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La religion romaine : tout est sous contrôle !

Comme en Grèce antique, la religion romaine est là pour garantir de bonnes relations avec les dieux. C’est capital, car de leur bonne volonté dépend tout : météo et récoltes, victoire dans la guerre, catastrophes en tout genre… Certaines divinités assurent aussi, au plus bas niveau, la protection de chaque foyer.


C’est pourquoi les rites sont particulièrement encadrés. Chez les Romains, tout est sous contrôle !

De l’importance d’avoir beaucoup de dieux

Les Romains vénèrent beaucoup de dieux. On pourrait dire que plus il y en a, mieux c’est. Chaque dimension de la vie et du monde doit être incarnée par une déité. C’est la raison pour laquelle les Romains n’hésitent pas à acculturer les divinités venues d’ailleurs en leur faisant passer le filtre de leur censure.

Les divinités romaines majeures

Les dieux les plus importants sont ceux de la triade capitoline :

  • Jupiter, roi des dieux ;
  • Junon, son épouse, protectrice des matrones ;
  • Minerve, patronne des artisans et déesse de l’intelligence (le génie romain).

Mars est également un dieu majeur. C’est le dieu de la guerre. Il a aussi été vénéré un temps par les paysans en tant que dieu des champs.


Vesta est la protectrice de Rome.

Les dieux domestiques des Romains

Les Romains ont des cultes domestiques à trois dieux ou groupements de divinités :

  • Vesta, déesse du foyer (elle est en fait la déesse du grand foyer collectif qu’est l’État romain et celle de chaque foyer romain) ;
  • les Lares, esprits des ancêtres, qui assurent l’abondance dans la maison et le domaine familial ;
  • les Pénates, dieux protecteurs du foyer et du garde-manger.

Les idées abstraites divinisées

À l’exemple des Grecs, les Romains ont des déités qui sont en fait des concepts comme :

  • Concordia, la concorde ;
  • Honor et Virtus, l’honneur et la vertu ;
  • Fortuna, la bonne fortune ;
  • etc.

Les dieux d’ailleurs importés à Rome

Comme je l’ai dit plus haut, la religion romaine adopte volontiers les dieux et les cultes d’autres peuples.

Cybèle et Dionysos

L’un des premiers exemples de cette assimilation est l’introduction à Rome de Cybèle, la Grande Mère des Phrygiens, en 204 av. J.-C. Toutefois, ses rites orgiaques ont été sévèrement réglementés par le Sénat.


Le dieu Dionsysos, devenu Bacchus, a subi le même type d’acculturation.

Mithra

Autre exemple d’adoption réussie : celle de Mithra, le dieu perse de la Lumière et de la Vérité. Ennemi irréductible d’Ahriman, le représentant des forces du mal, Mithra était très populaire dans les armées romaines car il symbolisait le guerrier et l’invaincu. Ce sont donc les soldats qui l’ont introduit en Italie.


Sous sa forme romaine, le mithraïsme est devenu une religion à mystères. Ses adeptes étaient initiés, les rites étaient secrets. C’est pourquoi on ne les connaît pas très bien.


On sait tout de même qu’ils impliquaient quelquefois une tauroctonie, un sacrifice du taureau. Le sang du taureau était perçu comme un élément qui régénérait la création. Mithra est aussi un dieu de la vie.


Les temples de Mithra (mithrae) étaient des grottes naturelles ou des cryptes demi-souterraines qui étaient censées rappeler l’antre dans lequel le dieu avait égorgé le taureau mythique.

Statue de Mithra sacrifiant le taureau - Musée du Vatican
Statue de Mithra sacrifiant le taureau - Musée du Vatican

Isis et Sérapis

Rome a également accueilli des divinités égyptiennes comme Isis et Sérapis. Elles avaient leurs sanctuaires à Rome.

