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La religion grecque en scène : fêtes et sacrifices

Dans un article précédent, j’ai vu avec vous des actes essentiels de la religion grecque : la prière et l’offrande.


Ils sont essentiels, mais le panorama de la religiosité grecque antique reste incomplet. Dans un dialogue, Platon fait parler un devin célèbre de son époque, reconnu pour son savoir religieux : Euthyphron. Il lui fait dire :

« La piété consiste à savoir prier et sacrifier en disant et en faisant ce qui est agréable aux dieux : elle assure le salut des familles et des États. »

Il est donc temps de parler du sacrifice ! Nous allons l’aborder en même temps que les cultes familiaux et civiques, les processions et plus globalement les fêtes religieuses : car c’est au sein de ces célébrations qu’il se pratique. Nous aurons ainsi fait le tour des plus grandes actes de la religion dans la Grèce antique.

 Les cultes familiaux et civiques dans la Grèce antique

 Les cultes du groupe familial

Le groupe familial a ses propres rites (qui n’impliquent d’ailleurs pas tous un sacrifice). Quelques exemples :

  • Le culte du foyer centré autour de la déesse Hestia. Dans l’Alceste d’Euripide, on voit un mourant adresser une dernière prière à cette divinité.
  • Le culte d’Apollon Patrôos et Zeus Herkeios. Aristote nous apprend que les citoyens athéniens envisagés pour devenir archontes doivent prouver que leur famille participe à ce culte.
  • Le culte d’Agathos Daimôn, « le bon démon domestique ». Il est représenté sous la forme d’un serpent. On lui fait une libation de vin pur à la fin du repas quotidien.
  • Le culte d’Hermès ou d’Hécate Prothyraia à la porte de la maison.

 Les cultes du groupe civique

 La piété, vecteur de la citoyenneté

Il y a des cultes à tous les niveaux civiques.

  •  Au niveau de la phratrie. La phratrie est une subdivision de la cité. Elle est organisée autour de cultes communs et de fêtes particulières. Exemple : les Apaturies dans les villes ioniennes. Pour être un vrai citoyen, il faut participer à la vie religieuse de la phratrie. (C’est moins vrai à Athènes.)
  • Au niveau de la tribu. C’est la division principale du corps civique. À Athènes, les tribus tirent leur nom d’un héros local dit héros « éponyme ». On lui rend des honneurs religieux.
  • Au niveau du dème dans l’Attique (avec équivalence dans les bourgades des autres États grecs). Ce sont des unités administratives à base territoriale tardives, mais elles ont quand même leurs sanctuaires et leurs cultes.

Dans la religion grecque, on ne se sent citoyen que si on participe à tous ces cultes. La patrie, c’est d’abord la religion qui a été transmise par les ancêtres. Le Serment des Éphèbes athéniens le dit clairement dans une inscription du IVe siècle :

« Je combattrai pour défendre les sanctuaires et la cité (…). J’honorerai les cultes ancestraux. »

Copie moderne en bronze de la stèle d’Acharnes portant le serment des éphèbes athéniens - Photo Collège de France
Copie moderne en bronze de la stèle d’Acharnes portant le serment des éphèbes athéniens - Photo Collège de France

Les femmes (en tout cas, celles des grandes familles) sont elles aussi engagées dans ce processus, et cela dès l’enfance. Pour preuve, le chœur des femmes dans la pièce Lysistrata d’Aristophane dit :

« À peine avais-je atteint l’âge de sept ans que j’étais nommée arrhéphore. Quand j’eus dix ans, j’ai préparé les gâteaux sacrés pour la déesse Archégète. Puis j’ai revêtu la tunique safran comme ourse aux Brauronies. Enfin, jeune fille, je portais les corbeilles d’offrandes et le collier de figues. »

 Les cultes : des avantages et du plaisir

Les cérémonies sacrées sont importantes pour le Grec d’un point de vue politique et social. Mais ce sont aussi des moments de plaisir et des avantages.

Ainsi, le sacrifice permet aux Grecs de manger de la viande. Le gros bétail est rare dans la péninsule. Beaucoup de gens n’en mangent que lorsqu’il y a des sacrifices. Le banquet sacré est gratuit !

Par ailleurs, les fêtes réjouissent le public. Les cavaliers qui caracolent, la beauté des canéphores (les porteuses d’offrandes), la musique… sont aussi du spectacle !

C’est particulièrement le cas des processions. Elles ont une vertu propitiatoire, mais elles sont aussi réjouissances. Les badauds commentent et échangent des lazzis avec les membres du cortège. Ces plaisanteries sont parfois de règle. Par exemple, dans la procession d’Éleusis, les spectateurs sont groupés autour d’un pont où ils accablent les pèlerins d’obscénités. Ce sont les géphyrismes ou « plaisanteries du pont ».

Dans les Anthestéries et les Lénéennes, fêtes de Dionysos en Attique, on lance ces plaisanteries du haut des voitures : ce sont les « brocards des chariots ». Ces coutumes auraient joué un rôle dans la naissance de la comédie. Je vous explique ça plus bas. 🙂

 De la procession à l’autel du sacrifice

 Les processions dans la religion grecque antique

Les processions sont réglées par des ordonnateurs. Ce sont des personnages officiels. On les voit sur la frise du Parthénon : ils marchent à l’envers des autres participants du cortège.

Le sculpteur Phidias et son équipe ont représenté le cortège des Grandes Panathénées sur la frise qui court en haut des murs et des porches intérieurs du Parthénon. On y voit hommes et bêtes, cavaliers et chars, jeunes filles et porteurs d’offrandes, en tout 360 personnages. Le cortège débouche au-dessus de l’entrée du temple, où sont assemblés tous les dieux.

Les processions parcourent la ville jusqu’au sanctuaire. Celui-ci peut consister une simple esplanade : le plus important, c’est qu’on y trouve l’autel.

Génisse menée au sacrifice- Frise sud du Parthénon (British Museum)
Génisse menée au sacrifice- Frise sud du Parthénon (British Museum)

 L’autel grec antique

Après la procession a lieu le sacrifice. Mais avant de vous expliquer dans le détail comment celui-ci a lieu, on va s’arrêter un peu sur l’autel qui l’accueille !

L’autel est le monument qui reçoit le feu sacrificiel. Ce feu qui va dévorer tout ou partie de la victime. (On voit le détail juste après.)

 L’autel de cendres : l’eschara

Ce n’est pas forcément un édifice. En fait, quelquefois, ce n’est même pas bâti. L’autel peut être un trou creusé dans le sol ou un petit tas de pierre en forme de dôme, sans appareil architectural.

Ce premier type d’autel primitif s’appelle eschara. Le terme signifie aussi « foyer ». Il va rester la forme habituelle des autels aux divinités chthonienne, aux héros et aux défunts.

On retrouve ce type d’autel primitif même en pleine période classique et pour d’autres types de cultes. À Olympie, le grand autel de Zeus est un eschara ! Il n’en reste rien aujourd’hui. Mais, à l’époque, c’était un monticule formé par l’accumulation des cendres des sacrifices. Pausanias le décrit comme un tronc de cône de 37 mètres de circonférence à la base et 9,50 mètres au sommet. Il faisait 6,50 mètres de haut. Un escalier taillé dans le massif de cendres montait jusqu’à la plate-forme supérieur où avaient lieu les sacrifices.

On y faisait des sacrifices tous les jours. Une fois par an, à jour fixe, les devins attachés à cet autel mélangeaient la cendre recueillie pendant l’année avec de l’eau de l’Alphée, le fleuve d’Olympie. Puis ils l’ajoutaient à l’autel. Ainsi, le monticule grossissait littéralement grâce à la piété des fidèles.

On retrouve aussi un autel de cendres au sanctuaire d’Apollon de Didymes, près de Milet. Il aurait été édifié par Héraclès. Apollon a un autre autel étrange, en cornes cette fois (Keratôn), à Délos. D’après Callimaque dans l’Hymne à Apollon, le dieu l’a bâti lui-même avec les cornes des chèvres abattues par sa sœur Artémis dans l’île.

 Les autels en dur

Toutefois, la plupart des autels de la religion grecque sont architecturaux. En tout cas, ce sont ceux qui ont le mieux subsisté. Ils sont en pierre, monolithes ou maçonnés, et ont la forme d’une table cylindrique ou rectangulaire. Les plus modestes sont des cubes de pierre avec le nom de la divinité gravé sur une face latérale.

Mais il y a aussi des autels monumentaux. Un massif rectangulaire oblong sert de table. Il est souvent surélevé sur un socle de plusieurs marches. Il y a parfois des rebords latéraux à la table, des barrières hautes et pleines pour couper le vent et empêcher les cendres de tomber. Parfois, l’autel est revêtu de marbre, de moulures et de bas-reliefs.

Le Trône Ludovisi, au Musée des Thermes de Rome, est le décor de la face latérale d’un autel sculpté par un artiste ionien dans le deuxième quart du Ve siècle av. J.-C.

L’autel élevé par la ville de Chio devant le temple d’Apollon à Delphes, dans le premier quart du Ve siècle, fait 8,50 mètres sur 2,20 mètres. Il domine le dernier lacet de la Voie Sacrée : c’est déjà un beau monument. Il a été partiellement reconstruit avec son corps de calcaire sombre, avec base et table de marbre blanc.

Mais il existe des autels bien plus spectaculaires.

Trône Ludovisi - Panneau de droite - Femme accroupie et voilée offrant de l'encens - Crédits photo Marie-Lan Nguyen
Trône Ludovisi - Panneau de droite - Femme accroupie et voilée offrant de l'encens - Crédits photo Marie-Lan Nguyen

 Quelques exemples d’autels « géants »

Les dimensions de ces autels sont parfois considérables. Dès l’époque archaïque, on a des autels de 20 à 30 mètres de long sur 6 à 13 mètres de large. Par exemple :

  • l’autel de la « Basilique » (temple de Héra) à Poséidonia-Paestum
  • le temple D de Sélinonte
  • le temple d’Apollon à Cyrène
  • le temple d’Aphaia à Égine

À l’époque classique, on retrouve des autels aussi grands, comme celui du temple de Héra à Agrigente et celui d’Aléa Athéna à Tégée. L’Olympieion d’Agrigente a un autel de 56 mètres sur 12.

L’époque hellénistique voit fleurir des autels encore plus grands ! Au milieu du IIIe siècle, le roi de Syracuse, Hieron II, fait bâtir un autel long d’un stade olympique, soit 192 mètres !

 La configuration des autels

 Les autels et les temples

Dans la religion grecque, le temple est moins important que l’autel. Il peut y avoir un autel sans temple, alors qu’il n’y a jamais de temple sans autel. Je précise à cette occasion que le terme « sanctuaire » n’est pas l’équivalent de « temple ». Un sanctuaire est un lieu sacré avec un autel, et pas forcément un temple.

D’ailleurs, pendant toute l’époque archaïque, le sanctuaire de Zeus, à Olympie, n’avait pas de temple. Celui-ci a été construit par l’architecte éléen Libon dans le deuxième quart du Ve siècle. Idem à Dodone.

Quand il y a un temple, on place l’autel devant. Ce n’est pas une obligation, juste une habitude architecturale. À l’Acropole d’Athènes, l’autel d’Athéna a été construit devant un temple archaïque qui n’existe plus. Quand on a érigé le Parthénon, on n’a pas déplacé l’autel pour le mettre devant le nouvel édifice. Les Athéniens ont continué à faire les sacrifices sur le vieil autel, et non devant le Parthénon.

 L’esplanade autour de l’autel

L’autel est toujours situé en plein air. Pourquoi ? À cause de la fumée provoquée par les sacrifices. Il faut aussi ménager de la place aux alentours pour tous les assistants et pour le public.

Les autels intérieurs sont donc rares, sauf dans le cas d’autels domestiques.

Il faut prévoir de la place autour de l’autel. En général, il y a une esplanade avec suffisamment de place pour accueillir les acteurs et les spectateurs du sacrifice.

Devant la table de l’autel, on scelle un anneau de fer dans le sol ou dans la dalle sur laquelle se tient le prêtre sacrificateur. (Cette dalle est dite prothysis.) L’anneau sert à attacher les victimes. On l’a parfois retrouvé dans des fouilles archéologiques.

Il faut imaginer un spectacle très vivant et très animé, qui fait appel à tous les sens : parfums de l’encens et de la viande, sons des flûtes, hymnes des chœurs, grésillements des chairs dans le feu… Les assistants et le public reprennent parfois d’une seule voix des acclamations rituelles.

 Le sacrifice grec, une forme particulière d’offrande

 Qu’est-ce qu’un sacrifice en Grèce antique ?

Sous la plume de Platon, retrouvons Euthyphron. Socrate lui dit :

« Sacrifier, c’est faire une offrande aux dieux. »

Dans la religion grecque, le sacrifice est donc une forme particulière d’offrande.

Il peut être privé ou public. Dans tous les cas, il a une grande place dans la vie religieuse grecque.

Le plus important, c’est que les règles du sacrifice soient respectées. C’est un legs de la tradition construite par les ancêtres : il faut en prendre soin.

 Le sacrifice grec est-il toujours sanglant ?

Non. On pouvait faire des libations de boissons et des oblations de gâteaux, par exemple. Certains cultes demandent des sacrifices sans effusion de sang.

Toutefois, les sacrifices sanglants, avec égorgement et parfois écartèlement, sont les plus nombreux.

Des érudits de basse époque se sont posés la question, eux aussi. Certains d’entre eux pensaient que, à l’origine, on ne faisait pas des sacrifices sanglants. C’est le cas d’Ovide, par exemple (Fastes, Livre I).

Mais leur raisonnement est spécieux. Ils spéculent souvent pour des raisons idéologiques. Ce sont en général des adeptes de la tradition pythagoricienne, qui rejette les sacrifices sanglants.

Quand on regarde le plus vieux poème grec antique, l’Iliade, on découvre une abondance de sacrifices sanglants. Ainsi dans le Chant I, lorsqu’Ulysse remet Chryséis à son père. Il débarque du bateau des victimes à sacrifier immédiatement pour calmer la colère d’Apollon.

« Cependant, Ulysse s’avançait vers Chrysa, transportant l’hécatombe sacrée. (…) Débarquant enfin où se brise la mer, ils firent alors, pour Apollon dont le trait porte loin, descendre l’hécatombe. »

Étymologiquement, une hécatombe indique un groupe de 100 bœufs. Cependant, chez Homère, le sens est déjà élargi à un groupe de nombreuses victimes, qui ne sont pas forcément des bœufs.

 Les étapes du sacrifice grec antique

 L’exemple de l’Iliade

La même scène de l’Iliade nous montre aussi les principaux actes du sacrifice grec antique :

  • D’abord, on dispose les animaux à sacrifier autour de l’autel.
  • On se lave les mains pour se purifier puis on prend en main des grains d’orge.
  • Le prêtre d’Apollon prononce une prière.
  • On répand les grains d’orge. Il s’agit d’une première offrande.
  • On égorge les victimes en leur relevant le mufle pour que le sang jaillisse en l’air, vers l’autel.
  • On dépèce les animaux morts.
  • On enveloppe les cuisses dans de la graisse, puis on les fait brûler dans le feu allumé sur l’autel. Le prêtre les arrose de libations de vin.
  • Quand les morceaux sont consumés, on découpe le reste de la viande et on la rôtit à la broche.
  • Tout le monde la mange lors d’un festin.

 Les 6 étapes du sacrifice dans la religion grecque

La plupart des sacrifices ressemblent à celui d’Ulysse. Il y a 6 étapes :

  • ordonnancement solennel
  • gestes de purifications
  • prière
  • égorgement
  • crémation et libations
  • consommation

 Les variations de rites dans les sacrifices

Les rites varient tout de même beaucoup. Parfois, on n’a pas le droit de consommer la chair des victimes. Celle-ci est totalement brûlée : on parle alors de crémation intégrale ou holocauste.

C’est le cas :

  • dans les sacrifices qui accompagnent un serment
  • dans certains rites expiatoires
  • dans les cultes à certaines divinités : celles de la terre et les dieux infernaux
  • dans les cultes aux héros
  • dans les rites funéraires

Les variations et les interdits peuvent survenir à n’importe quel niveau. Un règlement thasien interdit par exemple de chanter le péan, alors que celui-ci accompagne souvent la cérémonie partout ailleurs. Lors de la fête annuel de Sicyone, dans le sanctuaire rural des Euménides, Pausanias nous dit qu’on ne se couronne pas des fleurs qu’on a apportés, comme dans la plupart des sacrifices.

 Différences entre dieu ouranien et dieu chthonien ?

On a longtemps cru qu’il y avait une différence nette entre les dieux « ouraniens » (les divinités du ciel) et les dieux « chthoniens » (les divinités d’en bas). Les premiers étaient jugés secourables, on leur rendait donc des hommages confiants et participatifs, comme celui du festin. Les divinités chthoniennes, au contraire, étaient jugées redoutables. Les rituels chthoniens, comme l’holocauste, étaient donc des rituels d’aversion destinés à écarter une menace malfaisante ou hostile.

En réalité, les dieux ne sont pas figés dans une catégorie. Par exemple, Zeus est le dieu du ciel par excellence. Pourtant, Zeus Meilichios est un dieu de la terre à la forme de serpent. Dans l’Anabase, Xénophon signale qu’on lui offre des holocaustes.

Le cas des héros

Même chose pour les héros de la religion grecque. À Thasos, Héraclès reçoit un double culte, l’un ouranien, l’autre héroïque et chthonien.

Parfois, la confusion se retrouve dans un même culte. Pausanias nous parle d’un sacrifice à un héros local, à Trônis, en Phocide. On fait pénétrer le sang de la victime par une ouverture dans le tombeau héroïque : c’est un élément chthonien et funéraire évident. Mais, dans le même temps, on consomme les chairs de la victime, comme dans un rituel ouranien.

Bref, les cultes ont des caractères locaux forts, ils changent d’un sanctuaire à l’autre. Ils varient aussi en fonction des divers aspects d’une divinité.

 Le choix des victimes du sacrifice

Que peut-on offrir aux dieux lors d’un sacrifice ? Beaucoup de choses, et pas seulement des animaux. Tous les biens consommables peuvent être sacrifiés : des graines, des végétaux, des boissons (vin, lait…), des gâteaux aussi bien que des bœufs ou des chevreaux.

En tout cas, là aussi, il y a des règles. Offrir une victime non conforme à l’usage est un sacrilège. Des sanctions pécuniaires et religieuses sont prévues. C’est le cas pour les animaux comme pour les oblations et les libations. Le vin est très souvent employé, mais certains cultes le proscrivent.

À Thasos, plusieurs règlements du Ve siècle interdisent de sacrifier des chèvres ou des porcs à certains dieux. C’est aussi le cas à Délos.

À Cyrène, on recommande de sacrifier un chevreau roux à Apollon Apotropaios. À Lampsaque, sur l’Hellespont, on immole des ânes à Priape. À Sparte, le dieu de la guerre Enyalios reçoit le sacrifice de chiens. À Sicyone, dont on a parlé plus haut, on sacrifie des brebis pleines et on fait des libations d’hydromel.

Avant de mourir, Socrate recommande qu’on sacrifie un coq à Asclépios (voir Platon, Phédon).

À noter : le porc est souvent utilisé dans les cérémonies purificatrices ou expiatoires.

Les sacrificateurs : des prêtres spécialisés

L’opération sacrificielle est donc très technique. Il faut absolument éviter les erreurs sacrilèges. C’est pourquoi on fait appel à des spécialistes.

En grec, le verbe « sacrifier » (hiereuein) est apparenté à hiereus (« prêtre »).

Le choix du prêtre ou de la prêtresse

En général, il y a un seul prêtre ou une seule prêtresse qui est attaché au sanctuaire pour veiller à la bonne exécution du sacrifice.

