-prêtre Onias et Simon, chargé de veiller à l’administration des taxes, pour piocher dans les dépôts du Temple.
Bien sûr, tous les Juifs y virent un épouvantable sacrilège et l’opération échoua.
Le Tobiade Hyrcan, un pro-lagide ?
De même, le Tobiade Hyrcan est parfois présenté comme pro-lagide en se basant sur les écrits de Flavius Josèphe. Mais rien n’est moins sûr.
Hyrcan a conservé le pouvoir en Ammanitide, où il fait reconstruire et embellir son palais d’Irāq al-Amīr. Il dépose ses fonds dans le Temple de Jérusalem.
Or, voilà que Séleucos IV a envie de se servir dans ces fonds. Le grand-prêtre Onias III fait face à Héliodoros, ministre de Séleucos IV. Il le met en garde contre toute envie de piller le Temple et cite explicitement Hyrcan. Si Hyrcan était un sympathisant lagide, le fait qu’il ait des fonds dans le Temple donnerait encore plus envie à Héliodoros de s’en emparer.
Des relations inchangées entre le roi et les Juifs
Globalement, rien ne change. L’attitude des Séleucides reste la même envers les Juifs. Quand Séleucos IV meurt en 175, les Juifs ont toujours un statut plutôt favorable (même si le grand-prêtre Onias III n’est plus le bienvenu à Antioche).
Ces bonnes relations sont possibles car la domination séleucide est légère — et le mode de pensée ouvert « à la grecque » respecte le mode de vie « à la juive » et ses traditions.
Voilà, vous en savez plus sur la Judée sous Antiochos III et Séleucos IV, au tournant des IIIe-IVe siècles avant J.C. Pour en apprendre toujours plus sur ces époques antiques lointaines, abonnes-vous à ma newsletter !
Sources : SARTRE, Maurice, D’Alexandre à Zénobie – Histoire du Levant antique – IVe siècle av. J.C. – IIIe siècle ap. J.-C., Fayard, 2001
À PROPOS DE L'AUTEURE
Je suis Marie, passionnée d'antiquité et de mythologie grecque depuis l'enfance. J'ai acquis un gros bagage dans ce domaine grâce à mes lectures, innombrables, sur le sujet : ma bibliothèque compte plusieurs centaines d'ouvrages, sources antiques et essais historiques traitant de nombreux aspects de ces périodes anciennes.
Je suis également diplômée d'histoire ancienne et médiévale (Maîtrise, Paris IV Sorbonne). J'ai notamment travaillé sur l'antiquité tardive, le Bas Empire romain et la romanisation des peuples germaniques.
Je suis l'auteure de plusieurs romans et nouvelles, dont Atalante, qui réinterprètent et revisitent la mythologie grecque et l'antiquité.