Les cultes religieux dans la Rome antique

Les cultes publics romains

Les cultes publics sont assurés par des prêtres élus qui sont membres de l’aristocratie. Ils veillent à la bonne exécution des rites et organisent les fêtes religieuses.


Le collège suprême des pontifes compte environ quinze membres. Il est dirigé par le grand pontife (pontifex maximus), qui est responsable du maintien des traditions.


Les vestales sont des prêtresses du culte de Vesta. Elles ont un rôle important : elles entretiennent le feu sacré symbolisant l’État romain. Elles doivent rester vierges.


Les augures étudient les présages avant chaque acte public.

Les cultes domestiques romains

Les cultes domestiques à Vesta, aux Lares et aux Pénates sont célébrés dans la chapelle ancestrale de la famille (le lararium ou laraire). Cette chapelle se trouve habituellement dans l’atrium, au centre de chaque demeure romaine.


On a retrouvé un exemple de laraire dans la maison des Vettii à Pompéi. L’image ci-dessous montre le genius du maître de maison, le paterfamilias, entouré de deux lares, l’un tenant une corne et l’autre un sceau rituel. En-dessous d’eux se trouve un serpent qui vient accepter l’offrande faite par le genius.

Fresque du lararium de la maison des Vettii de Pompéi - Crédits image : blog grupobonadea
Fresque du lararium de la maison des Vettii de Pompéi - Crédits image : blog grupobonadea

Un exemple de reconstitution de la religion romaine ?

Toujours soucieuse de réalisme historique, autant que faire se peut ! j’ai utilisé des éléments religieux romains dans l’une de mes nouvelles, La Nuit des Saturnales. Ce récit s’inscrit dans l’une des fêtes religieuses les plus importantes des Romains, les Saturnales. La scène qui suit fait vivre le quotidien romain au cœur de la maison. Bonne lecture !

Cornélia gravit les quelques marches qui menaient à la porte de sa domus. Fait curieux, le lourd battant était entrebâillé. Elle le poussa et entra, suivie de Mákis.


Lorsque le jeune homme le referma derrière eux, ils furent plongés dans la pénombre et le silence. Les bruits de la rue moururent. Il ne resta que le son cristallin de l’eau venu de l’atrium, en face d’eux. Cornélia s’y dirigea.


Personne. Pas un esclave à l’ouvrage, ils étaient donc tous restés à la fête. Pas un client précoce venu quémander quelque service à Servius Iunius Silanus ou à son épouse. La maison était déserte.


Non. En entrant dans l’atrium, Cornélia entendit des pas venus d’en face, du tablinum. Elle avança sur l’allée de gravillons blancs, au milieu des massifs de roses. Dans l’encadrement de l’entrée menant au tablinum, une silhouette apparut.


Servius Iunius se dressa là, les bras croisés sur la poitrine. Il ne portait pas les vestiges d’une nuit de débauche, mais une impeccable tunique laticlave bordée de deux bandes pourpres verticales. Cornélia sut alors qu’il était rentré depuis longtemps et que, s’il n’avait pas pu remettre sa toge plissée, faute de l’aide d’un serviteur, il avait longuement pris le temps de faire sa toilette.


Il l’attendait.


« Mákis, dit-elle en posant la main sur l’avant-bras de son esclave. Va te reposer. Je n’ai plus besoin de toi pour l’instant.


— Tu es sûre, Maîtresse ? demanda le jeune homme.


— Oui. Ne t’inquiète pas pour moi. »


Il hocha la tête, s’inclina devant Servius Iunius et se retira.


Cornélia se dirigea vers son époux. Sans dire un mot, elle passa près de lui pour pénétrer dans le tablinum. Là se trouvaient la chapelle des dieux Pénates, les coffres qui contenaient les masques des ancêtres de la gens Iunius, les rayonnages qui supportaient les archives familiales et les livres de compte. En les regardant, Cornélia songea qu’il s’agissait là de presque toute sa vie.


« D’où viens-tu ? » demanda Servius.