Pour autant, c’est un citoyen comme les autres : il n’y a pas de classe sacerdotale dans la religion grecque. Le prêtre est choisi par élection ou tirage au sort dans les meilleures familles de la cité. C’est une fonction analogue à celle des autres magistrats, qui se caractérise surtout par sa technicité. N’oublions pas qu’il n’y a pas de séparation nette entre civil et sacré en Grèce antique.

Cette fonction est rarement donnée à vie.

 Les avantages et les obligations du sacrificateur

La fonction apporte du prestige et une place d’honneur dans les cérémonies publiques. Le prêtre a aussi des avantages matériels :

  • une part privilégiée de la viande des victimes
  • une redevance en argent sur les sacrifices
  • des exemptions d’impôts ;
  • etc.

En retour, il doit respecter des règles de bienséance et de dignité. Par exemple, il porte des vêtements blancs ou est tenu à la chasteté (c’est souvent le cas pour les prêtresses).

 Processions et sacrifices : du spectacle… aux spectacles

Des rites théâtralisés

Le « meurtre du bœuf » d’Athènes

Les sacrifices sont parfois comme des jeux sacrés. Les acteurs reprennent un scénario qui remonte à la nuit des temps. C’est le cas des Dipolies d’Athènes, qui célèbrent Zeus Polieus, le protecteur de la cité. Elles ont lieu sur l’Acropole dans un enclos en plein air, où il n’y a pas de temple, au milieu du mois de Skirophorion (mai-juin).

Aristophane les décrit dans les Nuées (423). Il dit que c’est une fête archaïque. Elle comporte un sacrifice qu’on appelle les Bouphonies ou « meurtre du bœuf ». Voici comment Pausanias les décrit :

« Au sujet de Zeus Polieus, je vais rapporter les usages établis pour lui faire un sacrifice, mais je ne transcrirai pas l’explication qu’on en donne. Sur l’autel, on place des grains d’orge mêlés à des grains de blé et on les laisse sans surveillance. Le bœuf qui a été préparé pour le sacrifice s’approche de l’autel et touche à ces grains consacrés. Alors un des prêtres, qui a reçu le nom de Tueur de bœuf, le tue d’un coup de hache et aussitôt, jetant la hache sur place (car telle est la prescription rituelle), il s’enfuit et disparaît. Les autres, feignant d’ignorer qui a tué le bœuf, traduisent la hache en jugement devant le tribunal. »

Pausanias n’explique pas le pourquoi de cette drôle de coutume : il y a une exigence de silence. C’est peut-être la survivance d’une vieille croyance paysanne selon laquelle le sacrifice d’un bœuf est un meurtre. C’est en effet l’animal auxiliaire par excellence du paysan.

En tout cas, le sacrifice a des allures de fiction dramatique. On retrouve d’autres exemples de théâtralisation ailleurs dans la religion grecque, à Delphes et Sparte par exemple.

Sacrifices théâtralisés à Delphes et Sparte

Tous les huit ans, à Delphes, sur l’aire qui se situe à mi-hauteur de la Voie Sacrée, on procède à un « mystère », le Stéptérion. Il commémore une antique légende delphique, le meurtre du serpent Python par Apollon. Lors de la cérémonie, on incendie la « hutte de Python » qui a été construite pour l’occasion. Plutarque précise qu’une flûte imite le son du serpent.

À Sparte, la fête des Carnéennes se transforme en drame guerrier ! On dresse neuf baraquements analogues à ceux d’un camp, occupés chacun par neuf hommes sous les ordres d’un chef qui leur explique leur rôle. Le compilateur du IIIe siècle de notre ère Athénée explique que cette mise en scène représente une expédition militaire.

Les danses accompagnent souvent les sacrifices et leur donnent une dimension spectaculaire.

La théâtralisation rituelle avec Dionysos

Le culte de Dionysos est très riche en ce sens.

 Pourquoi Dionysos ?

Dionysos est un dieu de la végétation, surtout de la vigne, et par extension du vin. Il a longtemps passé pour un dieu étranger passé tardivement en Grèce à partir de la Thrace ou de l’Orient. Mais, en fait, on trouve son nom dans un document mycénien. C’est donc un élément ancien du panthéon.

Dionysos est celui qui incite le plus à l’extase mystique, aux contorsions violentes et à l’enthousiasme sans frein. J’en ai parlé ici avec le culte à Dionysos des bacchantes. Son culte puise à une tradition rurale de culte agraire : des fêtes gaillardes liées aux rudes travaux de l’été et de l’automne.

Les processions de Dionysos

À la fin de la période archaïque, de véritables représentations dramatiques apparaissent dans le culte de Dionysos. Bien sûr, il y a les habituels chœurs chantants et dansants et des processions. Mais ces chœurs exécutent un hymne particulier, le dithyrambe (« chant du bouc »). Quant aux processions, elles sont particulièrement joyeuses et bruyantes.

Elles promènent dans la cité l’image d’un sexe mâle, un phallos. C’est un symbole de fécondité et de renouveau.

Les membres du cortège (le thiase = les compagnons du dieu) sont inspirés des satyres, ou chèvre-pieds. Ils en ont le costume, le masque barbu et camus, la peau de chèvre autour des reins, la queue et le phallus postiches.

On voit ces satyres dans les cortèges de Dionysos sur des vases attiques dès le début du VIe siècle.

Cortège de Dionysos - Céramique du Musée de Boulogne-sur-Mer - Crédits Marie Tétart
Cortège de Dionysos - Céramique du Musée de Boulogne-sur-Mer - Crédits Marie Tétart

La transformation du rite en théâtre

La naissance de la tragédie

Dans sa Poétique, Aristote explique que le dithyrambe a donné naissance à la tragédie. Dithyrambe (« chant du bouc ») évoque un animal, le bouc, dont le nom en grec est tragos. Cet animal était consacré à Dionysos dans la religion grecque.

Le poète attique Thespis, du bourg d’Icaria, situé sur le flanc du mont Pentélique, aurait ainsi été le premier à introduire une nouveauté dans le dithyrambe : il aurait fait dialoguer un acteur avec le chœur et son chef. L’hymne lyrique du dithyrambe devient ainsi un élément dramatique qui va ensuite se développer.

Le marbre de Paros donne une date à la première représentation dramatique à Athènes. C’est en 534. C’est la date qu’on retient comme naissance du théâtre en tant que genre littéraire.

Par la suite, les principales fêtes dionysiaques à Athènes sont les Grandes Dionysies ou Dionysies urbaines fin mars et les Lénéennes fin décembre, ainsi que les Dionysies rurales fin novembre dans les villages de l’Attique. Or, les magistrats responsables de ces fêtes organisent toujours des représentations théâtrales qui donnent lieu à des concours.

La naissance de la comédie

D’après Aristote toujours, la comédie attique est née des processions phalliques, des chants et lazzis et des chœurs de satyres qui les accompagnaient. De là vient son caractère impudent et lascif.

Le premier concours comique des Grandes Dionysies a lieu entre les deux guerres médiques, vers 486 selon la Souda. C’est un demi-siècle environ après le premier concours tragique. Il devient un élément important des fêtes dionysiaques en Attique. Très licencieuses, les comédies veulent faire rire par tous les moyens, même les plus audacieux. Elles brocardent même leur dieu ! En 405, dans les Grenouilles, Aristophane ridiculise Dionysos. Il le déguise en Héraclès et le fait descendre aux Enfers. Dionysos s’y montre couard et pusillanime. Ses mésaventures sont comiques : Aristophane lui fait même administrer des coups de bâton !

Dans l’Alceste, Euripide refait quant à lui le portrait d’Héraclès. Il le présente comme un ivrogne et un goinfre. L’Alceste est un drame satyrique avec des éléments burlesques.

Ces plaisanteries vont de pair avec une piété sincère. Les Grecs sont familiers de leurs dieu et ont confiance en eux. Ils admettent que leurs divinités anthropomorphes aient des faiblesses humaines, puisqu’ils ont aussi l’apparence des mortels. Cela ne les empêche pas de les révérer.

Ailleurs, le poète comique Aristophane en parle aussi avec noblesse :

« Ô Pallas, protectrice de la cité, souveraine de cette terre la plus sacrée de toutes, et qui l’emporte sur toutes par les armes, les muses et les richesses, viens au milieu de nous, accompagnée de notre collaboratrice dans les expéditions guerrières, la victoire, qui va nous accompagner dans les chœurs et se mettre de notre côté contre nos ennemis. » (Les Cavaliers)

 Le caractère religieux du théâtre

Le théâtre va garder une nature religieuse marquée jusqu’à la fin de la période hellénistique. Les installations sont d’abord en bois, puis on les construit en dur — elles se trouvent toujours dans un sanctuaire de Dionysos. L’emplacement est circulaire pour que le chœur puisse évoluer autour de l’autel du dieu. Le prêtre de Dionysos y a une place d’honneur.

Les représentations ont lieu uniquement pendant les fêtes religieuses. Elles sont accompagnées d’autres rites propres à la religion grecque : processions, sacrifices, purifications.

Un discours de Démosthène montre que les concours dramatiques ont encore un caractère sacré au milieu du IVe siècle. Démosthène y conspue Midias, un ennemi qui l’a frappé alors qu’il assumait les fonctions de chorège.

Et le théâtre raconte la religion…

Puis, dans une dernière boucle, le théâtre né de la religion se met à raconter la religion…

Dans Les Acharniens, Aristophane montre le paysan Dicéopolis célébrant les Dionysies rurales.

Dicéopolis dirige la cérémonie en tant que chef de famille. Il prend la tête d’une petite procession, composée de sa fille qui porte la corbeille d’offrandes (comme une canéphore) et de ses deux esclaves brandissant un grand phallos. Dicéopolis offre au dieu un gâteau arrosé de purée de légumes. Il prie :

« Seigneur Dionysos, puisses-tu prendre plaisir à cette procession que je mène et à ce sacrifice que je t’offre avec toute ma famille ! Puisse-je célébrer heureusement les Dionysies rurales ! »

Ensuite, la procession se met en marche. Dicéopolis entonne l’hymne phallique tandis que son épouse l’observe depuis la terrasse de leur maison…

J’espère que cet article très complet sur la religion grecque vous a plu ! Je vous rappelle que j’ai écrit un autre article sur la pureté rituelle, la prière et l’offrande ici.
À très bientôt pour d’autres plongées dans la Grèce et la Rome antique !

Source : CHAMOUX, François, La Civilisation grecque, Arthaud, 1984

Image en-tête : Plaque en relief du IIe siècle de notre ère montrant un prêtre et une prêtresse accomplissant un rituel religieux – Musée archéologique du Pirée – Crédit photo Marc Cartwright

Les rites grecs antiques : comment parler aux dieux ?

Dès l’époque mycénienne, les Grecs, ou quel que soit alors leur nom, prient les dieux. Pour la plupart, ces derniers ont déjà leur nom définitif. Quelques siècles plus tard, à l’époque d’Homère, les rites religieux de la Grèce antique sont bien établis.

Et, dans le détail, ils sont très complexes, car ils varient selon les lieux et les divinités. Toutefois, on connaît bien les principaux actes de ce culte. Ce sont la purification, la prière et l’offrande.

(Je parle des cultes, des processions, des sacrifices et des fêtes religieuses dans cet autre article sur la religion grecque.)

Avant la prière : la pureté rituelle

La pureté rituelle chez les Grecs, c’est quoi ?

La pureté rituelle est une condition préliminaire indispensable pour n’importe quel acte rituel.


Les rituels religieux sont sacrés. Certains lieux le sont aussi. Pour accomplir les uns et accéder aux autres, il faut respecter des exigences de propreté, de décence vestimentaire et de conduite. Si on ne respecte pas ces conditions, on est impur. On porte une souillure qui empêche d’approcher les dieux.


Notons que cette souillure est d’abord physique. L’idée de souillure morale ne va intervenir que dans les siècles suivants, à l’époque grecque classique.


Donc, avant tout geste pieux, dont la prière, on doit prendre des précautions.

Comment un Grec doit-il se purifier avant l’acte rituel ?

Homère nous donne des exemples de ces précautions dans l’Iliade et dans l’Odyssée.

  • Au chant III, Priam et Agamemnon se rencontrent pour prononcer des serments. Avant toutes choses :

« Les hérauts magnifiques amenèrent ensuite les victimes des dieux, gages des serments, mêlèrent le vin dans un cratère, et versèrent aux rois de l’eau sur les mains. »

  • Au chant XVI de l’Iliade, Achille veut prier Zeus :

« Ayant tiré cette coupe du coffre, il la purifia d’abord avec du soufre, et la rinça ensuite à belle eau courante ; puis, s’étant lavé les mains, il puisa du vin couleur de feu. Alors, se tenant debout au milieu de l’enclos, il pria et versa la libation de vin, en regardant le ciel. Et il n’échappa point à Zeus lance-foudre. »

  • Au chant II de l’Odyssée, Télémaque veut prier Athéna. Comme il est sur la plage, il se lave les mains dans la mer pour se purifier.

Ce qu’Homère montre en pratique des rites religieux de la Grèce antique, Hésiode en fait des préceptes dans Les Travaux et les Jours :

« Jamais, à l’aube, il ne faut offrir ni à Zeus ni aux autres dieux des libations de vin sombre sans s’être lavé les mains : car alors ils ne t’écoutent pas et repoussent avec dégoût tes prières. »

L’usage des ablutions rituelles existent pendant toute l’époque classique. D’ailleurs, un bassin d’eau lustrale est mis à la disposition des visiteurs à la porte des sanctuaires. Pausanias signale une statue en bronze due à Lykios, fils de Myron (seconde moitié du Ve siècle), à l’entrée de l’Acropole d’Athènes : elle représente un jeune garçon qui porte un bassin réservé à cet usage.

De quelles souillures les Grecs doivent-ils se purifier ?

Il existe plusieurs sortes de souillures.

La souillure du sang

Quelques exemples dans Homère

L’une des plus graves est celle du sang versé.


Homère nous le montre encore dans l’Iliade, chant VI, lorsqu’Hécube invite Hector à recevoir une coupe de vin pour l’offrir en libation à Zeus. Son fils répond :

« Avec des mains impures, je n’ose offrir à Zeus une libation de vin couleur de feu ; il n’est jamais permis, quand on est souillé de sang et de boue, d’adresser des prières au fils de Cronos, dieu des sombres nuées. »

Quant à Ulysse, après avoir massacré les prétendants, il purifie son palais du sang en y faisant brûler du soufre (Odyssée, Chant XXII).

Le risque de contamination de la souillure

Une précision ici. La purification, ce n’est pas laver un meurtrier d’une faute. Peu importe qu’il ait tuer, c’est l’acte de verser le sang en lui-même qui provoque la souillure, même si l’acte de tuer avait des motifs légitimes ou des excuses.


Nous ne sommes pas dans une condamnation morale. La souillure est véritablement physique : si l’homme qui a tué ne se purifie pas, il risque de contaminer ceux qui vont le toucher.


C’est pour cette raison que le meurtrier est banni de la cité jusqu’à ce qu’il ait été purifié.


Dans une inscription du IVe siècle reproduisant les lois sacrées de Cyrène, on retrouve le détail de cet élément essentiel des rites religieux de la Grèce antique. Lorsqu’un suppliant coupable de meurtre sollicite son admission dans la cité, des précautions rigoureuses sont prises pour éviter tout contact entre l’individu en question et les citoyens.


Des peintures montrent la purification d’Oreste, meurtrier de sa mère Clytemnestre, par aspersion de sang d’un porcelet. En passant, ce rite choque le philosophe Héraclite :

« Il est vain de purifier avec du sang les hommes souillés d’un meurtre : quelqu’un qui a marché dans la boue se lave-t-il avec de la boue ? »

Mais nous sommes déjà dans une vision morale de la souillure.

Purification d'Oreste - British Museum , Londres - Figure rouge de Paestan sur cratère attribuée à Python - 360-320 av. J.-C.
Purification d'Oreste - British Museum , Londres - Figure rouge de Paestan sur cratère attribuée à Python - 360-320 av. J.-C.

La souillure de la mort

La mort est cause d’impureté.


Pausanias nous raconte qu’à Messène, dans le Péloponnèse, les prêtres ou prêtresses qui venaient de perdre un enfant devaient quitter leurs fonctions sacerdotales. La souillure de la mort les rendait incapables de servir les dieux.


En général, il était interdit d’ensevelir les morts dans des espaces sacrés. Seuls les héros avaient cet honneur.


Un exemple de cette règle, particulièrement drastique : l’île de Délos où se trouvait un sanctuaire à Apollon.


Au VIe siècle, Pisistrate fit purifier une première fois toute la zone de l’île sur laquelle le sanctuaire avait vue.


En 426-425, un oracle ordonna aux Athéniens, qui administraient ce sanctuaire, de purifier toute l’île. TOUTE l’île, cette fois.


Les Athéniens détruisirent toutes les tombes. Ils transportèrent les vases d’argile qui s’y trouvaient dans l’île voisine de Rhénée. Des fouilles modernes ont permis de les retrouver dans une fosse commune.


Désormais, il fut interdit de mourir dans l’île sacrée. Les agonisants étaient emmenés à Rhénée pour y rendre leur dernier souffle.

La souillure de l’accouchement

Les femmes étaient porteuses de souillure au moment de l’accouchement, probablement à cause du sang qui est versé à cette occasion. D’ailleurs, toujours à Délos, elles subissaient le même sort que les mourants : elles allaient accoucher sur l’île de Rhénée.


Dans les lois de Cyrène, on voit qu’une accouchée rend toute la maison dans laquelle elle se trouve impure. L’homme qui vit avec elle est touché aussi.


Un autre paragraphe évoque les cas de fausses couches. Si le fœtus a forme humaine, l’impureté est identique à celle de la mort. Si ce n’est pas le cas, on a affaire à une « souillure d’accouchement ».


Les rites religieux de la Grèce antique ne laissent pas place au flou sur ces questions.

La souillure de la relation sexuelle

La morale grecque antique ne considère pas l’amour physique comme un péché à la façon de la morale chrétienne. Mais, comme on l’a vu plus haut, on ne se place pas sur un terrain moral, en tout cas dans un premier temps, lorsqu’on parle de souillure religieuse.


Le sexe amène tout simplement une impureté matérielle. Hésiode l’évoque ainsi dans Les Travaux et les Jours :

« Engendre ta postérité non pas au retour d’un repas funèbre au sinistre présage, mais après le festin des dieux. »

Il est interdit de faire l’amour dans des sanctuaires, évidemment : ce sont des lieux sacrés. Hérodote attribue l’invention de cet interdit aux Égyptiens. Il dit que seuls les Égyptiens et les Grecs le respectent, tout comme ils sont les seuls à se laver après le coït s’ils veulent se rendre sur un terrain sacré.


Les lois de Cyrène confirment ce fait. Elles précisent que faire l’amour la nuit n’entraîne aucune souillure, mais qu’il faut faire des ablutions si on le fait pendant la journée.


Le mythe d’Atalante confirme cette interdiction sacrée. Elle et son amant Hippomène se transforment en lions après avoir transgressé cet interdit.

J’ai écrit une nouvelle sur le personnage d’Atalante, découvrez-la ici !

De la souillure matérielle à la souillure morale

Au fur et à mesure des siècles, quelques esprits préoccupés par les problèmes du bien et du mal se sont interrogés sur la valeur de cette pureté et l’ambiguïté qui peut exister entre éthique et sacré. Ils ont prolongée cette pureté sur le terrain moral.


Zeus et Apollon, les deux plus grands dieux purificateurs du panthéon, ont ainsi reçu facticement des rôles protecteurs de l’équité et de la morale. Hésiode en appelle ainsi à la justice de Zeus (il n’est que le premier). Apollon a un rôle comparable dans les Euménides d’Eschyle.