Il s’avança vers elle et l’observa des pieds à la tête. Cornélia admira son impassibilité ; elle savait trop de quoi elle avait l’air, avec sa stola déchirée, ses pieds nus et ses cheveux détachés.


« Cela fait des heures que je t’attends, reprit-il. Tu n’as pas passé la soirée chez ton amie, comme tu me l’avais dit, et tu n’as pas dormi ici non plus. Je te le redemande, Cornélia : d’où viens-tu ? »

Ma nouvelle La Nuit des Saturnales est disponible en ebook à tous mes mécènes de niveau Médée. 🙂

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Sources : OLIPHANT, Margaret, Atlas du monde antique, Éditions Solar, 1992, Paris

Crédits image en-tête : Triade Capitoline avec Jupiter, Junon et Minerve, Musée civique archéologique, Creative Commons Attribution ©Sailko

La religion minoenne : des serpents, des félins… et des taureaux ?

La religion minoenne est très mal connue, mais quelques traces archéologiques permettent d’en dessiner les contours. De la déesse aux serpents au saut du taureau en passant par le Zeus d’Europe, faisons un petit tour de ce qu’ont pu être les rites des Crétois de l’âge du bronze.

Pas de temple chez les Crétois !

Un premier constat : il n’y avait pas de temple bâti dans la civilisation minoenne. En tout cas, on n’en a retrouvé aucun.
Les Crétois pratiquaient des rituels dans différents espaces :

Les grottes sacrées

Des grottes ont été utilisées à des fins cultuelles du néolithique jusqu’à la fin de l’antiquité. On y a retrouvé de nombreuses offrandes : des statuettes, des armes et notamment des labrys (doubles haches).

Les sanctuaires palatiaux

Les archéologues ont identifié certains espaces des palais minoens comme des sanctuaires dans lesquels on faisait des offrandes aux dieux. C’est le cas d’une salle dans les sous-sols de Cnossos.

On pense que les Crétois ont également pu pratiquer les rites et les offrandes en plein air.

Mais quels dieux y honoraient-ils ?

Quels dieux dans la religion des Minoens ?

La déesse de la terre ou déesse aux serpents

L’emplacement d’un sanctuaire dans le sous-sol de Cnossos peut supposer un culte dédié à une divinité de la terre. Certaines traces indiquent qu’il existait une déesse de ce type, ou peut-être une déesse-mère. Toutefois, nous ne connaissons pas son nom.

S’agit-il de cette déesse aux serpents dont on a des représentations dans certains sanctuaires crétois ? Elle est associée à un félin, comme le montre la statuette ci-dessous. Cette association n’est pas évidente. Le félin est-il un chat, symbole de royauté ? Ou est-ce un léopard, comme dans les statuettes de la déesse-mère qu’on a retrouvées pour l’Anatolie néolithique ?

Les offrandes consacrées à cette divinité laisse en tout cas envisager une divinité domestique et bienfaisante. Le culte l’associait à un dieu subordonné qui était sans doute son fils.

Cette déesse avait aussi pour attribut le labrys (double hache), un objet souvent retrouvé au milieu des offrandes déposées dans les sanctuaires.

On se demande aussi si les Minoens pratiquaient des danses rituelles au cours desquelles ils entraient en transe. La déesse leur apparaissait alors, peut-être sur un arbre ou un pilier sacré.

Déesse aux serpents de Cnossos - Musée archéologique d'Héraklion, Crète
Déesse aux serpents de Cnossos - Musée archéologique d'Héraklion, Crète

Zeus

Dans la mythologie grecque, Zeus est lié à la Crète par sa naissance. C’est là que sa mère, Rhéa, l’aurait caché pour le soustraire à l’appétit de son père, Chronos (qui, comme on le sait, dévorait ses enfants). Zeus y aurait été nourri par des animaux.


Mais le Zeus crétois diffère sensiblement du Zeus grec. Il ressemble plutôt à une divinité de la végétation, qui meurt et renaît chaque année.