Bref, les Grecs de l’antiquité doivent être purs de tout contact avec les forces mystérieuses de la vie et de la mort lorsqu’ils veulent approcher du sacré et du divin.

Dans l’une de ces pièces de théâtre, Euripide fait dire à Iphigénie, prêtresse d’Artémis en Tauride :

« L’homme qui a pris part à un meurtre, celui qui a porté les mains sur une accouchée ou sur un cadavre, la déesse l’écarte de ses autels parce qu’il est, à ses yeux, marqué d’une souillure. »

La prière au centre des rites religieux de la Grèce antique

La prière antique : un dialogue

La prière répond à un besoin élémentaire de communication express avec le dieu.


Elle prend la forme d’un dialogue. Bien sûr, le dieu ne répond pas forcément, mais il est acquis qu’il a entendu.


C’est pour cette raison que la prière est verbale et qu’on la prononce à haute voix. Il n’y a pas de prière muette ni même de prière à voix basse dans l’antiquité grecque.


Ce fait dit assez à quel point la religion grecque antique est un phénomène social et collectif !


La prière orale est peut-être aussi le prolongement d’une croyance primitive dans le pouvoir magique des mots.


Pour autant, le Grec ancien ne croit pas du tout qu’il va réussir à contraindre le dieu grâce au pouvoir de la parole. Il veut juste se faire entendre.


Donc, la prière doit avoir du sens pour être comprise. Les onomatopées suivantes ne sont pas des prières :

  • ié péan du culte d’Apollon
  • évohé du culte de Dionysos
  • alala guerrier
  • ololugé ou lamentation des femmes (semblable au you-you des femmes arabes)

Les différents éléments de la prière

La prière est une invocation respectueuse. Le Grec commence donc par appeler le dieu par son nom. Le seul mot « dieu » ou « dieux » au nominatif suffit. C’est le cas utilisé pour l’exclamation ou l’interpellation. D’ailleurs, on retrouve souvent l’un ou l’autre de ces mots sur les stèles, en tête des décrets. Ce mot à lui seul est une prière.


Après l’invocation, toutefois, il y a parfois une demande adressée au dieu.


Pour obtenir sa bienveillance, le Grec lui rappelle les bienfaits que le dieu lui a déjà accordés et qui l’engagent. Il peut aussi parler des gestes pieux qu’il a effectués pour lui. Enfin, il peut promettre des largesses futures.


C’est ce que fait Pénélope dans l’Odyssée (Chant IV), quand elle prie Athéna :

« Entends-moi, fille de Zeus à l’égide, Atrytonée ! Si autrefois en ton honneur le sage Ulysse a fait brûler dans ce palais les cuisses de grasses victimes, génisse ou brebis, souviens-t’en aujourd’hui en ma faveur et sauve mon fils ! Des prétendants déjoue l’impudente entreprise ! »

On prie debout, devant la statue ou le sanctuaire, la main droite ou les deux mains levées. La paume est tournée vers le dieu.


On se prosterne uniquement dans certains cultes funéraires ou lorsqu’on s’adresse à des divinités chthoniennes. Dans ces cas-là, on frappe la terre de ses mains tout en priant.


Dans les rites religieux de la Grèce antique, on ne s’agenouille jamais devant les dieux. Théophraste, dans ses caractères, en parle comme d’un comportement d’hommes superstitieux. On s’agenouille seulement dans des rituels magiques (ce que la religion grecque n’est pas).

Après la prière : l’offrande

L’offrande accompagne souvent la prière, même si elle n’est pas obligatoire. Les Grecs espèrent ainsi se concilier la bienveillance du dieu. Toutefois, l’offrande n’a pas la valeur d’un marché. Le mortel peut juste espérer une contrepartie.


Une dédicace athénienne sur une statue du Ve siècle dit :

« Puisses-tu m’accorder de t’en consacrer une autre ! »

L’offrande est surtout l’occasion de montrer son respect et sa reconnaissance au dieu.

Un geste de piété populaire

Elle est parfois occasionnelle. Les Grecs des campagnes font ainsi des dons modestes dans les sanctuaires rustiques : un fruit, une poignée d’épis, des fleurs, des gâteaux, la dépouille d’un gibier. Ce sont les marques d’une piété populaire.


Plus tard, les poètes hellénistiques composent des épigrammes qui célèbrent ces offrandes dans des exercices littéraires :

« Reçois en témoignage de gratitude, ô Laphria [Artémis], de Léonidas, le vagabond, le miséreux, le crève-la-faim, ces parts de galette à l’huile, cette olive (un trésor !), cette figue verte toute fraîche cueillie ; prends aussi ces cinq grains de raisin détachés d’une belle grappe, maîtresse, et en libation le fond de mon pichet ! Tu m’as délivré de la maladie : tire-moi pareillement de la misère qui me harcèle, et je te sacrifierai un chevreau ! » (Léonidas de Tarente, IIIe siècle)

C’est un jeu de lettrés, mais un acte sincère de dévotion pour le paysan grec, et cela depuis des siècles.

Les offrandes prescrites par l’usage

Certaines offrandes sont inscrites dans l’usage quotidien. C’est le cas des quelques gouttes de vin que l’on verse par terre, chaque matin et chaque soir (selon Hésiode). On fait la même libation au cours du repas, avant de boire. Ainsi, le dieu reçoit sa part du plaisir pris à table.


Les rites religieux de la Grèce antique sont parfois publics. Des offrandes répondent à des traditions locales auxquelles le peuple grec est très attaché. Pausanias raconte :

« les gens de Liléa [ville de Phocide], à certains jours fixés, jettent dans la source du Céphise des gâteaux du pays et d’autres offrandes traditionnelles. »

On dit que ces gâteaux réapparaissent à Delphes, dans la fontaine de Castalie, après un parcours mystérieux.


Les offrandes offertes aux dieux dans ce cadre collectif sont aussi des objets précieux, souvent des vêtements. Il faut habiller les divinités, après tout. Dans l’Iliade, Hécube, reine de Troie, offre à Athéna le plus beau de ses voiles.


Lors des Grandes Panathénées, tous les quatre ans, à Athènes, la déesse reçoit le péplos tissé pour elle par les Ergastines, des jeunes filles issues des plus nobles familles de l’Attique. Elles reproduisent sur le tissu un modèle qui a été dessiné par des artistes et qui représente la lutte des dieux contre les géants. On voit sur la frise ionique du Parthénon que toute la cité prend part à l’offrande.

Les Ergastines, frise est, côté sud du Parthénon - British Museum
Les Ergastines, frise est, côté sud du Parthénon - British Museum

Les offrandes comme ex-voto

Beaucoup d’offrandes sont en fait des ex-voto. Ce sont des témoignages de reconnaissance envers un dieu pour service rendu. Les riches offrent des statues, les gens plus modestes des statuettes de terre cuite. On a retrouvé des vases d’argile très simples qui portent le nom d’un dieu inscrit dans des lettres maladroites.


Cette inscription donne souvent la raison de la gratitude du Grec.


Dans les sanctuaires d’Asclépios, par exemple, les Grecs offrent souvent l’image en relief du membre ou de l’organe qui a été guéri par le dieu. Parfois, un tableau ou une sculpture représente l’action salvatrice d’Asclépios. À partir du IVe siècle, avec le développement du culte épidaurien, ces offrandes se multiplient.


Parmi les rites religieux de la Grèce antique, l’usage est aussi d’offrir au dieu la dîme de tout profit qui passe vraiment la mesure, que ce soit dans des opérations de chasse, de pêche, de négoce ou même de butin guerrier.


Hérodote rapporte beaucoup de cas de ce genre. Par exemple, le Samien Colaios, au VIIe siècle. Ce marchand est allé faire fortune en Espagne, au pays de l’étain. À son retour, il a consacré un cratère colossal en bronze orné de têtes de griffon en saillie dans l’Héraion de Samos. Ce type de vases est bien connu des archéologues.


Pausanias nous rappelle à son tour l’offrande que firent les Corcyréens à Delphes dans la première moitié du Ve siècle :

« À l’entrée du sanctuaire, il y a un taureau de bronze, œuvre de Théopropos d’Egine et consacré par les Corcyréens. On raconte à ce sujet qu’à Corcyre un taureau, s’écartant du troupeau, descendait du pâturage pour mugir au bord de la mer. Comme le fait se reproduisait chaque jour, le bouvier descendit vers la mer et aperçut un banc de thons en nombre incalculable. Il le fit savoir aux Corcyréens de la ville qui s’efforcèrent, mais en vain, de capturer les thons. Ils consultèrent alors l’oracle de Delphes, sacrifièrent le taureau à Poséidon et, sitôt le sacrifice achevé, ils prirent les poissons. Avec la dîme de cette pêche, ils consacrèrent une offrande à Olympie et à Delphes. »

La constitution des trésors sacrés

C’est grâce aux offrandes que se constituent les trésors sacrés. Ils sont alimentés par les dons publics et par ceux des particuliers.


On y trouve des vêtements, des armes, de la vaisselle de métal précieux, des bijoux, des lingots ou du numéraire en or ou en argent et des objets de toutes sortes.


Les Grecs rangent ces offrandes dans des temples ou dans des bâtiments spéciaux de petite taille, qui ressemblent à des chapelles : on les appelle les trésors. Il n’y a pas de statues à l’intérieur.


Les prêtres et les magistrats ont la garde de ce trésor. Ils en sont responsables devant le dieu, ce qui n’est pas grand-chose, et surtout devant leurs concitoyens ! À leur sortie de charge, ils doivent rendre des comptes détaillés.


Les inventaires sacrés de ces sorties de charge sont des documents épigraphiques intéressants, qui énumèrent les offrandes avec leurs principales caractéristiques et leur poids. Le sanctuaire d’Apollon, à Délos, en montre un assez grand nombre pour qu’on voit revivre la vie du sanctuaire.

Des offrandes qui deviennent des actes d’orgueil

Avec le temps, certaines offrandes deviennent autant des actes de gratitude envers un dieu que des façons de célébrer les hauts faits de ceux qui les font. Ces rites religieux de la Grèce antique en sont-ils encore ?

Pour les particuliers

Des ex-voto rappellent ainsi des exploits athlétiques ou guerriers. Pausanias énumère les statues d’athlètes vainqueurs présentes dans les grands sanctuaires d’Olympie ou de Delphes. Il a recopié les inscriptions des socles : on a parfois retrouvé celles-ci dans des fouilles archéologiques.


Un autre exemple rapporté par Hérodote montre la frontière ténue qui sépare la piété de l’arrogance. À la fin du VIe siècle, l’ingénieur Mandroclès, originaire de Samos, a établi un pont de bateaux sur le Bosphore pour le roi perse Darius. Grâce à cet ouvrage, le souverain a emmené son armée en expédition en Scythie.


Mandroclès reçoit pour son mérite des récompenses magnifiques. Il en rend une partie à la déesse Héra en faisant peindre un tableau. Celui-ci représente Darius qui regarde son armée franchissant le pont. Mandroclès consacre le tableau dans l’Héraion de Samos avec une inscription métrique rapportée par Hérodote.


Ce type d’offrandes est plus qu’un geste de piété. Elles rappellent aussi les hauts faits du donateur ! Et, en ce domaine, les cités ont autant envie que les particuliers de marquer les esprits.

Pour les cités grecques

Les ex-voto des cités concernent souvent des exploits guerriers. Chaque État grec célèbre ses victoires par des consécrations dans ses sanctuaires locaux. Et pas seulement. Il fait aussi des offrandes dans les lieux saints panhelléniques, là où tout le monde les verra… y compris, parfois, l’ennemi vaincu.

Les victoires contre les Perses

Les guerres médiques ont entraîné d’innombrables offrandes. Athènes offre à Apollon, à Delphes, les dépouilles perses récupérées après la bataille de Marathon.

Ces dépouilles sont alignées sur un socle appuyé sur le mur sud de son trésor.


Toujours pour célébrer la victoire contre les Perses à Marathon, Carystos, ville d’Eubée, et Platée consacrent à l’entrée du sanctuaire de Delphes un mât orné d’étoiles d’or offert par les Éginètes. Deux autres offrandes sont consacrées en commun par les coalisés. Il s’agit d’un Apollon tenant une proue en souvenir de la victoire de Salamine et un trépied porté par une colonne de bronze pour commémorer celle de Platées. La colonne est formée de trois serpents entrelacés. Des siècles plus tard, l’empereur Constantin la fait transporter à Constantinople. Elle est y est encore partiellement conservée. On y lit le nom des 31 cités qui ont participé à la consécration.


Affronter les Perses et célébrer ses victoires, c’est une chose. S’affronter entre cités et consacrer des offrandes à ces triomphes fratricides, c’est autre chose… ou pas ? Les cités grecques célèbrent leurs succès de la même façon. Ce sont toujours des rites religieux de la Grèce antique.

Copie du trépied offert par les cités grecques alliées en 479 avant J.-C. avec la dîme du butin de Platées - Delphes
Copie du trépied offert par les cités grecques alliées en 479 avant J.-C. avec la dîme du butin de Platées - Delphes
Les triomphes fratricides entre Grecs

On se sent bien loin des dieux lorsque les Messéniens installés par Athènes à Naupacte élèvent un pilier triangulaire de 9 mètres de haut devant la façade du temple de Zeus à Olympie. Le pilier est surmonté par une statue en marbre de Niké, la Victoire, représentée en vol, les ailes déployées. La statue a été retrouvée avec son inscription dédicatoire là où Pausanias la mentionne. C’est une œuvre signée du sculpteur ionien Paeonios de Mendé, qui a probablement réalisé les sculptures du temple.


Pour quelle victoire, cette offrande ? Les succès remportés par les Messéniens contre leurs voisins d’Acarnanie. Nous sommes en 455-450.


Pendant ce temps, à Delphes, dans le sanctuaire d’Apollon, sur la première partie de la Voie Sacrée, les cités se défient. Près de l’ex-voto athénien pour Marathon, le Lacédémonien Lysandre fait élever un groupe commémorant la défaite d’Athènes à Aegospotamos. 35 ans plus tard, en 369, les Arcadiens de Tégée, qui ont ravagé la Laconie avec l’aide d’Épaminondas, placent devant l’offrande de Lysandre un socle portant les statues d’Apollon, de la Victoire et de plusieurs héros arcadiens. Non loin, plusieurs offrandes argiennes rappelles les succès d’Argos sur Sparte. À côté, Thèbes bâtit un trésor après la bataille de Leuctres (371) et les Syracusains en consacrent un autre pour célébrer le désastre athénien dans l’expédition de Sicile. Ce dernier, comme par hasard, se trouve tout près du trésor d’Athènes, vieux de plus d’un siècle.

Entend-on encore la prière grecque aux dieux dans ces offrandes des cités à leur propre gloire ?

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Source : CHAMOUX, François, La Civilisation grecque, Arthaud, 1984

Image d’en-tête : Offrandes aux morts – Illustration de Iphigénie en Tauride in « Histoires extraites des tragédies grecques », par Alfred Church

Les Grecs antiques : entre raison et religion

Drôle d’animal, le Grec antique, tout à la fois rationnel et pétri de religiosité ! Je vous invite à vous immerger dans la religion grecque antique au-delà de la simple classification des dieux. Vivons un peu le sacré à la manière des Grecs de l’antiquité : au niveau individuel, intime, et au niveau social, dans la cité. Nous verrons aussi à quel point l’anthropomorphisme grec est fonction de la complicité profonde du Grec avec ses dieux !

 La religion grecque : entre instinct et rationalisation

 Un instinct face aux forces de la nature : le thambos

Pour le Grec de l’antiquité, la religion est une expérience intime qui est vécue avec intensité.


Il existe un mot emprunté peut-être au vocabulaire d’une langue préhellénique qui exprime cette expérience. C’est le thambos. Le thambos est à la fois crainte et respect. C’est un sentiment éprouvé devant des phénomènes qui semblent relever d’une force surnaturelle. Ou devant des petits riens qui pourraient en fait être provoqués par une volonté mystérieuse, dont on ne comprend pas les vues.


C’est un sentiment qui fait parti intégrante de l’âme grecque et que nous pourrions encore éprouver, de nos jours, lorsque nous cessons de nous laisser entraîner par les trépidations de la société actuelle.


Ce sentiment naît surtout à l’observation de la nature. Un paysage grandiose. Une lumière ou une ombre, un silence ou un bruit. Un vol d’oiseau, le passage d’une bête, la majesté d’un arbre. La liste est infinie.


Pour les Grecs, ce sont autant d’indices de l’existence d’un dieu qui façonne le monde et laisse des signes de sa présence.


De là vient l’aniconisme primitif : l’adoration du dieu sous forme de pierres, d’arbres, de morceaux de bois. Ainsi que le thériomorphisme, les vénérations de divinités animales et de monstres. Ces modèles divins subsistent longtemps en certains endroits puisque, au IIe siècle de notre ère, Pausanias signale des cultes à des pierres sacrées et une Déméter à tête de cheval en Arcadie.

 La rationalisation du sentiment religieux

Malgré cet instinct du sacré qu’on ne peut déchiffrer (en tout cas pas facilement et jamais de façon certaine), les Grecs sont un peuple très rationnel. Ils sont attachés au raisonnement logique. Au-delà de son aspect intuitif, la religion est donc aussi un objet de rationalisation.


C’est d’ailleurs pourquoi la religion grecque antique est polythéiste. Les signes du divin sont partout : n’est-ce pas le signe de l’existence d’une foule de divinités ?


Les Grecs fractionnent cette présence divine en individualités différenciées plus faciles à appréhender. Ils transforment les dieux en êtres à leur mesure.


De là vient le grand nombre de lieux de culte, sanctuaires petits et grands, autels rustiques, tas de pierres, arbres sacrés et grottes qui existent partout dans le paysage grec. Il faut vénérer ces entités partout où elles surgissent par des signes. De là vient aussi qu’on ne vénère pas seulement des dieux et des déesses, mais aussi des créatures comme les nymphes ou des héros anonymes.


Ceci explique enfin qu’on honore les divinités majeures sous un aspect spécifique en fonction des sites géographiques, avec une épithète particulière adaptée à la façon dont elles se sont manifestées localement.

Des dieux proches des mortels

Chaque individu noue une relation personnelle avec un ou plusieurs dieux. Celui-ci est son complice. En fait, il est semblable à lui.

L’anthropomorphisme grec

Le Grec a fait des dieux des individus (presque) comme lui. Cet anthropomorphisme, on le doit à trois particularités des Grecs anciens que nous avons vues plus haut :

  • son sens du divin (le thambos) ;
  • son rationalisme irréductible ;
  • son imagination créatrice.

Quand il ressent la divinité, le Grec retranscrit son ressenti pour qu’elle soit assimilable par toute la communauté. Il en fait donc un être comme lui, mais qui a une position hiérarchique supérieure dans la société.


Très vite, d’ailleurs, les Grecs oublient l’aniconisme primitif et le thériomorphisme. Ils se figurent rapidement les dieux sous la forme de statues, de peintures, de personnages poétiques… qui se transmettent de génération en génération et fixent durablement l’image de la divinité.


Ces représentations sont comme lui. C’est le bronze chypriote de l’Apollon Alasiotas des artistes mycéniens. Puis les effigies plus raides de Dréros en Crète, en bois recouvert de plaques de bronze martelées et clouées. Ou encore l’Apollon efflanqué en fonte pleine dédié par le Béotien Manticlos.

Statues de bronze dédiées à Apollon, Artémis et Leto - Musée d’archéologie d’Héraklion
Statues de bronze dédiées à Apollon, Artémis et Leto - Musée d’archéologie d’Héraklion

La complicité avec le dieu

Le Grec se sent proche des dieux. Il les sollicite avec confiance et sympathie, et non avec crainte.