Quelle place pour le taureau dans la religion crétoise ?

Le taureau est très présent dans l’art minoen, mais quelle place avait-il dans la religion minoenne ? On s’interroge notamment sur les fresques de Cnossos qui représentent le « saut du taureau ». Les artistes de l’époque ont montré des jeunes gens, garçons et filles, bondissant ou s’apprêtant à bondir au-dessus d’un taureau.


Est-ce un acte rituel ? Les Crétois faisaient peut-être des joutes tauromachiques dans la cour des palais, suivies de sacrifices sanglants du taureau.


Bien sûr, quand on pense taureau crétois, on pense aussi au Minotaure ! Mais il est aussi insaisissable que le Zeus-taureau qui a enlevé Europe pour l’emmener en Crète afin qu’elle y accouche du futur roi Minos.

On peut imaginer un lien avec le taureau du Proche-Orient. L’animal est un attribut du dieu du Ciel (soit sous la forme de cornes sur la tête du dieu, soit comme monture de ce même dieu). Mais, en l’absence de tout autre élément, cela reste une simple hypothèse. Il n’y a aucune trace d’un culte de ce genre en Crète minoenne.

Les Crétois faisaient-ils des sacrifices humains ?

Certains éléments ont suggéré cette hypothèse aux archéologues. Par exemple, en 1979, on a retrouvé trois squelettes, dont l’un avait été égorgé, dans un édifice d’Arkhanès, près de Cnossos. En 1980, à Cnossos cette fois, des ossements d’enfants portant des marques de blessure par couteau ont été mis au jour.


Toutefois, rien d’autre ne vient corroborer à ce jour la possibilité de sacrifices humains.

La religion des Minoens : une reconstitution littéraire

J’ai eu le plaisir d’écrire deux nouvelles dans lesquelles j’ai réinterprété le mythe du Minotaure et d’Ariane. J’en ai profité pour proposer une reconstitution libre de ce qu’ont pu être les rites de la déesse au serpent (danse sacrée et sacrifice du taureau). Je vous propose de la découvrir dans cet extrait.

J’ai senti ces yeux de feu de Thésée sur ma nuque, lorsque j’ai dansé lors des cérémonies.

C’était après le saut du taureau, lors duquel le prince s’est illustré, comme Androgée dix-huit ans plus tôt. Des femmes choisies, fidèles de la déesse au serpent, ont commencé à esquisser les gestes sacrés en évoluant autour du pilier sacré. Nous étions dans la grande cour. Le soleil achevait de se consumer à l’ouest, ses éclats tardifs jetaient des lueurs orangées sur les fresques et les gravures délicates des murs du palais. J’ai dessiné les premières arabesques sur les dalles. Mes pas étaient légers, eux qui supportaient mon cœur pesant.

La religion minoenne avec Ariane

Comme neuf ans plus tôt, j’ai très vite succombé aux effets de la transe. Mes pieds m’ont entraînée de plus en plus vite dans les glissements chaloupés du serpent. Mes bras ont tourné au-dessus de ma tête, ils suivaient le mouvement. Je n’étais plus libre de mon corps, plus libre de diriger mon visage et mes regards. Le son des tambours et de la flûte obsédait ma chair. Les fresques se sont animées, sont devenues des hommes et des femmes rieurs et des animaux dévorants — ou bien l’inverse ? Depuis les portiques ouverts sur les profondeurs du palais ont émergé des ombres épaisses aux allures humaines.

Dans cette transe, pourtant, je suis restée lucide. J’entrevoyais à chaque révolution de mon corps la silhouette de notre père assis sur son trône. À ses côtés, Thésée. C’était lui, ce tison brûlant sur ma nuque.

J’ai aperçu le taureau promis au sacrifice, traîné par la longe jusqu’à l’autel. Son meuglement, son désespoir, ont résonné dans nos murs. On allumait les flambeaux — du crépuscule, voici qu’on plongeait dans ce qui ressemblait au Tartare. Pensée impie, ai-je songé, mais je n’ai pu m’en défaire.

Bientôt, la déesse m’est apparue sur son pilier. Elle était revêtue d’ombres. Elle a susurré des mots que je n’ai pas compris. Mais les images, elles, m’ont assaillie. Tout à coup, les flambeaux se sont éteints pour nous plonger dans les ténèbres. Tout à coup, j’ai vu le carnage et sa lueur était celle du vermeil qui court dans les veines des mortels. Les corps des hommes projetés contre les fresques dans des danses ensanglantées. Ceux des femmes étendues sur les sols au milieu des mares écarlates. Et, au cœur de tout, la source de la violence, toi, Astérios, mon frère…

Transpercé d’une lance en bronze. J’ai senti la douleur dans mon corps et je me suis cambrée en hurlant. Les mélopées se sont élevées autour de moi. En ouvrant les yeux, j’ai vu le roi Minos qui faisait glisser la lame du couteau sacrificiel sur la chair du taureau.

Tu t’es affaissé sur le sol, comme l’animal. En moi, la rage, le chagrin, le désespoir se sont tus.

Mes deux nouvelles, Le Cœur du Monstre et Le Cœur d’Ariane, sont disponibles en ebook à mes mécènes de niveau Médée.

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Sources : OLIPHANT, Margaret, L’Atlas du monde antique, Éditions Solar, 1993, Paris

Crédits image d’en-tête : Face avant du sarcophage d’Ayia Triadha – Musée archéologique d’Héraklion, Crète

Que nous dit le taureau sur la Crète antique ?

Si l’on en croit le mythe du Minotaure, le taureau avait une place importante dans la vie minoenne. Mais de quelle façon ? Pourquoi cet animal est-il si souvent représenté dans l’art ? Et quelle signification donner à la légende du monstre mi-homme, mi-taureau ? Faisons un petit point ensemble sur le taureau crétois et ce qu’il pouvait signifier.

Le Minotaure : quelle symbolique pour la Crète antique ?

Le mythe du Minotaure

Le mythe raconte que Pasiphaé, l’épouse du roi Minos, s’était prise de passion pour un taureau blanc envoyé par Poséidon. De ces amours contre-nature naquit un être mi-homme, mi-taureau : le Minotaure.

Minos enferma la créature dans un labyrinthe construit par Dédale et le fit ensuite nourrir de victimes sacrificielles. Ces victimes étaient des Athéniens, sept garçons et sept jeunes filles envoyés périodiquement depuis le continent sur l’île de Crète. Il y eut ainsi plusieurs tributs avant que le prince Thésée mit fin au massacre. Pour cela, il se présenta lui-même en tant que victime du dernier contingent. La fille du roi Minos, Ariane, l’aida en lui donnant une pelote de fil afin qu’il retrouvât son chemin dans le labyrinthe après avoir tué le Minotaure.


J’ai raconté l’histoire du Minotaure en détail dans cet article.

La réalité derrière le Minotaure

Le mythe pourrait évoquer la domination qu’exercèrent un temps les Crétois sur la Grèce continentale, et notamment sur Athènes. Dans ce cas, il raconterait aussi leur émancipation via Thésée, le héros libérateur.


L’hypothèse est séduisante, mais rien ne vient l’étayer, même si on sait que la civilisation minoenne était puissante et dominait probablement l’Égée .


Par ailleurs, les Minoens n’ont jamais représenté de créatures mythologiques telles que le Minotaure (ou, en tout cas, ils ne nous en ont pas laissé). Ils ont plutôt peint, gravé, sculpté l’image de véritables taureaux.


On peut donc se demander si le mythe ne fait pas plutôt référence à un cérémonial primitif qui n’a pas laissé d’autres traces.

Le taureau crétois : un animal sacré ?