Cela se voit dans l’Iliade. Apollon aime Hector et Diomède est le chouchou d’Athéna. La déesse est également la protectrice d’Ulysse dans l’Odyssée. Les dieux viennent directement au contact des mortels pour leur parler et les aider à vaincre leurs ennemis.

 Les théoxénies et les hiérogamies

Des légendes montrent les dieux invitant des mortels à leur table, comme Tantale à celle de Zeus. Des repas divins, les théoxénies, connus surtout dans le culte des Dioscures, prolongent cette idée dans la religion grecque antique.


La relation aux dieux est si forte que les Grecs ne sont pas choqués par l’idée d’unions amoureuses et charnelles (contrairement aux Pères de l’Église, quelques siècles plus tard). À l’époque classique, il y a encore des rites d’hiérogamie, ou mariage divin. Là où ils existent, les populations y tiennent beaucoup. La légende dit qu’un athlète célèbre, Théogénès de Thasos, a été conçu lors d’une cérémonie de ce genre (au début du Ve siècle). Son père, Thasien, était prêtre d’Héraclès. Il avait tenu le rôle du dieu lors du rite, avec son épouse. D’ailleurs, Théogénès signifie « né d’un dieu ».


Ce type de cérémonie existe à Athènes. Chaque année, la « reine » (l’épouse de l’archonte-roi) s’unit à Dionysos, vraisemblablement représenté par son époux.

Virgile a saisi l’essence de cette proximité aux dieux, lui qui écrit à la fin de la IVe Bucolique :

« Qui non risere parenti, nec deus hunc mensa, dea nec dignata cubili est. »

« Ceux qui n’ont pas, enfants, souri à leur mère, un dieu ne les reçoit pas à sa table, une déesse ne les admet pas dans son lit. »

 La religion grecque antique au cœur de la cité

 La religion, ciment de la société grecque

Alors oui, la religion est une expérience intime… mais elle reste quand même l’affaire de tout un groupe social, comme on l’a vu avec l’exemple des théoxénies et des hiérogamies.


Il suffit de regarder deux de nos sources principales pour s’en convaincre :

  • des textes réglementaires de cérémonies collectives ;
  • des monuments publics élevés aux dieux de la cité.

Le Grec ne se considère pas comme un individu isolé qui peut obtenir son salut personnel indépendamment du groupe auquel il appartient. Rien à voir avec le christianisme.

Faut-il rappeler que c’est un « animal politique » (Aristote) ? De polis, la cité.

La religion le rassure, parce qu’elle l’unit aux autres. Lorsqu’il y a des cérémonies religieuses, celles-ci s’adressent à un dieu, certes. Mais tous les témoins sont là, derrière le ou les acteurs de la manifestation.

C’est pour cela que le Grec parle librement de ce qu’on pourrait appeler ses ressentis mystiques avec sa communauté. Il ne les intériorise pas comme nous pourrions le faire aujourd’hui. Dès qu’il ressent le thambos, il en fait part aux autres, surtout s’il pense ressentir l’apparition d’une déité qui n’est pas encore vénérée par le groupe.

Cela permet de perpétuer les cultes traditionnels ou d’en créer de nouveaux.

 L’omniprésence du divin dans la société

Hérodote dit d’Homère et d’Hésiode :

« C’est à eux que l’on doit l’exposé poétique de la théogonie ; ils ont donné aux dieux leurs appellations rituelles ; ils ont défini les détails de leurs cultes et leurs attributions respectives ; ils ont fait connaître leurs figures. »
(Histoires)

En fait, les dieux étaient déjà des « réalités vivantes » de la société grecque bien avant les deux célèbres poètes. Mais les poèmes homériques et ceux d’Hésiode sont devenus comme un catéchisme. On apprend à lire dans ces textes. Dans Homère, on retrouve toutes les figures des dieux les plus connus et tous les principes moraux importants de la culture grecque. Dans Les Travaux et les jours d’Hésiode, on a tous les préceptes rituels respectés dans la religion grecque antique.

Grâce à l’importance qu’ils prennent, ces textes sont un révélateur de l’omniprésence du divin dans la société. Les sculptures et les peintures inscrivent aussi le divin dans l’espace matériel quotidien de chaque individu.

Les dieux sont partout.

 Le dieu grec : ici… et ailleurs

Le dieu n’est jamais si bien représenté que dans la statue de culte : l’agalma, ou image divine, par opposition à l’eikôn, qui est la représentation d’un mortel. (Plus tard, en grec byzantin, le sens de l’icône basculera et celle-ci deviendra une image sacrée).


Le Grec est rationnel, on l’a vu. Il a besoin de ce support pour sa relation au divin. Aucune autre religion ne dépend autant d’un simulacre.


Parce que l’agalma est plus que la représentation d’un dieu. Elle est aussi le signe de sa présence. Les Grecs sont très attachés aux images sacrées les plus anciennes, souvent en bois, qu’on appelle xoana. À l’Acropole d’Athènes, il y a une statue d’Athéna, colossale, en or et en ivoire. C’est Phidias qui l’a faite, elle est gardée dans le Parthénon. Mais les Athéniens ne la vénèrent pas autant que le vieux xoanon en bois d’olivier qui est conservé dans l’Érechthéion. On dit ce xoanon tombé du ciel. Tous les quatre ans, on lui fait l’offrande d’un peplos lors des grandes Panathénées.


De toute façon, le dieu est insaisissable et ne saurait être enfermé dans les limites du bois, de l’argile ou de la pierre… La statue est le dieu, mais le dieu n’est pas que la statue.

Il se trouve aussi bien ici qu’ailleurs… dans une ombre, dans un silence, dans le vol d’un oiseau ou le cri d’un corbeau.

Athéna du Varvakeion. Statuette de marbre pentélique - Copie de la statue chryséléphantine d'Athéna Parthénos de Phidias du Parthénon - 1ère moitié du III siècle après J.-C.
Athéna du Varvakeion. Statuette de marbre pentélique. C'est la copie la mieux préservée de la statue chryséléphantine d'Athéna Parthénos de Phidias du Parthénon - 1ère moitié du III siècle après J.-C.

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Source : CHAMOUX, François, La Civilisation grecque, Arthaud, Paris, 1984

Image d’en-tête : Procession en vue du sacrifice d’un agneau aux Charites – Peinture sur bois – Corinthie, vers 540-530 av. J.-C. – Musée national archéologique d’Athènes

Hissez la voile en Grèce antique !

Il y a quelques temps, j’ai écrit une nouvelle sur l’héroïne mythologique Ariane. Fille de Minos, roi de Crète, qui s’enfuit sur les mers avec le héros athénien Thésée avant de rencontrer Dionysos (dieu dont le mythe intègre un épisode fameux sur un navire), je me suis forcément intéressée à la marine grecque antique.


Ma plongée dans la guerre de Troie pour les besoins d’un vaste projet littéraire a amené d’autres recherches documentaires intensives. Les nefs achéennes sont omniprésentes dans l’Iliade.


L’occasion est trop tentante de vous offrir un article aussi complet que possible sur la marine de la Grèce antique et son évolution au fil des siècles.

La marine grecque avant l’époque classique

À l’époque mycénienne

On sait que les Grecs de l’époque mycénienne utilisent déjà des vaisseaux pour la guerre. Ils font aussi de la piraterie : les deux activités vont de pair jusqu’à l’époque hellénistique. Un document appelé tablette de Pylos fait allusion à une expédition maritime.


La guerre de Troie est l’exemple d’une opération militaire mêlant l’intervention conjointe de la marine et de l’armée de terre, même si les vaisseaux servent surtout à transporter les soldats. (Et que, dans l’Iliade, Homère décrit les navires de son temps, c’est-à-dire de l’époque archaïque.)


En tout cas, les bateaux servent déjà dans des traversées importantes, comme l’invasion de l’Égypte par les Peuples de la Mer, parmi lesquels se trouvaient des Achéens. On est alors à la fin du XIIIe siècle.


Toutefois, on ne sait pas trop à quoi ressemblent les navires de l’époque. Les pierres gravées, dessins ou graffitis sont hélas trop sommaires.

À l’âge homérique

Les sources

Nos connaissances sont beaucoup plus précises pour l’époque archaïque. Cela, nous le devons en partie à Homère, ainsi qu’aux vases géométriques qui représentent souvent des scènes de batailles navales ou des combats près des vaisseaux. D’ailleurs, lesdites représentations rappellent fortement les combats des Achéens et des Troyens près des « nefs noires » et décrits dans l’Iliade !

Cratère d'Aristhonotos face B. Cerveteri milieu du VIIe siècle ap. J-C.
Le Cratère d'Aristonothos date du VIIe siècle et montre la tactique de l'époque : les vaisseaux se placent bord à bord pour permettre le combat entre les hoplites embarqués.

Le vaisseau archaïque dans le détail

À quoi ressemblent ces vaisseaux ?


Ce sont de grandes galères non pontées. Elles ont un éperon, un gaillard d’avant et un gaillard d’arrière. Ces deux derniers sont surélevés et bordés de rambardes.


Les rameurs sont installés au milieu, en deux files et sur un seul niveau. Les rames sont appuyées sur des tolets en forme de crocs plantés verticalement sur le plat-bord.


Entre les deux files de rameurs, il y a un passage surélevé (ou coursie) qui permet de passer de l’avant à l’arrière du navire. C’est là que se tiennent les soldats embarqués.


Le navire est dirigé grâce à deux longues rames qui font office de gouvernail. Elles sont disposées de part et d’autre de la poupe. Le pilote qui les manie est installé dans un espace qui lui est réservé, le « banc de pied ». Cet espace occupe toute la largeur du navire (soit environ 2 mètres) près de la poupe. On voit le grand Ajax manœuvrer sur ce banc, dans l’Iliade, Chant XV, pour repousser les ennemis à l’aide d’une grande pique :

« Mais il allait de l’un à l’autre tillac des navires, marchant à grands pas, et manœuvrant l’énorme gaffe d’abordage emmanchée… »

Cette marine grecque antique de l’époque archaïque va à la rame et à la voile. Mais il n’y a qu’une seule voile, justement. Elle est accrochée à un mât unique, amovible, fiché dans un trou de la coursie au milieu du navire. Le pied du mât est maintenu dans un bloc de bois (ou emplanture) qui adhère à la quille. La vergue horizontale est hissée avec des drisses de cuir. Elle porte la voile. Celle-ci est carrée. On la maintient et on l’oriente avec des écoutes et des bras de vergue. Ce gréement est le même que celui utilisé par les navires égyptiens.

Les allures et les manœuvres du vaisseau archaïque

Ces vaisseaux ne peuvent pas naviguer au plus près avec un tel gréement. Les seules allures possibles sont vent arrière et grand largue. Si l’équipage veut serrer le vent, il faut carguer la voile et prendre les rames.


C’est alors aux rameurs de s’y mettre. Ils sont 50 maximum, 25 de chaque bord.


Remarquons que ces vaisseaux ont un éperon. Ils peuvent donc détruire un navire ennemi en lui rentrant dedans. Cependant, il ne semble pas que cette tactique soit souvent employée.


Le combat naval ressemble plutôt au combat terrestre. Chaque navire essaie de se placer bord à bord avec l’ennemi pour l’aborder. Ainsi, les hoplites embarqués peuvent s’affronter en combats singuliers. Il n’y a pas de stratégie d’ensemble.


On retrouve cette configuration sur de nombreux vases, comme le cratère d’Aristonothos (VIIe siècle).

Aux VIIe et VIe siècles

C’est la grande époque des pentécontores (navires à 50 rames). Les cités maritimes, et notamment Corinthe, les mettent à l’honneur dans de nouvelles tactiques navales.


Corinthe est une cité établie sur un isthme. Elle regarde vers les deux mers, la mer Ionienne et la mer Égée. Pour protéger son commerce et ses relations avec ses colonies, il lui faut absolument une importante marine de guerre.


Elle développe un nouveau type de navires : les pentécontores. Ils sont toujours non pontés, mais plus bas sur l’eau, plus rapides et plus maniables. Les rames des 50 rameurs passent désormais dans des ouvertures faites dans le plat-bord.


Plus faciles à manœuvrer, les pentécontores utilisent plus souvent leur éperon.


Il existe aussi des triécontores (30 rameurs), qui sont conçues de la même façon mais en plus petit.


Pentécontores et triécontores sont utilisées pour la guerre et pour l’expansion coloniale. Ainsi, Battos et ses compagnons quittent Théra sur deux pentécontores. Leurs vaisseaux les emmènent jusqu’en Lybie, où ils fondent Cyrène.


La pentécontore fait 30 à 35 mètres de long. Difficile de faire plus pour un navire en bois — au-delà, il risque de se briser en haute mer. Pourtant, les Grecs veulent aller plus vite en mettant plus de rameurs dans leur vaisseau. Comment faire sans allonger le navire ?


Ils finissent par trouver la réponse à l’époque classique, avec les trières.

Partie droite du bloc de l’Alcazar avec le graffito d’un grand navire. Photo Ph. Groscaux, Centre Camille Jullian
Partie droite du bloc de l’Alcazar avec le graffito d’un grand navire. Photo Ph. Groscaux, Centre Camille Jullian - Est-ce une pentécontore ?

La marine grecque antique à l’époque classique

Les dières et les trières

Pour mettre plus de rameurs dans le vaisseau sans l’allonger, une solution : les superposer !


Les dières et les trières de l’époque classique possèdent deux ou trois niveaux de rameurs. Ce sont les vaisseaux les plus nombreux de l’époque classique. La star, c’est la trière. C’est d’ailleurs l’élément essentiel de la flotte athénienne au moment de son apogée.


La trière est un navire qui se manœuvre très bien. Elle le doit à plusieurs caractéristiques innovantes par rapport à la pentécontore.


Elle mesure 35 à 38 mètres de long. Le tirant d’eau fait moins d’un mètre pour 80 tonneaux de déplacement (équivalence moderne bien sûr).


La coque de la trière est renforcée de préceintes. Elle possède un éperon — et elle s’en sert.


Elle peut filer 5 ou 6 nœuds (9 à 11 km/heure).


Mais sa grande originalité, c’est sa superposition des rameurs, qui en triple le nombre par rapport à l’époque précédente !

La superposition des rameurs

Il y a trois niveaux de rameurs dans une trière :

Les zeugites au milieu

Ils sont situés au même niveau que les rameurs traditionnels de la pentécontore et des vaisseaux archaïques. Les zeugites sont assis directement sur les baux du navire (les zeugos, « joug ou « traverse »). Leurs rames passent dans des ouvertures percées dans le plat-bord.

Les thranites en haut

Ils sont assis 2 pieds plus haut que les zeugites (60 cm). Leur siège ou tabouret (thranos) est collé à la partie supérieure du plat-bord et il est situé entre deux banc de zeugites. Les thranites sont donc décalés par rapport aux zeugites en longueur, en hauteur et en largeur, car ils sont plus éloignés de l’axe du bateau d’environ une largeur d’épaule.


Une galerie large d’environ 2 pieds (60 cm) fait saillie à la hauteur du plat-bord. Elle repose sur des supports qui rejoignent obliquement les préceintes. Le rebord de cette galerie est surmonté d’un garde-fou à claire-voie : il porte aussi les tolets destinés aux rames des thranites. Ces derniers peuvent donc manœuvrer leur longue rame sans « trop » de fatigue, même s’ils sont assis contre le plat-bord.


Malgré tout, les thranites ont la tâche la plus rude. Comme ils sont placés tout en haut, ils ont les rames les plus longues, donc les plus fatigantes à manœuvrer.


En plus, ce sont les plus exposés. Les thranites rament à l’air libre, à 1,40 ou 1,50 mètre au-dessus de l’eau. À partir du Ve siècle, on les protège des traits ennemis par un pont supérieur. Les soldats embarqués dans la marine grecque antique s’y installent aussi pendant le voyage. On protège aussi le navire avant chaque engagement avec des pare-flèches en forte toile disposée sur les flancs du navire.

Schéma des trois niveaux de rameurs superposés sur une trière
J'ai trouvé sur le site historycy.org un schéma qui montre à peu près correctement comment étaient agencés les trois niveaux de rameurs.

Les thalamites en bas

Ils sont assis dans la cale (thalamos), plus près de l’axe du bateau que les zeugites d’une largeur d’épaule et plus bas qu’eux d’environ 3 pieds (90 cm). Leurs rames passent par des sabords percés dans le flanc du navire et situés à l’aplomb des tolets des thranites.

Ce dispositif complexe permet d’optimiser l’espace en décalant les trois niveaux de rameurs en hauteur et en largeur et les disposant en quinconce dans la longueur.

Chaque homme peut manœuvrer rapidement : c’est essentiel lors des rencontres avec l’ennemi, quand il faut rentrer rapidement les rames pour éviter que l’adversaire les brise.


Les sabords des thalamites sont situés à 50 cm de la surface de l’eau et ceux des zeugites à 90 cm. L’eau peut donc rentrer facilement ! Pour éviter ça, on les obstrue avec une gaine de cuir qui est fixée à la coque d’un côté et étroitement enserrée autour de la rame de l’autre. Le cuir est assez souple pour ne pas entraver le mouvement de la rame.

La composition d’un équipage

Une trière athénienne a une chiourme de 170 rameurs : 62 thranites, 54 zeugites et 54 thalamites. Aristophane appelle « peuple des thranites » le petit peuple athénien, car c’est lui qui fournit les rameurs.


Un équipage est aussi composé de quelques matelots, dix tout au plus. Ces derniers sont là pour manœuvrer les voiles, les ancres et les amarres. Il n’y a toujours qu’une seule voile carrée et parfois une petite misaine carrée elle aussi.
Le reste de l’équipage est constitué :

  • du capitaine (le triérarque) ;
  • d’un officier-pilote ;
  • d’un second officier, dit officier de proue, qui veille à l’avant du navire ;
  • d’un chef de chiourme qui règle la nage avec l’aide d’un joueur de flûte marquant la cadence aux rameurs ;
  • éventuellement, de quelques quartiers-maîtres ;
  • des hoplites ou archers embarqués (les épibates).

Au total, un équipage compte environ 200 personnes.

Les rameurs et les matelots

Dans la marine grecque antique, les rameurs fournissent un énorme travail physique. Ils rament parfois pendant des heures sans interruption. Mais leur travail n’est pas seulement une question de force. Ils doivent aussi être bien coordonnés et cela nécessite beaucoup d’entraînement. Avant la guerre du Péloponnèse, Périclès parle des marins au sens large dans un discours aux Athéniens :

« si un métier exige une formation technique, c’est bien celui de marin. Il n’admet pas qu’on le pratique à l’occasion comme un métier de complément : bien au contraire, aucun métier de complément n’est compatible avec celui-là »

Les équipages athéniens, matelots et rameurs, sont recrutés dans la classe des thètes (les citoyens sans fortune) et parfois chez les métèques et les esclaves. Ils reçoivent une solde quotidienne dont l’importance varie, entre 2 oboles et une drachme (6 oboles). À la fin de la guerre du Péloponnèse, les amiraux lacédémoniens profitent des subsides perses pour augmenter les soldes. De nombreux rameurs au service d’Athènes désertent alors au profit de Sparte.

Relief Lenormant représentant une trière - Ve siècle av. J.-C. - Acropolis Museum
Relief Lenormant du Ve siècle de l'Acropolis Museum - On y voit une rangée de rameurs au labeur.

Le triérarque

Le capitaine, ou triérarque, est-il un marin de métier ?


Non. C’est un riche citoyen qui est désigné par les stratèges pour occuper cette fonction. Il n’a pas toujours les compétences nécessaires pour y faire face, mais ce n’est pas essentiel : l’officier-pilote, un homme de terrain, est là pour le conseiller.


La triérarchie est un honneur… mais c’est aussi une lourde charge financière.


Elle dure un an. Pendant ce temps, le triérarque doit certes commander le navire, mais aussi mettre le vaisseau en état de prendre la mer et l’entretenir… à ses frais. Il a l’entière responsabilité de son navire, comme on le voit dans l’épisode des Arginuses.


La cité fournit la coque, le mât, la voile et les principaux agrès. Le triérarque doit compléter cet équipement et faire les réparations nécessaires si besoin. Il doit aussi motiver ses troupes en distribuant des dons et des primes qui viennent en complément de la solde (payée par la cité).


Ce sont des dépenses considérables. D’ailleurs, à partir de 411, deux citoyens sont associés pour y faire face.


Finalement, en 357-356, on organise le système des symmories, qui répartit la charge financière entre plusieurs contribuables. Le principe de la responsabilité et de l’engagement physique individuel du citoyen est abandonné. Il n’est plus question que de financement.

La vie à bord des vaisseaux grecs dans l’antiquité

Dans la marine grecque antique, on ne navigue qu’à la belle saison, pour éviter les tempêtes hivernales. On se contente aussi de caboter sur les littoraux — on ne prend le large que s’il le faut vraiment. Par exemple, pour aller en Afrique ou en Italie méridionale.


Les navires grecs ne sont pas conçus pour qu’on vive dessus. Ils sont trop étroits. La nuit, on touche terre pour dormir. De même pour les repas, si possible.


Il y a donc peu de rencontres en haute mer. Les batailles ont lieu près des côtes, souvent dans les détroits, où les vaisseaux essaient de gagner un rivage sûr. Dans cette configuration, les forces terrestres interviennent fréquemment.

La stratégie navale de l’époque classique

À l’époque archaïque, il y avait peu de stratégie globale. Au Ve siècle, une tactique navale plus sophistiquée apparaît sous l’impulsion des amiraux athéniens. Ils profitent des avantages induits par leurs excellents équipages. Ces derniers sont très bien entraînés et très bien coordonnés.


L’un des premiers exemples de cette stratégie est Salamine. Les vaisseaux grecs éperonnent leurs ennemis qui se gênent mutuellement dans un espace trop resserré.


Par la suite, on met au point des manœuvres complexes qui permettent de l’emporter en mer libre même contre des forces supérieures :

La manœuvre dite diekplous

Il s’agit de traverser en ligne de file les rangs des vaisseaux ennemis qui se présentent de front. Au passage, on essaie de briser leurs rames. S’il veut éviter d’être pris à revers, l’ennemi est obligé de réagir dans la confusion, ce qui permet de l’éperonner.

La Bataille de Salamine par Wilhelm von Kaulbach - 1868
La bataille de Salamine vue par Wilhelm von Kaulbach au XIXe siècle

La manœuvre dite périplous

On tourne à grande vitesse en ligne de file autour de l’ennemi. Pour contrer le risque d’être attaqué de flanc, chaque vaisseau est protégé par le vaisseau qui le suit et qui se tient prêt à éperonner tout attaquant éventuel. Il faut bien garder la formation et conserver une vitesse constante. Le but : obliger l’ennemi à resserrer sa flotte au point où ses vaisseaux se gênent mutuellement ou à rompre son ordonnancement de bataille, ce qui peut créer des occasions favorables.


Un exemple d’utilisation du périplous dans la marine grecque antique : lors de la bataille navale du golfe de Patras en 429, l’Athénien Phormion encercle 47 trières péloponnésienne avec seulement 20 trières. Les vaisseaux ennemis se rapprochent les unes des autres. Phormion attend la levée de la brise matinale, qui augmente le désordre de l’ennemi. Il attaque et le met en déroute. Finalement, il lui prend 12 trières sans en perdre une seule.

L’utilisation de l’infanterie

Certaines batailles combinent encore débarquement et combats d’infanterie. Ainsi, en 405, lors de la bataille d’Ægospotamos, l’amiral spartiate Lysandre parvient à détruire la flotte athénienne.


Il refuse d’abord le combat pendant plusieurs jours. Croyant en une fausse sécurité, la vigilance athénienne s’endort. Un soir, après une démonstration quotidienne au milieu du détroit, les Athéniens regagnent la côte du Chersonèse pour prendre le repas à terre. Un des navires de Lysandre, postés en éclaireur, informe l’amirale spartiate. Celui-ci prend la mer et surprend les trières ennemis au mouillage, avec tous leurs équipages à terre. Il les capture ou les détruit presque toutes. C’est la victoire définitive de Sparte après 26 ans de guerre du Péloponnèse.

Les vaisseaux grecs avant et après navigation

La construction des trières

La construction des trières est affaire de spécialistes : les ingénieurs du génie maritime. Dans les documents officiels, le nom du navire est toujours suivi de celui de son constructeur. On comprend que sa responsabilité est engagée.


La construction peut être très rapide : une flotte peut être achevée en quelques mois. Le seul problème de taille, c’est l’approvisionnement en bois, notamment pour Athènes. L’Attique dispose de peu de ressources en ce domaine. Il faut importer depuis la Chalcidique ou la Macédoine.

Les rois de Macédoine font payer cher aux Athéniens cette ressource si précieuse.


Une fois construit, le vaisseau est nommé. Il porte toujours un nom féminin :

  • de divinité ou d’héroïne, comme Amphitrite, Thétis, Hébé, Galatée ou Pandore ;
  • d’abstractions : Justice, Force, Vertu, Liberté, Paix ;
  • d’épithètes laudatives telles que l’Aimée, la Rapide, la Dorée ou la Chanceuse ;
  • d’adjectifs géographiques : la Néméenne, la Délienne, la Delphienne, la Salaminienne. Celle-ci ainsi que la Paralienne sont chargées de porter les dépêches officielles de l’État athénien.

Le rangement des vaisseaux

Les loges pour les coques

Où range-t-on la nef achéenne, la pentécontore corinthienne ou la trière athénienne quand elle ne navigue pas ?


Il existe des hangars spéciaux pour la marine grecque antique. Homère mentionne déjà les loges où les Phéaciens, des marins expérimentés, abritent leurs navires. Moins connaisseur, Hésiode évoque des emplacements à ciel ouvert.


Des cales couvertes existent à Corinthe et Samos du temps de Polycrate, à l’époque archaïque.


À l’époque athénienne, ces cales couvertes, en plan incliné, débouchent directement sur le bassin du port. La trière est halée sur des rouleaux, poupe en avant, après avoir été débarrassée de son gréement. Une fois qu’elle est au sec, on nettoie la coque des algues et des coquillages et on la calfate.


On a retrouvé des vestiges de ces loges dans de nombreux points du monde antique. Strabon dit que le port de Cyzique en compte 200. Athènes en possède un nombre record : 300 loges vers 350, réparties dans les trois ports du Pirée.


Les bâtiments mesuraient environ 40 mètres, ce qui confirme les longueurs des trières estimées à 35-38 mètres.


Chaque hangar est prévu pour un seul vaisseau mais, à Syracuse, Denys l’Ancien en fait construire qui abritent deux vaisseaux à la fois.

Représentation du Pirée dans le jeu vidéo Assassin's Creed
Une représentation moderne, ici... puisqu'il s'agit du Port du Pirée tel qu'il est imaginé dans le jeu vidéo Assassin's Creed.

Le rangement des mâts et gréements

On range le mât, les rames et le gouvernail (les deux longues rames de poupe qu’on a déjà vues à l’âge homérique) dans le même hangar que la coque.


Les agrès, voiles et cordages sont rassemblés dans l’arsenal ou skeuothèque.


On connaît un bel exemple de skeuothèque, celle que les Athéniens commencent à construire en 347-346 près du port de Zéa. Les plans sont de l’architecte Philon d’Éleusis. Le devis de construction a été conservé sur une inscription.


C’est un bâtiment long de 130 mètres sur 18. Il y a 134 grandes armoires à l’intérieur, disposées dans les collatéraux de chaque côté d’une galerie médiane bordée de hautes colonnes. On y range les voiles.

Les cordages sont placés sur des étagères situées au-dessus des armoires.


Pour minimiser les risques d’incendies, les fenêtres sont fermées par des châssis de métal.

La puissance navale athénienne

Une marine de guerre importante

Athènes incarne la marine grecque antique conquérante au Ve siècle. Sa puissance repose surtout sur ses escadres de trières. Pendant la deuxième guerre médique, elle en a presque 300. En 431, elle en compte au moins autant, sans compter les flottes de ses alliées, comme Lesbos, Chio et Corcyre.


Athènes réussit plusieurs fois à construire en masse des dizaines de trières et à les armer. Aristophane décrit l’animation provoquée par ces chantiers dans Les Acharniens :

« Ce n’est dans toute la ville qu’un tumulte guerrier : on interpelle les triérarques, on distribue la solde, on dore les statues de Pallas. Le portique retentit d’échos tandis qu’on mesure les rations. On voit partout des outres, des courroies, des gens qui achètent des pots, des filets pleins d’ail, d’olives et d’oignons, des couronnes, des sardines, des filles faciles, des yeux pochés. À l’arsenal, même agitation : on rabote les rames, on enfonce à grand bruit les tolets, on fixe les gaines aux sabords. Ce n’est que chants de flûtes, appels du chef de chiourme, son des fifres, coups de sifflets. »

L’objet de la fierté athénienne

Les Athéniens sont fiers de leur marine. Les départs d’escadres pour des entreprises lointaines ou le retour des flottes victorieuses sont l’occasion de rassemblements importants au port du Pirée. Thucydide évoque le départ de l’expédition de Sicile en 415 :

« Quand tout le monde fut à bord et que tout le monde destiné à l’expédition eut trouvé sa place, la trompette sonna et un grand silence se fit. Les prières traditionnelles avant de prendre la mer furent dites alors, non pas sur chaque vaisseau en particulier, mais pour tous à la fois par la voix d’un héraut. Sur toute l’escadre on puisa dans les cratères le vin préparé et passagers et officiers firent les libations avec des coupes d’or et d’argent. À ces prières s’associaient la foule des citoyens restés sur le rivage et tous les autres spectateurs qui formaient des vœux pour le succès de l’expédition. Quand on eut chanté le péan et que les libations furent achevées, les vaisseaux prirent la mer, naviguant d’abord en ligne de file, puis ils luttèrent de vitesse entre eux jusqu’à la hauteur d’Égine. »

Ces trières dont les Athéniens sont si fiers, Aristophane les personnifie dans Les Cavaliers. Il les imagine se réunissant en conseil pour faire échec à un projet d’expédition qui leur déplaît. La plus âgée dit :

« Ignorez-vous, mesdemoiselles, ce qui se passe en ville ? On dit qu’un orateur, un mauvais citoyen, réclame cent d’entre nous pour attaquer Carthage… »

Les trières protestent alors et disent qu’elles chercheront asile s’il le faut dans quelque sanctuaire inviolable.

Plan d’Athènes et du Pirée (d’après R.-E. Wycherley).
Plan d’Athènes et du Pirée (d’après R.-E. Wycherley). Athènes est reliée au Pirée et à la rade foraine du Phalère par de Longs Murs construits par Thémistocle puis Périclès. Cela crée une vaste place forte qui défie les assauts. Il y a trois ports au Pirée : les ports militaires de Zéa et Munychie et le port commercial du Cantharos. Ils sont tous trois défendus par des murailles. La colline de Munychie est la clé de la défense du Pirée.

Ariane et Dionysos sur le bateau des pirates

Je vous ai parlé en introduction de ma nouvelle sur Ariane, qui m’a fait plonger dans la marine grecque antique aux côtés des Minoens, de Thésée l’Athénien puis de Dionysos. En voici un petit extrait en cadeau ! Dans ce récit, Le Cœur d’Ariane, j’ai repris l’épisode de l’enlèvement du dieu par des pirates.

Bonne lecture !

J’ouvre les yeux. Iacchos est debout devant moi, les bras écartés. Je ne vois de lui que son dos nu, sa chevelure hirsute, la tunique déchirée qui pend lamentablement sur ses cuisses — pourtant, il émane de tout son être une aura qui me subjugue. J’en reste saisie pendant quelques secondes avant de voir les serpents. Là où se trouvaient les avirons tenus par les rameurs, au centre de l’embarcation, il n’y a plus que des serpents. Ils envahissent les corps convulsés des pauvres diable. Les sifflements gagnent en intensité et finissent par recouvrir complètement leurs cris.


Devant Iacchos, les pirates sont médusés, et même la rage du capitaine est en train de perdre de sa superbe. Mon compagnon lève les bras vers le ciel. À l’est, au-dessus des terres qui émergent de la brume nocturne, le soleil est en train de se lever. Séléné s’efface doucement et laisse place à une lumière rouge. Dans cette aube écarlate, le bois du vaisseau se met à craquer de toutes parts. Il prend vie ! Une vigne jaillit de l’emplanture du mat et, à folle allure, elle s’enroule tout autour de la vergue. Ses sarments se lancent à l’assaut de la voile qu’elle transperce. Et là, près de la poupe, au niveau du gouvernail ! Du lierre a surgi : il s’enroule autour des deux rames directionnelles pour les réduire à l’inaction. Affolé, le pilote tire en vain pour les débloquer.


Lierre, vigne, et même des racines d’arbres qui semblent avoir inversé leur parcours et surgir du sol au lieu de s’y enfoncer : une végétation folle envahit l’entièreté du bateau et le paralyse en quelques secondes.

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Sources : CHAMOUX, François, La Civilisation grecque, Arthaud, 1984

Crédits image : Reconstitution de la trière Olympias – Crédits photo Da Jackson Commons Wikimedia

Grèce antique : la femme à la maison !

La place de la femme dans l’antiquité grecque, c’est à la maison ! En tout cas, idéalement. C’est ce que montrent les écrits de l’époque, comme l’Économique de Xénophon, un modèle du genre. Faisons un focus sur cette maîtresse de maison irréprochable et la façon dont elle est la reine des abeilles lorsqu’elle gère avec brio les affaires internes de l’oïkos.

(Je précise que nous allons voir ici ce qui doit être la place de la femme dans la société grecque selon les auteurs… Cela ne signifie pas que cette vision recouvrait parfaitement la réalité du vécu des femmes de l’époque.)

Grèce antique : l’homme dehors, la femme dedans

Chaque sexe dans son espace

La femme ne doit pas trop sortir, à quelques exceptions près. Lorsqu’elle vit encore chez son père, la fille peut aller à la fontaine, par exemple, et participer aux processions des parthenoi. Quand elle est adulte et mariée, elle va aux cérémonies religieuses, ainsi qu’aux funérailles et aux mariages ; elle visite ses voisines et assiste les malades et les accouchées. En dehors de ça ? Elle est censée rester à la maison. Seules les femmes pauvres fréquentent des lieux d’hommes (comme l’agora), parce qu’elles n’ont pas le choix.

Le stoïcien Hiéroclès le précise :

« À l’homme de s’occuper des champs, du marché, des courses à la ville ; à la femme le travail de la laine, le pain, les travaux de la maison. »

Des rôles partagés entre les hommes et les femmes

Dans l’Économique de Xénophon, c’est très clair.

— Où passes-tu ton temps et que fais-tu, demande Socrate à Ischomaque… En tout cas tu ne passes pas tout ton temps enfermé à la maison, à ton air de santé on ne le croirait pas.
— Je ne reste pas du tout à la maison. Car, pour les affaires domestiques, ma femme, à elle seule, est capable de les diriger.

L’homme est là pour s’occuper des affaires extérieures, celles qui enrichissent la maison par l’acquisition des biens. L’épouse, elle, doit faire fructifier cet avoir par une bonne gestion du foyer. Aristote le précise dans les Politiques :

« Dans l’oikonomia, les rôles de l’homme diffèrent de ceux de la femme ; celui de l’un est d’acquérir, celui de l’autre est de conserver »
(Aristote, Politiques, III, 4, 1277b)

Platon enfonce le clou :

« La vertu d’une femme (…) n’est pas difficile à définir : le devoir d’une femme est de bien gouverner sa maison, de conserver tout ce qui est dedans et d’être soumise à son mari. »
(Platon, Ménon, 71e)

Lorsqu’elle arrive chez son époux, la nymphe a déjà appris tout cela. Elle sait tisser la laine, elle sait distribuer le travail aux esclaves. Sa mère le lui a appris, au moins par imitation.

Pénélope tissant - Gravure d'après Henry Howard - Londres - 1806
Un exemple de parfaite femme au foyer : Pénélope tissant - Gravure d'après Henry Howard - Londres - 1806

La femme grecque, la reine des abeilles

La femme n’est donc pas rien dans cette maison. C’est elle qui la dirige et la fait fructifier. D’ailleurs, en grec, le verbe « diriger » (dioikein) est formé sur la racine du mot « maison » (oïkos).


C’est ce que dit Ischomaque dans l’Économique. Pour tout ce qui concerne l’intérieur de l’oïkos, il n’a rien à faire. Sa femme s’en occupe fort bien. Elle la gouverne comme les hommes gouvernent la cité. C’est dire, tout de même, l’importante place de la femme dans l’antiquité grecque, même si elle est cachée derrière les murs de la maison.


Dans son Économique, Xénophon utilise d’ailleurs une image qu’on a déjà vue sous la plume du poète archaïque Sémonide d’Amorgos : celle de la reine des abeilles. Ischomaque explique ainsi son rôle à sa toute jeune épouse :

— La coutume unit l’homme et la femme ; comme la divinité en fait des associés pour avoir des enfants, l’usage les associe pour mener la maison. Enfin la coutume déclare convenables les occupations pour lesquelles la divinité a donné à chacun le plus de capacités naturelles. Pour la femme il est plus convenable de rester à la maison que de passer son temps dehors, et il l’est moins pour l’homme de rester à la maison que de s’occuper des travaux à l’extérieur… Eh bien, je crois que la reine des abeilles, sur l’ordre de la divinité, s’affaire à des travaux tout à fait semblables aux tiens.


— Quels sont donc, dit ma femme, ces travaux dévolus à la reine des abeilles, qui ressemblent tout à fait à ceux que je dois accomplir ?

— Voici, lui dis-je. Restant dans la ruche, elle ne laisse pas les abeilles à rien faire ; elle envoie au travail celles qui ont leurs tâches au-dehors, elle vérifie et reçoit ce que chacune d’elles apporte, puis elle le garde jusqu’à ce qu’on ait besoin de s’en servir. Lorsque le moment est venu de s’en servir, elle distribue à chacune sa juste part. Elle est préposée aussi à la construction des cellules de cire dans la ruche pour qu’elles soient bien et rapidement construites ; puis elle veille à élever les abeilles qui viennent de naître ; quand cette progéniture est élevée et capable de travailler elle les envoie fonder une colonie avec une reine qui emmène la troupe.

— Est-ce que c’est la tâche que je devrai moi aussi accomplir ?

— Oui, ai-je répondu, tu devras rester à la maison, recevoir ce que l’on apportera, distribuer ce que l’on devra dépenser, penser d’avance à ce qui devra être mis de côté, et veiller à ne pas faire pour un mois la dépense prévue pour une année. Quand on t’apportera de la laine, il faudra veiller à ce qu’on en fasse des vêtements pour ceux qui en ont besoin, veiller aussi à ce que le grain de la provision reste bon à manger. Parmi les tâches qui t’incombent, dis-je, il en est toutefois une qui te paraîtra peut-être désagréable : lorsqu’un serviteur est malade, il te faut veiller toujours à ce qu’il reçoive les soins nécessaires.

Les maris les plus habiles sont donc ceux qui font de leur femme des auxiliaires pour accroître ensemble leur maison. Pour cela, tous les moyens sont bons, y compris la flatterie : « Voici enfin le plus doux : te montrer supérieure à moi », dit Ischomaque à sa femme.


La place de la femme dans l’antiquité grecque ne devait d’ailleurs pas toujours être si effacée qu’on le croit, lorsqu’on considère les plaintes de Platon, qui parle dans ses Lois de la servitude de certains hommes unis à de trop riches épouses

La place de la femme grecque  justifiée par la physis

Du point de vue moral

La physis (nature) de la femme la prédispose à ce travail.