Le saut du taureau

Le taureau est très présent dans l’art minoen, au point qu’on a pu le penser comme un emblème du roi Minos.


L’une des scènes les plus représentées dans les peintures, les sceaux, les bronzes et les ivoires est celle du saut du taureau.


On la voit sur une fresque très connue retrouvée à Cnossos. Un garçon s’apprête à effectuer un saut périlleux au-dessus d’un taureau. À droite, une jeune fille tend les bras pour le recevoir ; à gauche, une autre fille va imiter le garçon dans son saut.


Cet exercice physique est-il un rite religieux, à l’issue duquel le taureau va être sacrifié ? L’hypothèse est séduisante, même si aucun autre élément archéologique ne l’étaye.

Cnossos - Fresque au taureau
Palais de Cnossos, Crète - Fresque au taureau

Du dieu du Ciel à Zeus

On n’a retrouvé aucune trace avéré d’un culte du taureau chez les Minoens.


En revanche, cet animal a sa place dans le panthéon du Proche-Orient. Le dieu du Ciel est souvent représenté, soit sur un taureau, soit portant lui-même des cornes de taureau.


Est-il possible que la Crète ait emprunté cet aspect religieux du taureau à ses voisins orientaux ?


On pourrait se laisser convaincre en considérant le mythe de Zeus et d’Europe comme un récit symbolique. Zeus s’est métamorphosé en taureau pour séduire Europe, une princesse phénicienne qui vivait à Tyr. Il l’a ensuite transportée en Crète où elle a accouché de trois fils, dont le futur roi Minos.


L’histoire est belle mais, comme pour le saut du taureau, on en est réduit à l’hypothèse.

Le taureau dans mes écrits minoens !

Bref, à ce jour, nous n’avons aucune certitude sur la place qu’avait précisément le taureau dans la culture minoenne.


Rien n’empêche toutefois aux artistes de jouer avec la symbolique du taureau crétois dans la fiction et ils s’en donnent à cœur joie depuis 3 000 ans. Je me suis prêtée au jeu, moi aussi, avec mes nouvelles Le Cœur du monstre et Le Cœur d’Ariane, qui réinterprètent les mythes du Minotaure et de sa sœur. Voici un petit extrait qui évoque l’accouplement monstrueux de Pasiphaé avec le taureau blanc et l’aventure de Zeus et Europe :

Le Minotaure - Gravure de Michael Ayrton
Le Minotaure - Gravure de Michael Ayrton

Mais les femmes, elles, chuchotaient autre chose. Depuis la naissance de la chose et la mort de sa reine, Minos passait ses nuits en imploration dans le sanctuaire palatial voué à Poséidon. Il avait sacrifié le taureau blanc sorti des eaux. Il n’amenait plus aucune femme à sa couche, comme il le faisait autrefois, même du temps de Pasiphaé — hélas… Le roi était contrit et inquiet de la naissance du monstre. On me jetait des regards haineux lorsque je passais dans les couloirs en tenant ta petite main dans la mienne.


Le récit voulu par le roi s’implantait peu à peu. Il fallait faire vite, car on avait tôt murmuré. Les esclaves se souvenaient du taureau blanc. Ils se souvenaient des tempêtes des saisons passées, de leur violence inimaginable qui avait envoyé par le fond des navires du roi et fait déferler sur les côtes des vagues plus hautes que les murs des palais et des grandes résidences. Maintenant, ce monstre ? Et puis, Minos et le taureau, c’était une longue histoire. Sa mère, Europe, n’avait-elle pas été séduite par un taureau ? N’était-ce pas de ce taureau qu’était né le roi, plutôt que du roi de Crète Astérion que la princesse Europe avait ensuite épousé ? Certes, l’animal, c’était Zeus métamorphosé, mais quand même…


Non, ce n’était pas la faute de Minos ! Il avait bien dit que la reine avait été corrompue. D’où pouvait donc venir cet être hideux à tête de veau ? Pas d’un homme aussi beau que le roi à la lignée divine ! Pasiphaé avait engendré la créature à partir de la semence d’une bête… Poséidon avait enflammé ses sens pour la faire copuler avec un animal féroce — avec ce taureau blanc que le roi avait refusé au dieu. Tout se tenait, tout s’expliquait bien mieux.