D’après les auteurs anciens, la femme est naturellement sans courage. Le courage est un trait masculin. Ce n’est pas grave : sa lâcheté la rend plus attentive et circonspecte, et donc plus apte que les hommes à la surveillance des biens.

« La divinité, dans sa prévoyance, a organisé la nature de l’homme et de la femme en vue de la vie commune. Leurs capacités à chacun sont réparties de telle sorte que chacun ne soit pas capable de tout faire, mais qu’elles soient sur certains points opposés mais contribue ainsi à leur collaboration. »
(Aristote)

C’est la physis aussi qui fait de la femme un parent plus soucieux des enfants et plus apte à les garder en vie :

« La divinité a accordé au corps de la femme de pouvoir nourrir les nouveaux-nés et elle l’en a chargée, elle lui a encore donné en partage plus de tendresse pour les bébés nouveaux-nés qu’elle n’en a donné à l’homme. »

Scène de vie familiale dans l'antiquité - Auguste Toulmouche - 1856
Une jolie famille (idéalisée ?) dans l'antiquité, peinte il est vrai au XIXe siècle par Auguste Toulmouche

Du point de vue corporel

Ce n’est pas seulement une question de tempérament. C’est aussi une question physiologique. Le corps de l’homme est aussi dur et inflexible que son âme. Il peut affronter le froid, la chaleur, les marches et les exercices militaires. Le corps féminin, faible et tendre, caractérisé par la mollesse, ne peut pas suivre. C’est pourquoi il doit être confiné à l’intérieur de la maison.


À l’homme de faire rentrer les biens dans la maison. À la femme de les gérer. Si chacun fait son boulot, la maison va prospérer. Sinon, elle périclite.

« [Il faut des hommes] pour accomplir les travaux de plein air : labourer une jachère, semer, planter, faire paître le bétail… Il faut, d’autre part, une fois les provisions rentrées à l’abri, quelqu’un pour les conserver et exécuter les travaux qui doivent être faits à l’abri : c’est à l’abri que doivent être élevés les nouveaux-nés, à l’abri aussi que doit être préparée la farine que donnent les céréales ; c’est de même à l’abri que doivent être confectionnés les vêtements avec la laine… »

L’indispensable sôphrosynè de l’épouse grecque

La place de la femme dans l’antiquité grecque implique un certain comportement (tout comme celle des hommes, d’ailleurs).


La sôphrosynè est la tempérance et le contrôle de soi. C’est une vertu attendue aussi bien des hommes que des femmes. Ischomaque l’explique :

« Pour la sobriété, on l’avait, quand elle est venue, tout à fait bien éduquée, or c’est là, à mon sens, un point fort important de l’éducation des hommes et des femmes. »

Comme les hommes, on attend des femmes raison, tempérance et sobriété. Chez elles, ces vertus deviennent aussi pudeur, modestie et chasteté. Les mères ont charge de les enseigner à leurs filles.

D’ailleurs, les figurations mettent aussi en valeur ce principe d’effacement. Les reliefs votifs montrent ainsi mari et femme côte à côte. L’homme a la poitrine et l’épaule droite dénudées, les femmes portent d’amples manteaux.

L’épouse d’Ischomaque a assimilé cette vision d’elle-même, elle qui lui dit :

« De quoi suis-je capable ? C’est de toi que tout dépend. Mon affaire à moi, m’a dit ma mère, c’est d’être sage. »

Les peurs de l’épouse grecque

Ischomaque y va de son petit couplet. Mais non, dit-il à sa femme, ce n’est pas la beauté qui est le plus important chez une femme. Ce qui la fera apprécier de son époux, c’est sa capacité à gérer la maison.

« Car ce n’est pas la grâce et la beauté, mais les vertus utiles à la vie qui font croître le bien et le bonheur parmi les hommes. »

« tu n’as pas à craindre que, l’âge venant, tu sois moins considérée dans la maison ; et être assurée au contraire qu’en vieillissant, plus tu deviendras pour moi une bonne associée, et pour nos enfants une bonne gardienne de notre maison, plus tu seras considérée à ton foyer. »

Mais les femmes grecques savent bien que ce n’est pas une vérité absolue. Les hommes ont le droit d’aller voir ailleurs, ils ont le droit de prendre une concubine, de l’installer quelque part, et même à l’intérieur du foyer. Ils ont le droit de choisir n’importe quel partenaire sexuel dans leur maison. Et le fait d’avoir pour épouse une parfaite gestionnaire de l’oïkos n’y change rien, si l’époux ne l’aime pas :

« Réussissons-nous dans notre tâche [d’épouse], et l’époux accepte-t-il la vie commune sans porter le joug à contrecœur, enviable est alors l’existence. Sinon, il faut mourir. Quand un homme se lasse de la vie du foyer, il va au-dehors oublier les dégoûts de son cœur… Mais nous, c’est sur un seul être qu’il nous faut attacher nos yeux. On dit que nous menons une vie sans péril à la maison, tandis qu’ils combattent à la guerre. Raisonnement insensé ! Être en ligne trois fois, le bouclier au flanc, je préférerais à enfanter une seule fois. »
(Euripide, Médée)

Médée - Anselme Feuerbach - 1879
La Médée d'Anselme Feuerbach (1879) - Pour cette héroïne grecque, la place de la femme n'est pas une sinécure...

La place de la femme dans l’antiquité grecque : Atalante

Si vous lisez régulièrement mes articles, vous savez que j’écris des textes qui prennent place dans l’antiquité et la mythologie grecque et que j’accorde beaucoup d’importance à la réalité historique.

Régulièrement, je vous donne des extraits de mes récits pour illustrer mes articles. En voici un exemple avec Atalante. L’héroïne fait face à Hippomène, son mari, et lui montre sa vision du mariage et du statut de l’épouse. C’est ma réponse à Ischomaque ! 

Bonne lecture !

Un long soupir échappa à Atalante. Elle décroisa les bras, elle libéra sa poitrine et releva la tête. L’incarnat reflua tandis qu’elle déclarait lentement :


« C’est le mariage qui me prend ma liberté. C’est ce contrat-là, réglé par les hommes, pour les hommes, qui m’oblige à abandonner tout ce que je suis. Lorsque je te disais que je ne voulais pas me marier, c’était à prendre littéralement, Hippomène. Je ne veux pas passer mes journées dans le palais. Je ne veux pas entraver mon corps de robes qui me couvrent des pieds à la tête. Je ne veux pas me taire lorsque j’estimerai juste de devoir parler et je ne veux pas me contenter de regarder mon époux aller et venir à sa guise tandis que je serai contrainte par une multitude de normes que les hommes disent naturelles.


— Mais jamais je ne t’aurais imposé tout cela, Atalante. Tu es libre de vivre exactement comme avant, tu le sais bien. »


Elle le regarda avec un sourire tendre et un peu triste.


« Je sais que tu es sincère. Mais, quoique tu penses, tu n’es pas le seul à décider de mon sort. Il y a des règles implicites à la conduite de chacun et celles qui pèsent sur les femmes mariées sont les plus rigides de toutes. Et puis, même si tu me laisses libre de faire tout ce que je veux, je n’en suis pas moins assujettie à ton bon vouloir. Est-ce que tu comprends cela ? Que tu le veuilles ou non, ma liberté t’a été remise. Tu peux me la prêter, mais tu ne peux pas me la rendre. »

J’espère que cet article sur la place de la femme dans l’antiquité grecque vous a plu ! Pour plus d’immersion dans l’antiquité et la mythologie, retrouvez-moi chaque semaine dans ma newsletter !

Sources : BRULÉ, Pierre, La Femme grecque à l’époque classique, Hachette Littératures, 2001

Crédits image d’en-tête : Scène de gynécée sur un lébès nuptial à figures rouges – Environ 430 av. J.-C. – Attique -Manière du Peintre d’Ariane – Musée archéologique national d’Athènes – Crédits photo Marsyas

Un tabou : l’âge des épouses en Grèce antique

Pendant longtemps, on a refusé de voir que les hommes grecs de l’antiquité épousaient parfois des enfants. Ça ne passe pas pour les mœurs d’aujourd’hui et il y avait une réticence à flétrir la belle réputation de cette civilisation dont on se sent si redevable en tellement de domaines.


Pourtant, les sources sont claires. Les filles sont jeunes à l’heure du mariage. Parfois très jeunes.


Voyons de plus près quel était l’âge des filles au mariage grec antique.

Un portrait de la nymphe en Grèce antique

À l’heure du mariage, l’épouse (la nymphe) est vierge : c’est une parthenos. Elle est jeune ; parfois, c’est une pais, c’est-à-dire une enfant.


Trois exemples, trois évocations :

  • dans l’Odyssée, Homère dit de Nausikaa qu’elle est dans le « fût » de sa croissance ;
  • Hésiode recommande à son frère d’épouser une parthenos pour qu’il puisse librement lui inculquer de sages principes ;
  • la femme d’Ischomaque (dans l’Économique de Xénophon) a moins de 15 ans quand elle arrive dans sa maison (chapitre IV).

Cette nymphe est une mineure sans aucune autorité sur personne. Elle a été élevée dans des préconisations de sagesse et ne sait du monde que ce qu’on lui en a dit.

Nos frères sont plus heureux que nous, pauvres filles. Un garçon peut sortir avec ses camarades, et jouer avec eux… Mais nous, on nous confine ainsi qu’en un caveau, dans notre chambre sombre, en proie au triste ennui, et c’est à peine si pour nous le soleil luit.
(Anthologie Palatine, 5, 97)

Elle dépend complètement de son père. Rappelons que les pères avaient le droit d’exposer leurs enfants à la naissance, donc de les abandonner. Comme dans d’autres pays et à d’autres époques, les filles étaient plus souvent victimes de cette pratique (on peut comprendre pourquoi quand on connaît le système de la dot).

Une fille qu’on a choisi de garder doit donc doublement la vie à son père.

La nymphe grecque : une enfant dans sa tête

Certains textes permettent de plonger dans la tête des filles alors qu’elles vont se marier. C’est vertigineux.

Ainsi la vierge Hippé qui « aime encore ses osselets ». Ses parents demandent la protection d’Artémis « afin que le jour de son mariage puisse être celui de la maternité » (Anthologie Palatine).

Timaréta consacre à Artémis, « au moment de se marier, (…) ses tambourins, le ballon qu’elle aimait, la résille qui retenait ses cheveux ; et ses boucles, elle les a dédiées, comme il convenait, elle vierge, à la déesse vierge Artémis, avec ses vêtements de jeune fille… »

Ce fragment en dit long sur l’âge des filles dans le mariage grec. Lorsqu’elles se marient, les vierges dédient les objets symboliques de leur enfance à Artémis, la déesse qui patronne cet état sauvage, non domestiqué. Cela fait, le basculement peut avoir lieu : la fille devient une épouse soumise à une sexualité adulte et chargée de responsabilités de maîtresse de maison. Il n’y a pas d’adolescence pour la fille grecque.


C’est ce que nous dit la poétesse Erinna :

Ces traces de tes pas, jeune fille, sont empreintes en mon cœur, encore incandescentes. Tout ce dont nous avons joui jadis n’est plus que cendres désormais. Nos poupées occupaient tous nos soins, fillettes dans nos chambres, mimant les épousées, insoucieuses. (…) Mais, entrée au lit d’un homme, tu as tout oublié de ce que ta mère t’avait appris dans ton enfance, Baucis chérie : oui, l’oubli dans ton cœur est l’œuvre d’Aphrodite.

« Cœur tout nourri d’une insouciance douce », la fille arrive dans une « demeure où tout semble bizarre » pour elle. À commencer son époux et ce qu’il attend d’elle.

Il faut être devin pour trouver, sans l’avoir appris chez soi, comment en user au juste avec son compagnon de lit.
(Médée dans Euripide)

Ischomaque, l’« homme bon et bien » de l’Économique de Xénophon, dit d’ailleurs à propos de sa nouvelle épouse : « Quand elle s’est familiarisée avec moi, et qu’elle s’est assez apprivoisée pour causer…, j’ai pu commencer son éducation. »

On comprend donc que son épouse, qui avait moins de 15 ans, n’avait peut-être pas parlé pendant un certain temps après son arrivée chez lui.

(À lire aussi, d’ailleurs, cet article sur le mariage en Grèce antique et la façon dont il est censé civiliser la jeune épousée. Et si vous en voulez plus sur les préceptes de ce brave Ischomaque et la place qu’il donne à la femme dans l’antiquité grecque, c’est ici !)

Médée - Evelyn de Morgan
La Médée de la peintre Evelyn de Morgan - Avant d'être l'épouse infanticide de Jason, Médée a été une jeune fille vierge...

Quelques recommandations pour l’âge des filles lors du mariage grec…

Les auteurs ne sont pas avares de préconisations. Généralement, eux-mêmes le disent : on marie les filles trop jeunes !


Par exemple, Platon et Aristote recommandent que les nymphes aient entre 16 et 20 ans.


Pourquoi ce souci ? Pour Aristote, c’est une question de santé. Les grossesses précoces abîment les mères et donnent des enfants débiles (c’est ce qu’on obtient aussi lorsque les parents sont trop âgés, précise-t-il).


Pour appuyer son argument, il rapporte dans Les Politiques la réponse faite à la cité de Trézène (nord-ouest du Péloponnèse) par un oracle. Les citoyens s’inquiétaient de la forte mortalité des enfants en bas âge et de leurs mères. L’oracle répondit : « Ne labourez pas une jeune jachère. » Aristote ajoute : « Car elle ne donnerait plus de fruits ».


(À propos de l’emploi du verbe « labourer » dans ce contexte, je vous invite à lire cet article sur le vocabulaire de l’amour charnel en Grèce antique.)


Aristote considère aussi que c’est une question psychologique (ou morale ?). Pour lui, une fille déflorée trop jeune développe un trop grand penchant pour le coït. On aurait pu croire l’inverse !

… mais des cités qui marient toujours les très jeunes filles

Les cités et les familles ne respectent pas ces recommandations. Si elles le faisaient, les philosophes ne nous auraient rien dit de l’âge des filles.


Quelques exemples permettent de voir que les filles peuvent être mariées jeunes, voire très jeunes. Il existe en effet des réglementations de cités en ce domaine. Parfois, la communauté se substitue aux maisons pour marier les filles. Elle le fait notamment pour gérer les orphelins.


Après une guerre, la cité des Thasiens décide de prendre financièrement en charge les orphelins. Elle offre donc un équipement guerrier aux garçons et une dot aux filles. À quel âge ? 14 ans. On sait donc que les filles peuvent être mariées à partir de cet âge.


Autre problème épineux : les épiclères. Ce sont des filles orphelines qui n’ont pas de frères et qui se retrouvent donc avec un héritage entier à transmettre (normalement, l’héritage va aux garçons). Si le père n’a pas fait de testament dans lequel il donne sa fille à untel, comment gérer la situation ? La fille est l’objet de toutes les convoitises.


C’est donc la cité qui s’en occupe. Elle choisit parmi les parents de la nymphe qui ont revendiqué sa main. À Athènes, on décide que l’âge des filles pour le mariage grec sera fixé à 14 ans (et plus). À Gortyne, en Crète, ce sera à partir de 12 ans.


Précisons au passage que les Grecs ne calculaient pas l’âge comme nous. Ils ajoutaient une unité au quantième. (Comme lorsqu’ils disent que les jeux d’Olympie reviennent toutes les cinquièmes années, soit tous les 4 ans).


Donc, quand ils écrivent 14 ans, il faut comprendre 13 ans. 12 ans, c’est 11 ans pour nous.


L’homme grec peut donc épouser une fille qui n’a pas fait sa puberté (ménarché). Les médecins grecs fixent généralement celle-ci à la quatorzième année, soit environ 13 ans. On sait que de tels mariages existaient aussi à Rome.

Est-ce une norme pour autant ? Non. Mais c’est une possibilité qui ne choque pas les hommes de la Grèce antique et à laquelle ils ont recours pour satisfaire des intérêts privés (alliances, argent, pouvoir politique) ou collectifs (stabilité de la cité). À nous, aujourd’hui, d’accepter que cela ait pu exister, même si cela choque notre époque.

L’évocation des nymphes dans Atalante

Pour finir, je vous offre un petit extrait de mon roman Atalante, qui évoque ces nymphes alors que le cortège l’emmène vers la chambre nuptiale. Bonne lecture !

Là, elle ne ressentait rien d’autre qu’une fatigue asservissante. Elle se demanda si les bœufs et les agneaux qu’on envoyait à l’abattage ressentaient cela. Cette procession qui l’avait menée jusqu’à la chambre nuptiale, pleine des flamboiements de torches, du parfum des myrtes dont étaient couronnés les enfants, de la musique, des danses saccadées des vierges coiffées de hyacinthes, des cris (« Hymen ! Hymènai ! »), du chant en chœur des garçons et des filles… c’était la livraison d’une proie à un prédateur. Atalante se souvenait du regard des fillettes qui avaient passé cette épreuve avant elle, bien des années plus tôt. Sous les tiares et les diadèmes, les iris roulaient comme des brebis affolées par le surgissement du loup. Tant de couleurs, de lumières, de cris, et au bras un homme alors que la veille encore on jouait à la balle : fallait-il vraiment imposer cela à une fille de douze ans ?

Cet article sur l’âge des filles dans le mariage grec vous a intéressé ? Retrouvez-moi chaque dimanche pour un voyage encore plus immersif dans l’antiquité — abonnez-vous à ma newsletter !

Sources : BRULÉ, Pierre, Les Femmes grecques à l’époque classique, Hachette Littératures, 2001

Crédits image d’en-tête : Jeunes filles grecques ramassant des coquillages sur la plage, Frédéric Lord Leighton, Musée Jacquemart

Grèce antique : pas de dot, pas de mariage !

Dans ma série d’articles sur le mariage grec antique, place aujourd’hui à un élément sans lequel rien n’est possible : la dot.


Même quand on est pauvre, on ne peut pas imaginer donner une fille sans richesses. Ça ne se fait pas.


Dans cet article, je vous explique pourquoi la dot est si importante, quelle est sa valeur absolue et relative et comment elle suit la femme toute sa vie (sans que celle-ci ait jamais la possibilité de s’en servir !).

En passant, je vous rappelle mes autres articles sur le même sujet :

Pourquoi la dot dans la Grèce antique ?

Imaginez un homme qui prend une femme chez lui. Il l’a soit achetée, c’est une esclave — ou elle est venue librement. Il l’installe dans sa maison. Ils ont des enfants.


Cette femme est-elle son épouse ? Ces enfants sont-ils légitimes ?


Non. Car il n’y a pas eu de dot. S’il n’y a pas de dot, il n’y a pas de mariage officiel.


L’exception fait la règle. Socrate avait pris une femme de manière officielle alors que celle-ci n’avait pas de dot. Cette épouse, Myrtô, était la petite-fille d’Aristide, un grand stratège du début du Ve siècle av. J.-C. La famille de Myrtô avait perdu de son lustre depuis… et elle « était condamnée au célibat pour cause de pauvreté ».


Socrate eut la générosité extraordinaire de prendre cette femme sans dot. C’est parce que ce geste était tout à fait inhabituel qu’il a été remarqué et cité.

Quelle valeur pour la dot de l’épouse ?

Le marché de la dot a quelque chose de capitaliste : il dépend de l’offre et de la demande. Cela crée d’ailleurs une forte endogamie, les plus riches se mariant entre eux pour apparier dot de l’épouse et richesses de l’époux.

La nature de la dot

Il y a deux sortes de richesses :

  • les richesses visibles (la maison au point de vue matériel, la terre, les outils, les esclaves…) ;
  • les richesses invisibles (l’argent et les revenus de biens).

Dans le mariage grec antique, la dot de la fille est constituée d’argent. La richesse de l’homme consiste plutôt en terres et en maisons.


Un autre type de richesses, plus subtil, consiste en statut. L’époux et le père de l’épouse apportent l’importance de leur statut dans l’échange. Le minimum requis, c’est d’être citoyen, d’autant plus que c’est grâce à la possession de la terre qu’on est membre de la cité.

Mariage grec - Hydrie à figures rouges - Avignon - Musée Calvet
Hydrie à figures rouges du Musée Calvet d'Avignon - On y voit la fiancée dans ses préparatifs pour le mariage

La valeur de la dot

Des plaidoyers de procès du IVe siècle évoquent la valeur absolue et relative des dots. Attention, on parle ici des citoyens les plus riches.


Quelques repères d’abord. Un talent vaut 60 mines et une mine vaut 100 drachmes. Le salaire moyen quotidien d’un ouvrier dans le bâtiment est de 1,5 à 2 drachmes.


En partant de là, on constate qu’une dot vaut de 500 à 8 000 journées de travail, soit plus de 20 ans de labeur si on imagine une vie dans laquelle on travaille tous les jours (ce qui n’est jamais le cas en Grèce antique).


La dot la plus élevée qu’on connaisse est celle d’Hipparété, l’épouse d’Alcibiade. Elle pesait 20 talents, soit 80 000 journées de travail.


Et proportionnellement à la fortune du père ? Que représente une dot ?


C’est énorme : 5 à 25 %, pour une seule fille !


Or, on a parfois plusieurs filles et on essaie en général de les doter de la même façon. Que faire si le père manque de liquidités pour y parvenir ? Il n’a pas le choix, car c’est une question d’honorabilité : il doit vendre des biens tangibles, comme de la terre, par exemple.


Évidemment, cela se fait au détriment de l’héritage masculin, du frère de la fille ou des filles en question.


À moins qu’on décide de doter une ou plusieurs filles et de laisser les autres vieillir dans l’ombre et la solitude de la maison paternelle… Des Socrate, il n’y en a pas beaucoup.

Que fait-on avec la dot du mariage grec antique ?

Personne ne touche à la dot…

La dot n’est pas pour l’épouse. Elle ne peut pas s’en servir.  Elle la suit pourtant, comme son ombre, de maison en maison, chez son mari, chez son père si elle y retourne, chez un autre époux si elle se remarie… toute sa vie. 

Son mari n’a pas le droit de la toucher non plus. Il en a la garde, il en a l’usufruit et il en tire bénéfice ; il peut donc essayer de la faire fructifier pour en toucher les intérêts.

Mais il ne doit pas toucher au capital. Si sa femme s’en va, il doit la lui rendre intacte.


Quelquefois, cet époux est indélicat ou imprudent. Il peut mal disposer de la somme ou se montrer réticent à la rendre. C’est pourquoi le père de l’épouse prend généralement des précautions. C’est lui qui est le gardien des intérêts de sa fille. Pour être sûr de la récupérer, même face à un époux insolvable ou déloyal, il prend une hypothèque sur les biens-fonds du mari.

… sauf les fils de l’épouse

Finalement, une seule personne peut un jour récupérer le capital de la dote. C’est le fils (ou les fils) de l’épouse. La somme est pour lui, elle rejoint son héritage paternel. Elle ne peut pas servir, par exemple, pour doter les filles de l’épouse. Un homme n’a pas le droit de doter sa fille avec la dot de sa femme.


Par contre, il est d’usage pour un homme de doter sa fille avec la même somme reçue de la dot de sa mère. Bien souvent, la dot est un capital qui va de grand-mère en petite-fille.


De leur côté, les biens visibles (terres et maisons) passent de père en fils, de génération en génération.

Mariage grec - Amphore loutrophore à figures rouges - Vers 330-310 av. J.-C. - Avignon - Musée Calvet
Amphore loutrophore - Musée Calvet d'Avignon - ELle montre une femme parée comme une mariée

Les problèmes et les avantages du système de la dot

La dot : un frein au mariage

Le système dotal du mariage grec antique est un problème en soi. Il exclut les filles pauvres du marché matrimonial. Il freine aussi les projets matrimoniaux des pères, qui attendent parfois la mort de leur mère pour pouvoir doter et donc marier leurs filles.


Il laisse également les hommes pauvres sur le carreau. Pourquoi ? Parce que les parents d’une fille bien dotée choisissent leur gendre avec soin. Comme on dit, « le bien va au bien ». Pas question de donner sa fille et la dot à un homme pauvre.


La cité est menacée dans sa démographie et donc sa puissance par ce célibat des pauvres. C’est pourquoi elle constitue parfois des fonds pour doter les filles à marier démunies.


Dans Les Lois, Platon imagine même une interdiction de la dot qui permettrait que « les pauvres risqueront peu de vieillir, faute de bien, sans prendre femme et sans marier leur fille ».


Le philosophe voit un autre problème dans le système. Quand une femme arrive dans une maison avec une dot énorme, disproportionnée par rapport à la richesse de son époux, elle se retrouve dans une situation socialement supérieure.

« [Dans notre cité future] les raisons d’argent y porteront moins les femmes à l’insolence et les maris à une servitude basse et déshonorante. » (Platon, Les Lois, 774 c)

L’exemple d’Alcibiade et de sa femme Hipparété ne donne pas l’impression d’un si grand risque. Sa femme lui avait apporté une dot faramineuse, on l’a vu, et cela ne l’a pas empêché de la tromper ouvertement en installant des maîtresses chez lui et de l’enlever en place publique pour l’empêcher de demander le divorce. Mais peut-être était-ce déjà trop d’insolence de la part de cette femme que d’avoir essayé de dissoudre le mariage ?

La dot : une protection pour les femmes

La dot protège les femmes (en tout cas celles qui en ont une). C’est leur meilleure garantie de trouver une maison et un époux, voire de se remarier si elles sont veuves ou séparées. Or, le mariage donne à la fois un statut et un toit à une femme.

Sans maison, sans oïkos, une femme est en danger. Les veuves ne peuvent compter que sur leurs enfants, si elles en ont, pour s’occuper d’elles. Si elles n’en ont pas, leur situation dépend de leur âge, de leur état « reproducteur »… et de leur dot.

Dans l’antiquité grecque, on juge que la place d’une femme est à la maison.

Mariage grec -Amphore à figures rouges du VIe siècle av. J.-C. - Musée Crozatier
Un mariage ? Amphore à figures rouges du VIe siècle av. J.-C. - Musée Crozatier

La dot d’Atalante en question ?

Dans mon roman Atalante, j’évoque les présents offerts à la fois par le père du marié et par celui de la mariée. Nous ne sommes pas à l’époque classique, la dot caractéristique du mariage grec antique n’existe pas encore en tant que tel, mais déjà il y a déjà un système de don et contre-don qui garantit une équité dans l’échange et la construction d’un lien entre les deux familles concernées.


Je vous propose un petit extrait montrant l’importance des dons faits de part et d’autre, et qui consiste ici en matières sonnantes et trébuchantes (affiliées aux dons « invisibles », en tout cas mobiles de l’époque classique).

Ils s’en retournaient à la cité. La foule amassée sur le chemin du cortège lui jetait des fleurs. Son nom résonnait avec joie autour d’elle. C’était étrange que son asservissement provoquât une telle liesse. Dans cette presse, tout le monde avançait au ralenti en battant le pavé. Lorsque, enfin, ils passèrent la porte monumentale du palais, le soleil était haut dans le ciel. Les princes et les grands de la cité ruisselaient de sueur sous leurs beaux atours. La cour était encombrée de chars, de caisses, d’amphores, de mobilier orné de pièces d’ivoire sculptées représentant hommes et animaux, de statuettes de guerriers et de divinités, bref d’un monceau de présents venus d’Onchestos pour honorer la mariée et son père. Dans la deuxième cour, Schœnée avait fait préparer tout autant de biens, et même davantage, à destination de Mégarée. Puisque celui-ci lui donnait son fils aîné, il fallait compenser avec encore plus de faste. Atalante jeta un regard vide à tout ce déballage d’or, de parfums et de soieries.

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Sources : BRULÉ, Pierre, Les Femmes grecques à l’époque classique, Hachette Littératures, 2001

Crédits image d’en-tête : Le Mariage d’Hercule et de Mégara, Nicolas Poussin, Louvre – Photo RMN

Les mots de la libido en Grèce antique

L’amour en Grèce antique, ça se dit en mots. L’amour physique, en tout cas, et particulièrement le mouvement qui attire l’homme vers la femme. Les Grecs anciens ne sont pas avares de vocabulaire en ce domaine. Je vous propose un joyeux florilège de termes et d’expressions imagés qui en disent long sur le caractère expansif des hommes grecs lorsqu’il s’agit de sexe !

La célébration de la libido des hommes grecs

Même si les auteurs anciens attribuent un besoin de sexualité excessif aux femmes, les hommes de l’antiquité grecque ne sont pas les derniers à en parler ! Dans la Grèce classique, ils manifestent publiquement l’intensité de leur libido. Ce n’est pas objet de tabou. D’ailleurs, les cités et les paysages, et même les routes, sont remplis de phalloi de toutes les matières, toutes les couleurs et toutes les tailles. Et toujours dressés, même si, chez nombre d’auteurs, le sexe de petite taille est signe d’intelligence.


Mais ici, on parle de désir charnel, et les hommes grecs n’ont pas peur de l’affirmer, en tout cas à l’écrit. Le lexique de la comédie ancienne est rempli de termes qui évoquent le sexe masculin. On ignore à quel point ce vocabulaire a été influencé par la langue parlée et les argots.


Ce lexique est joyeux. Le viol est rarement évoqué, en tout cas dans une perspective masculine. Le mouvement de l’homme vers la femme est un fait évident et rempli de gaieté.


Sa grande particularité ? Les vocables utilisés sont fonction de l’environnement immédiat. Je vous explique ça avec plusieurs exemples.

Un lexique charnel maritime

Les villes maritimes, comme Athènes, proposent des images qui font sens pour les matelots.

  • On « éperonne » une femme comme un navire de guerre voudrait « percer » une coque adverse.
  • On « calfate » une femme lorsque celle-ci atteint un certain âge, comme on répare le navire en mauvais état (dans Aristophane, un jeune homme dit qu’il y a « assez longtemps [qu’il] la calfate [la vieille] »).
  • On « conduit » ou on « manœuvre » une femme comme un navire.

L’amour, en Grèce antique, a du vent dans les voiles !


Dans ce domaine, certains hommes ont leur réputation. Si tous les marins sont virils, les Salaminiens sont de vrais loups de mer, aussi fameux amants que fameux rameurs. Ils sont passionnés et fougueux lorsqu’ils retrouvent leur femme à la maison.

« Mon mari — un vrai Salaminien que mon époux — m’a manœuvrée toute la nuit ».

On retrouve le même vocabulaire chez Platon le Comique, qui décrit un Adonis aimé à la fois d’Aphrodite et de Dionysos et qui doit les satisfaire en même temps :

« Aphrodite manœuvrait les rames avec lui en cachette, et Dionysos en faisait autant. »

Fragment d'un relief avec Aphrodite et Adonis - Période hellénistique IIIe-IIe siècle avant J.-C. - MFA Boston
Fragment d'un relief avec Aphrodite et Adonis - Période hellénistique IIIe-IIe siècle avant J.-C. - MFA Boston

Un vocabulaire de l’amour emprunté au quotidien

Les termes évoquent bien souvent les gestes de la vie quotidienne. Un homme peut « appuyer » ou « presser » une femme comme il le ferait du raisin. (Un esclave « presse sa maîtresse toute la nuit sur la couche parfumée. »)


Il peut aussi lui ôter les pépins de sa « grenade » et donc l’ « épépiner ». Voire la « dépunaiser », c’est-à-dire la dépuceler, quand l’auteur joue de la similitude des mots koris (« punaise ») et korè (« fille » / « vierge »).


Il peut aussi la « croquer » comme une friandise ou, plus sauvagement ! la « broyer », l’ « écraser », la « saccager », la « percer »… Un plaisir ! Dans des textes, il se dit que la « femme a plaisir à être saccagée »


Plus poétiquement, dans La Paix d’Aristophane, Trygée pense à la trêve et s’imaginer « passer sa vie au sein de la paix, avec une amie, à tisonner les charbons ».

Des expressions agricoles évocatrices

Comment oublier tous ces termes qui renvoient aux travaux agricoles, et notamment aux plus durs d’entre eux, ceux qui sont jugés masculins ? L’amour en Grèce antique, c’est la « vie au miel », c’est-à-dire la satisfaction des besoins primaires, ceux qui rassasient à la fois l’estomac… et le sexe. Les termes choisis évoquent donc ce contact intime avec la terre et ses produits.


Parmi les nombreuses expressions utilisées dans ce domaine, le verbe « labourer » est utilisé même dans le mariage, lorsque le père remet sa fille à son gendre.

« Je te remets cette fille pour que tu lui laboures des enfants légitimes. »

D’ailleurs, nous explique Artémidore d’Éphèse, rêver de labour, c’est rêver de femme, tout comme rêver de graines, c’est rêver d’enfants (1, 51).

Le sexe féminin est assimilé à la « prairie », à la « plaine », au « jardin », donc à tout ce qu’on peut « émotter », « maltraiter », « sarcler », « creuser », « fouiller », « ensemencer »…

« Tu m’as joliment maltraitée », lit-on çà et là.

Un autre lieu commun, c’est l’association sexe féminin / fruit. On a vu plus haut la grenade. On trouve aussi la « figue » qu’on « cueille » :

« J’ai vu en rêve la concubine d’Isocrate, Lagiska, et je cueillis sa figue ». (Stratis)

La femme, c’est aussi du raisin. On a vu qu’on pouvait la « presser ». On peut aussi la « vendanger », comme le dit Trygée, le héros de La Paix d’Aristophane (Trygée signifiant au passage Vendangeur). Lorsque sa future épouse Opôra apparaît, le chœur des laboureurs demande « Que lui ferons-nous ? — Nous la vendangerons », répond Trygée.

Un monde sensuel animal

Les mots rapprochent aussi les amants du monde animal, et notamment des oiseaux et de leur queue. L’homme « fait l’oiseau », il « fait le hochequeue », il se « courbe sur le rythme de la bergeronnette ». Dits par les hommes pour décrire leur mouvement vers la femme, ces termes sont plus poétiques que les termes animaliers utilisés pour évoquer la libido féminine !

Amphore attique à figures rouges. PAMPHAIOS, potier. Attribuée à OLTOS. Fabrication Athènes. Provenance Vulci. Vers 520-515 av J.-C. - Louvre
Amphore attique à figures rouges. PAMPHAIOS, potier. Attribuée à OLTOS. Fabrication Athènes. Provenance Vulci. Vers 520-515 av J.-C. - Louvre

L’ « amour » en Grèce antique : du côté d’Atalante

J’ai repris ce vocabulaire dans mon roman Atalante. Voici un petit extrait qui prend place au moment de la remise (ekdosis) de la fiancée à son futur époux.

Alors que sa fiancée se préparait avec les femmes dans la chambre à côté, Hippomène accomplissait les procédures formelles avec son père et son beau-père. Ils firent lire l’enguè, le contrat de mariage qui les engageait tous. Un scribe inscrivit dans l’argile toutes les formules d’usage, qui conserveraient à jamais le souvenir de cet instant. Le jeune homme battit des paupières lorsque l’esclave rangea le calame dans son écritoire. Son regard erra sur les tablettes recouvertes de symboles. Elles attestaient désormais de son autorité sur Atalante.


« Hippomène, je te remets ma fille Atalante pour que tu lui ensemences des enfants.


— Schœnée, ton nom et toute ta lignée seront perpétués dans les enfants que j’ensemencerai à Atalante. »


Ça y était enfin. L’ekdosis était achevé. Atalante lui avait été remise.

Ce petit article, un peu cocasse, sur les mots de l’amour en Grèce antique (ou plutôt les mots de la sexualité, vue par les hommes) vous a plu ? Je vous offre encore plus de contenus dans mon escale hebdomadaire en antiquité grecque. Inscrivez-vous à ma newsletter !

Sources : BRULÉ, Pierre, Les Femmes grecques à l’époque classique, Hachette Littératures, 2001

Crédits image d’en-tête : Psyché réveillée par le baiser de l’Amour – Antonio Canova – Louvre

Le zôon de la femme grecque antique : un animal encombrant !

Aujourd’hui, on va aborder la femme de la Grèce antique dans ce qu’elle a de plus intime : son zôon !


Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Le zôon, c’est un animal. Mais quand les médecins, les penseurs et les comiques grecs l’associent à la femme, ils parlent en fait de son… utérus !


Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il s’agit d’une bestiole capricieuse et encombrante, qui explique tous les dérèglements de la gent féminine. Je vous explique !

Le zôon de la femme grecque antique : un animal tyrannique

La femme souffre de beaucoup de problèmes, les hommes grecs le disent. Elle maîtrise mal son caractère, elle manque de contrôle de soi, elle peut être hystérique. Elle a souvent une sexualité déréglée dans un sens excessif.


Mais ce n’est pas vraiment sa faute. Tout ça vient de son zôon. Comprenez : son appareil génital.


Son utérus.

« Les maladies appelées féminines : l’utérus est la cause de toutes ces maladies » (Soranos d’Éphèse, Maladies des femmes, 4, 57)

Cet organe est vraiment bizarre. Il a tout de l’animal. Platon le dit lui-même :

« Ce qu’on nomme la matrice ou utérus est, en elles, comme un zôon [animal] possédé du désir de faire des enfants. » (Platon, Timée, 91 c)

Les hommes de l’époque lui attribue deux bouches, une inférieure et une supérieure, un cou et des lèvres. L’organe communique et est doué d’une acuité olfactive exceptionnelle. Dans la pensée antique, il faut vraiment l’imaginer comme un animal errant dans la cavité corporelle, le ventre de la femme. Les médecins ne sont pas les seuls à en parler ainsi, comme on le voit avec Platon qui s’est emparé du sujet dans le Timée.


L’utérus a ses propres besoins. La femme n’a pas grande autorité sur lui. C’est à cause de lui qu’elle est plus lascive que le mâle et qu’elle souffre de toutes sortes de problèmes de santé et de comportement.

Les soucis causés par le zôon à la femme en Grèce antique

« Lorsque pendant longtemps et malgré la saison favorable, la matrice est demeurée stérile, elle s’irrite dangereusement ; elle s’agite en tous sens dans le corps, obstrue le passage de l’air, empêche l’inspiration, met ainsi le corps dans les pires angoisses et lui occasionne d’autres maladies de toutes sortes. » (Platon, Timée)

« Si [les femmes] ont des rapports avec les hommes, elles sont mieux portantes ; sinon, moins bien. C’est que la matrice, dans le coït, devient humide, non sèche ; or quand elle est sèche, elle se contracte violemment et plus qu’il ne convient ; et en se contractant violemment, elle fait souffrir le corps. »
(De la génération, 4, 3)

Le zôon commence à fonctionner de travers lorsque :

  • la femme n’a pas de rapports sexuels ;
  • la femme n’est pas enceinte.

Comment expliquer ça ?


Parce que le sperme masculin a la propriété d’humidifier l’utérus, donc de le guérir. Quand à la grossesse, elle l’arrime en bas du corps.


Lorsque la femme ne connaît aucune de ces deux situations, son zôon s’assèche et souffre. Pour la femme, c’est l’hystérie.
Les Grecs définissent cette pathologie comme une maladie du désir. Elle se caractérisent par :

  • un état général d’abattement ;
  • le silence (dents serrées) ;
  • un teint livide ;
  • une respiration haletante ;
  • une hébétude qui peut atteindre la quasi-perte de conscience.