Ça vous a plu ? Ces deux nouvelles qui réutilisent la symbolique du taureau crétois sont disponibles en ebook pour tous mes abonnés Patreon niveau Médée. 🙂

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Sources : OLIPHANT, Margaret, L’Atlas du monde antique, Éditions Solar, 1993, Paris

Crédits image d’en-tête : Le Minotaure d’Alan Lee

Les Minoens : la première civilisation de l’Égée

Lorsque Sir Arthur Evans découvre les ruines de Cnossos, en Crète, c’est Minos et l’histoire mythique de son peuple qui surgissent. On ignore si ce souverain a existé — en revanche, on sait qu’il y a eu une société crétoise florissante durant l’âge du bronze. Cette société a pris le nom de civilisation minoenne, du nom du roi légendaire. Dans l’état actuel de nos connaissances, elle est la première grande civilisation de la mer Égée.

Les Minoens : du mythe à l’histoire

La vision des Anciens sur les Minoens

Les Anciens connaissaient cette civilisation par le biais des mythes et de l’épopée homérique.

« Au loin dans la mer bleu sombre se dresse une terre appelée Crète, une terre riche et aimable, baignée par les vagues de toute part, densément peuplée… » (Homère, L’Odyssée)

L’historicité de Minos n’avait pas l’air débattue. Au Ve siècle avant J.-C., Hérodote et Thucydide l’évoquent comme roi de Crète. Ils parlent aussi de la marine crétoise, qui dominait les mers. Les archers crétois avaient une réputation d’excellence, même chez les Romains du Ier siècle après J.-C. (voir Les Métamorphoses d’Ovide). 


Aux époques classique et hellénistique, les auteurs voyaient également la Crète comme la source de diverses traditions religieuses ainsi que de systèmes sociaux spécifiques. Aristote (384-322), par exemple, pensait que Minos avait introduit le système des castes en Crète.

La découverte de Cnossos au XIXe siècle

Par la suite, cette société a rejoint le mythe. Il a fallu la découverte de l’archéologue britannique Sir Arthur Evans pour témoigner de sa réalité. Il a fouillé Cnossos entre 1899 et 1935 (soit la moitié de sa vie) et l’a partiellement restaurée.

C’est Evans qui a donné son nom à cette civilisation.

Photographie montrant la restauration du grand escalier de Cnossos en 1900. Arthur Evans est l'homme en blanc.
Photographie montrant la restauration du grand escalier de Cnossos en 1900. Arthur Evans est l'homme en blanc.

Les Minoens : une société palatiale

Les palais crétois

La civilisation minoenne s’est épanouie pendant l’âge du Bronze (2200-1450 avant J.-C.). Les premiers palais datent en effet de 2200. Ce sont :

  • Cnossos au nord ;
  • Phaïstos au sud ;
  • Mallia sur le littoral nord-est.

Le palais de Zakros, à l’extrémité est, n’existait peut-être pas encore.


Ces premiers palais sont détruits vers 1700, probablement par un séisme, mais les Minoens reconstruisent aussitôt des palais encore plus grands. À cette époque, la population crétoise semble augmenter. On voit s’étendre les petites villes de Gournia et Mochlos.


On ignore si chaque palais était le centre d’un royaume indépendant. Il existe une grande similitude entre les objets retrouvés sur les différents sites. Cela indique peut-être l’existence d’un pouvoir centralisé à Cnossos.


Mais pourquoi parle-t-on de société palatiale ?


Parce que les palais en question n’étaient pas simplement des résidences royales. Il s’agissait aussi de centres religieux et économiques. Ils abritaient des communautés très importantes en nombre (jusqu’à 80 000 personnes à Cnossos !).