La seule tension qui parcourt la femme est une envie de mort. Cela peut la mener jusqu’à la pendaison !

John William Godward (détail) ''Fleurs d'été'' (''Summer Flowers''), 1903, huile sur toile
La femme a vraiment beaucoup de soucis à l'époque grecque antique... Peinture de John William Godward (détail) ''Fleurs d'été'' (''Summer Flowers''), 1903, huile sur toile

Sauver la femme grecque par le sexe

Pour sauver la femme, deux solutions (mais l’une procède de l’autre) : le coït ou la grossesse !


Ce sont les recommandations faites par les médecins notamment aux jeunes veuves, aux jeunes mères et aux vierges, qu’il faut absolument amener au mariage.

« Voilà ce qu’il faut que fasse la veuve : le mieux est de devenir enceinte. Quant aux jeunes filles, on leur conseillera de se marier. »
(Maladies des femmes, 2, 127)

« Je recommande aux jeunes filles éprouvant des accidents pareils de se marier le plus tôt possible ; en effet, si elles deviennent enceintes, elles guérissent. »
(Maladies des jeunes filles, L.VIII, 468)

Les femmes elles-mêmes ont l’intuition de ce qui les garde en bonne santé. C’est bien pour ça qu’elles aiment le sexe ! Les auteurs comiques jouent sur ce motif et cette perception qu’ils ont de la femme en Grèce antique. D’ailleurs, Lysistraté, l’héroïne d’Aristophane, s’en inquiète. Elle essaie d’obtenir la paix entre Athènes et Sparte en ourdissant une grève du sexe internationale. Mais ses complices sauront-elles rester fermes face à la tentation ? L’une d’elles lui dit bien :

« Renoncer au zob, [non] Lisette chérie… Il n’y a rien qui vaille ça ! »

Alors Lysistratè de conclure :

« Ah ! le joli sexe que le nôtre, il ne pense toujours qu’à se faire boucher le petit coin ! »

Le zôon grec : une façon de différencier le désir sexuel féminin

Le concept de zôon permet de qualifier le désir de la femme. Pour les auteurs anciens, il n’a pas la même intensité, voire la même nature que celui de l’homme.


L’attirance physique masculine est décrite avec des verbes mélioratifs, comme philein (« aimer »). Cette terminologie l’anoblit en l’élevant vers des sphères presque intellectuelles ou spirituelles.


Pour la femme, les expressions sont très différentes :

  •  anathyan est utilisé pour décrire les chaleurs de la truie ;
  • dérivés de kaprios (« sanglier »), kapria désigne l’utérus de la truie, karaïte peut se traduire par « être en rut » et kapraô signifie « truie » ou « femme débauchée » ;
  • skuzaô, « être en chaleur », est un terme accolé aux chiennes et aux juments (chez Aristote) et aux femmes (chez Cratinos et Phrynichos).

Finalement, de l’utérus-zôon à la femme-animal, il n’y a qu’un pas, qu’un poète comme Sémonide d’Amorgos franchit allégrement. Dans les comédies, par exemple, la truie est une vieille femme libidineuse. Les comiques Phérécrate, Hermippos et Aristophane reprennent systématiquement ce terme. Le proverbe dit même que « le rut reprend la vieille ».

Etta Moten Barnett (Lysistrata) et Rex Ingram - Affiche promotionnelle pour Lysistrata - Belasco Théâtre de New York - 17 au 19 octobre 1946 - Crédits photo James J. Kriegsmann
Etta Moten Barnett (Lysistrata) et Rex Ingram - Affiche promotionnelle pour Lysistrata - Belasco Théâtre de New York - 17 au 19 octobre 1946 - Crédits photo James J. Kriegsmann

La peur du ventre féminin, une idée grecque ?

Décidément, l’homme et la femme sont différents. Si la femme a besoin de sexe pour ne pas devenir folle, l’homme, lui, ne doit pas en abuser, car cela le dessèche. Logique antique : il donne du sperme, donc il en perd.


On lit cela en sous-texte chez Aristophane qui évoque deux hommes maigrichons :

« Et voilà ces deux-là qui font l’amour comme deux mites ! »

Les femmes, elles, ont besoin de sexe et elles aiment ça. Le problème, c’est qu’elles sont excessives. On raconte qu’une hétaïre, Laïs, en serait morte. L’excès est un trait typiquement féminin, qui est encore plus accusé chez les vieilles.


Voilà alors que surgit la peur qu’éprouve l’homme envers la femme en Grèce antique, celle du ventre féminin qui l’épuise et l’appauvrit (et qui est autant faim de sexe que faim de nourriture). Dans L’Assemblée des femmes d’Aristophane, un jeune homme n’en peut plus de « faire l’amour jour et nuit à la vieille ».


Dans la même pièce, un peu plus loin, deux vieux discutent. Le monde est en train de changer depuis que les femmes ont pris le pouvoir. Que va-t-il leur arriver ?

« — Une chose à craindre pour les gens de notre âge, c’est qu’ayant pris les rênes du gouvernement, les femmes n’aillent ensuite nous contraindre à les baiser.
— Et si nous ne pouvons pas ?
— Elles ne nous donneront pas à manger.
— Eh ! bien, par Zeus, exécute-toi ; tu déjeuneras et baiseras tout ensemble. »

Le zôon d’Atalante en question

J’utilise toujours mes connaissances historiques dans mes écrits littéraires. Autant vous dire que je me suis régalée à faire intervenir ce fameux zôon dans mon roman Atalante.


Atalante, c’est une héroïne qui ne veut pas se marier et qui y est contrainte. Alors qu’elle se prépare pour l’hymen, sa nourrice essaie de l’amadouer.

Après l’interminable séance de coiffure, il y eut encore le maquillage, qui consista surtout pour sa vieille Baléria à masquer le hâle doré d’Atalante. Il fallait blanchir sa peau et effacer toutes les traces de ces journées de liberté passées en plein soleil, ces journées viriles qui ne seyaient pas à une femme. L’ombre du gynécée attendait la jeune fille. Elle l’épouvantait mieux que les grottes obscures de l’Hélicon et leurs féroces habitants. Comme elle commençait à trembler, non plus de fureur, mais de panique, sa nourrice posa ses mains sur ses épaules. Bougonne encore, plus affectueuse pourtant, elle marmonna en lui tapotant la joue, alors qu’elle se regardait dans le miroir :


« C’est pas l’Enfer qui t’attend, ma fille… Tu vas devenir femme, c’est mieux que de rester païs toute sa vie… Ça vaut rien de garder son hymen, le sang finit par rendre folles les femmes ; laisse ton mari passer là, va ! Sûr que toutes les grossièretés qui te montent à la bouche, ça te vient de la matrice. Elle se dessèche à rester vide, je te dis, et ça c’est bon ni pour le corps, ni pour la tête. Un homme, ça te débarrasse la femme de toute hystérie. Tu peux pas rester sous la main d’Artémis toute ta vie. »


Jamais Baléria ne s’était montrée si crue. Atalante avait du mal à en croire ses oreilles.


« C’est la nature pour la femme de désirer un homme. Sans ça, comment tu crois que viendraient les enfants ? Faut juste espérer qu’à force d’attendre, tu sois encore en état d’en faire. »

J’espère que cette exploration du zôon de la femme en Grèce antique vous aura distrait ! Si oui, inscrivez-vous à ma newsletter : on explore l’antiquité grecque dans toutes ses dimensions tous les dimanches. À bientôt !

Sources : BRULÉ, Pierre, Les Femmes grecques à l’époque classique, Hachette Littératures, 2001

Crédits image en-tête : Sculpture d’Albert-Ernest Carrier-Belleuse – Jeune femme à la coiffure ornée de fleurs et de rubans – Épreuve en terre cuite

L’ode aux femmes du poète grec Sémonide

Sémonide d’Amorgos, voilà un poète grec qui sait parler des femmes ! Vous allez vous en rendre compte avec l’un de ses textes les plus fameux : une ïambe des femmes qui compare la gent féminine à tout un florilège d’animaux dans ce qu’ils ont de plus charmant.


Apprécions ensemble ce joli morceau de misogynie antique !

La ïambe des femmes : qu’est-ce que c’est ?

Sémonide a écrit sa ïambe des femmes vers le milieu du VIIe siècle avant J.-C. Nous connaissons son texte grâce à Jean Stobée, un compilateur qui a vécu quasiment un millénaire plus tard, au Ve siècle de notre ère.


Jean Stobée a recopié le poème dans son chapitre « Sur le mariage », section « Blâme des femmes » (IV, 22). Tout un programme !


Ce texte est le premier de la littérature occidentale qui prend la femme pour unique sujet. C’est aussi le plus virulent de tous. Il commence ainsi :

« À l’origine, la divinité créa l’esprit sans tenir compte de la femme. »

Le ton est donné. Les femmes sont des êtres inférieurs, privés d’esprit, qui échappent au genre humain. C’est une autre espèce (ou une autre race, celle des femmes, donc).

Dans sa ïambe des femmes, Sémonide les étudie comme on le fait dans une perspective zoologique. En fonction de leurs tares, les femmes sont affiliées à un animal-blason qui les incarne.

Développons la liste des animaux-blasons identifiés par Sémonide.

Les animaux-blasons des différentes espèces de femmes

La femme-truie

Elle cumule les tares :

  • elle est vorace, autant de sexe que de nourriture ;
  • elle ne prend jamais de bain ;
  • elle est méchante, « dure et odieuse envers tous, amis ou ennemis ».

La femme-chienne

Aussi méchante que la femme-truie ! Et aussi débauchée qu’elle : sa sexualité effrénée est impossible à suivre pour un seul homme.

(Précisons quand même que la voracité des femmes de la Grèce antique en ce domaine n’est pas tout à fait leur faute : c’est celle de leur zôon, leur utérus, qui est lui-même un petit animal tyrannique.)

La femme-chienne « veut tout entendre et tout savoir, jetant des regards avides en tous lieux ». Elle est curieuse et envieuse, et donc éternellement insatisfaite. Non seulement elle écoute tout, mais elle parle à tort et à travers, même en présence de personnes extérieures au foyer : « il n’y a rien à faire pour l’empêcher d’aboyer », nous dit Sémonide d’Amorgos.

Chien sur une coupe athénienne à figures rouges - Ashmolean Museum
Chien sur une coupe athénienne à figures rouges - Ashmolean Museum

La femme-belette

Faut-il rappeler son indicible puanteur ? Comme la truie, la belette modélise la saleté des femmes. Cette « pauvre et misérable créature » est particulièrement abjecte, car elle dévore la viande crue, ce qui n’a rien de civilisé. On a vu dans le culte à Dionysos que l’acte de manger cru pouvait être perçu comme une spécificité féminine.


En plus, elle est lubrique au point d’en rendre malade son partenaire !

L’ânesse grise

Une incroyable paresseuse. Il faut la frapper pour la faire travailler, car elle ne « consent à tout faire qu’à contrecœur ». Pour autant, c’est une sacrée vorace, qui mange tout même quand on essaie de la corriger par la violence. Finalement, elle préfère voler pour se satisfaire plutôt que mettre la main à la pâte.


Vorace aussi sexuellement, l’ânesse « accepte pour l’amour n’importe quel compagnon ».

La femme-terre

Elle est complètement idiote. Par exemple, elle « ne se rend pas compte du froid et ne sait pas approcher son siège du feu » pour se réchauffer. Ce défaut la rend également incapable de différencier le bien du mal.


Par contre, pour manger et profiter du bien du mari, elle sait y faire : elle « mange nuit et jour au fond de la demeure, et mange au foyer », c’est-à-dire même dans la partie de la maison réservée aux invités.

La femme-mer

Elle aussi, elle n’est pas bien futée… mais dan un style hystérique. Elle est « insupportable à voir et à fréquenter,… si folle qu’on ne peut l’approcher ». Et méchante avec ça !

La femme-guenon

Pour commencer, elle n’a aucune conscience de son aspect. Comment peut-on être aussi stupide et négligée ? En plus, elle est malveillante : elle « se demande toute la journée comment elle peut faire tout le mal possible ». D’ailleurs, face à son mari, elle « trouve [toujours] quelque chose à lui reprocher et s’arme pour le combat ».

Femme grecque - Statue de Tanagra, IIIème siècle avant J.-C.
Femme grecque - Statue de Tanagra, IIIème siècle avant J.-C.

La femme-renard

Elle ne sait pas distinguer le bien du mal, affirme Sémonide d’Amorgos. Elle est donc incapable de vertu.

La cavale à la longue crinière

La « fière cavale à la longue crinière » est belle, certes. Mais elle tellement préoccupée de son corps que cela engendre de multiples défauts dans son caractère. Ainsi, elle joue de son corps pour emprisonner son mari et en faire ce qu’elle veut.


Bien sûr, elle est paresseuse. Elle arrive toujours à faire travailler les autres à sa place.


Enfin, elle est sale. Elle ne se préoccupe même pas de jeter les ordures au-dehors !

La détresse des époux grecs dans l’antiquité

Paresse, goinfrerie, intempérance… « Celui qui vit avec une femme… ne chassera pas de sitôt de chez lui la Famine, compagne odieuse, terrible divinité ».


La victime mise en exergue par ce florilège animalier, c’est l’époux. Il est vraiment malheureux. Hélas pour lui, ce malheur est à la fois privé et public : bavarde et impudique, l’épouse arrive forcément à montrer à tous l’infortune de son mari. Il peut bien se taire et rester « coi », ses voisins savent tout et « aiment à le voir se fourvoyer ».


Le pire pour l’homme grec marié, c’est l’impact de sa femme sur l’hospitalité qu’il souhaite offrir à ses hôtes. « Là où se trouve une femme, on ne peut même pas réserver bon accueil à l’hôte qui se présente ».


Ce n’est pas très étonnant. L’hospitalité est un processus réflexif, élaboré dans le cadre de la cité. Or, la femme est bestiale, incivilisée et finalement incivile. Comment pourrait-elle y comprendre quoi que ce soit ?


D’où la conclusion de Sémonide : « C’est là le plus grand mal que Zeus a créé, les femmes… ».

Un contre-exemple de femme parfaite dans la Grèce antique : l’abeille ?

La femme-abeille seule mérite l’attention.

« Bienheureux celui qui l’a reçue, car seule elle échappe au blâme ; sa fortune prospère et grandit grâce à elle et elle vieillit aux côtés de son mari qui l’aime et qu’elle aime, après lui avoir donné une belle et louable descendance ; elle se distingue parmi toutes les femmes et une grâce divine l’entoure… Ce genre de femmes est le meilleur et le plus avisé dont Zeus ait fait don aux hommes. »

Contrairement à toutes les autres, explique Sémonide d’Amorgos, elle n’est pas dépendante des « travaux d’Aphrodite » (donc de sexe). « Il ne lui plaît pas de rester assise en compagnie des femmes quand elles parlent d’amour ».

L’image idéale de la femme-abeille permet de penser l’oïkos (la maison) comme une ruche. On a ainsi une formidable armée de travailleuses (les esclaves) dirigées et inspirées par une reine avisée (l’épouse). Celle-ci gère correctement les richesses et, comme elle n’a pas l’appétit insatiable des autres modèles d’épouses, elle contribue à la prospérité de la maison de son époux.

(Je vous en dis plus ici sur cette place idéale théorique de la femme grecque dans l’antiquité.)

De plus, la femme-abeille possède ce qu’on appelle la charis. C’est un don divin qui la rend aimable et lui permet d’attirer les regards.

« L’union d’un homme et d’une femme… ne peut que conduire à l’amour, ne serait-ce que par la « grâce » (charis) qui l’accompagne. La « grâce », […] c’est ce mot dont se servaient les anciens pour décrire le consentement de la femme au désir amoureux de l’homme ; ce sentiment divin et sacré qui précède l’union totale. Ainsi Pindare dit qu’Héra conçut Héphaïstos « sans amour et sans grâce » ». (Plutarque, Dialogue sur l’amour)

Tout cela est merveilleux, mais la femme-abeille est moins appréciée pour elle-même que pour ce qu’elle apporte : enfants, travail et sollicitude.

Bijou abeille minoen retrouvé au palais de Malia, en Crète - Musée d'Heraklion
Bijou abeille minoen retrouvé au palais de Malia, en Crète - Musée d'Heraklion

Les Grecs anciens : des affreux misogynes ?

On peut supposer que le poète puise dans un savoir partagé qui va de soi à son époque. En gros, dans des clichés du moment qui sont suffisamment acceptés par la société pour qu’il puisse les décrire et faire partager son savoir.


Toutefois, son propos vise aussi l’amusement. Je pense donc qu’il faut l’aborder avec nuances. Oui, la société grecque de l’époque est sans aucun doute misogyne. Mais les portraits de femmes que dresse Sémonide montre aussi, finalement, qu’il existe des femmes, et pas mal de femmes, qui ne rentrent pas dans le moule idéal conceptualisé par le poète (et qui correspond sans aucun doute à un idéal partagé par les hommes). Que ces femmes ont des façons d’être qui leur sont propres. Elles ne se taisent pas toujours (la femme-chienne). Elles ne sont pas toujours victimes : parfois elles retournent ou détournent le système de domination (la cavale). Elles aiment le plaisir charnel. Finalement, c’est presque le modèle de la femme-abeille, loué par Sémonide, qui apparaît le plus triste pour nous !


Alors gardons-nous d’être radicalement pessimiste quant à ce texte épouvantablement machiste : il ne dit pas tout.

Un peu de Sémonide d’Amorgos sous ma plume

C’est un joli pied-de-nez de réutiliser les formules au vitriol de Sémonide quand on écrit des romans centrés sur des portraits de femme.


C’est ce que j’ai fait dans mon roman Atalante. Voyez plutôt !

La main de son père l’arrêta sur le seuil. D’un tenant, elle recouvrait toute l’épaule de la jeune fille.


« Ma païs, dit-il à voix plus basse, calmée, affectueuse. C’est que j’aimais trop ta mère, ma tendre Clyménè, pour la répudier de n’avoir su me donner d’héritier mâle. Je l’aurais dû, je le sais. Tout homme finit par aimer son alochos, et moi j’ai aimé la mienne plus qu’il ne l’aurait fallu, trop pour mon propre bien. Voilà tout ce que je te souhaite de connaître avec ton époux. »


Atalante ne répondit rien. Elle ne lui jeta pas au visage les ombres de toutes ces petites sœurs exposées après elle, jusqu’à la dernière, parce qu’elles n’avaient pas eu la grâce de naître dotées de l’attribut désiré, et le cœur déchiré de sa tendre alochos à voir périr grossesse après grossesse le fruit de son ventre. Le fils n’était jamais venu.


Elle siffla. Son père marmonna tandis qu’une chienne fuselée, à la robe beige, sortait des écuries qui jouxtaient la cour. Elle trottina vers elle, en louvoyant entre les barriques de vins, les jonchées de menthe et les grands sacs en toile de jute qui regorgeaient de fenouil et de graines de sésame. Sa queue allait et venait joyeusement, sa langue pendante se réjouissait dans la gueule grande ouverte. Elle s’approcha de sa maîtresse. Atalante lui caressa affectueusement la nuque.


« Une vraie femme-chienne, grommela Schœnée, sans cesse à aboyer, jamais contente, même lorsqu’on emploie tout à son bonheur, insociable et sauvage. Cigale, tu ne connais pas ta chance, toi dont la femelle a été dépourvue de voix par les dieux ! »


Atalante tourna les talons.

Ça vous a amusé (ou indigné) de découvrir le fabuleux bestiaire de Sémonide d’Amorgos ? Alors inscrivez-vous à ma newsletter : on fait escale tous les dimanches dans l’antiquité grecque, et je vous promets que le voyage est haut en couleur. À bientôt !

Sources : BRULÉ, Pierre, Les Femmes grecques à l’époque classique, Hachette Littératures, 2001