À partir de la seconde période palatiale, on retrouve aussi de grandes villas à côté des palais.

Cnossos

Cnossos est le plus grand des palais minoens. Les vestiges exhumés par Evans datent de la fin de la seconde période.


C’est un grand palais d’un hectare de superficie (soit à peu près le double des autres palais crétois), édifié à flanc de colline. Il n’est pas fortifié. On y trouve une cour centrale entourée de salles :

  • Sur la face occidentale, la salle du trône et une pièce réservée au culte. La salle du trône renfermait un « trône » en gypse sculpté.
  • À l’ouest du sanctuaire, de nombreux magasins. Certains d’entre eux contenaient encore des jarres (pithoi) au moment des fouilles. Ces objets servaient à conserver l’huile et le vin.
  • À l’est de la cour, les appartements royaux et un grand escalier monumental avec un puits de lumière. Il reliait les nombreux niveaux entre eux.
  • Derrière cet escalier, une salle dite des « haches doubles », qui aurait été la principale salle de réception. Non loin, la salle « de la reine », décorée d’une fresque aux dauphins.

On comptait aussi un corridor des processions, une autre cour à l’ouest, un espace probablement réservé aux cérémonies… et un vaste dédale de couloirs, de portiques et de salles, pièces d’habitations, ateliers, magasins et bureaux.


On peut se demander si la complexité de ce plan ne transparaît pas dans le mythe du labyrinthe de Dédale, construit pour emprisonner le Minotaure. C’est le parti que j’ai suivi dans ma description du labyrinthe lorsque j’ai écrit Le Cœur du monstre. Je me suis directement inspirée du plan, ainsi que des fresques, ornements et décorations de Cnossos.

Plan du palais de Cnossos
Plan du palais de Cnossos. Source : Atlas du monde antique de Margaret Oliphant (Éditions Solar, 1993, Paris)

L’originalité de la civilisation minoenne

Par originalité, je veux dire que cette société s’est développée à partir de la culture néolithique de l’île. Pourtant, la Crète est située au croisement des trajets reliant toutes les régions méditerranéennes. Elle est pourvue de nombreuses plages de sable qui permettent un débarquement facile. On y a vu aborder des voyageurs venus d’Afrique du Nord, d’Asie et d’Europe depuis les temps les plus reculés. Mais les influences extérieures sur le développement de la société crétoise sont restées minimes.


Cette petite île de 270 kilomètres d’est en ouest et de 56 kilomètres du nord au sud abritait des plaines et des vallées fertiles. L’agriculture s’est y développée et, à sa suite, une société originale par son fonctionnement palatial — ainsi que par sa religion, sa langue et ses arts.

L’écriture crétoise : du grec ?

Non, les Minoens ne parlaient pas grec ! C’est la seule certitude que les historiens aient au sujet de cette écriture.


L’écriture est apparue en Crète juste après la construction des palais. On peut supposer qu’elle servait des intérêts administratifs. Presque tout ce qu’on a retrouvé, ce sont des inventaires de biens et de produits inscrits sur des tablettes d’argile. Il y a aussi des sceaux.


Cette première écriture est pictographique. Les Crétois l’utilisent entre 2000 et 1600 avant J.-C. Puis arrivent les idéogrammes du linéaire A (1900-1450), qui en dérivent. Ces deux écritures n’ont malheureusement pas encore été déchiffrées, hormis 75 signes qui semblent représenter des syllabes.


Le linéaire A ressemble au linéaire B, une autre écriture à idéogrammes qui est utilisée à Cnossos entre 1450 et 1400. On la retrouve aussi en Grèce continentale. Il s’agit vraisemblablement de l’écriture des Mycéniens.

La beauté de l’art minoen

Les fresques et les objets retrouvés à Cnossos nous donnent une idée de la richesse et de l’exubérance de l’art crétois.


Les murs du palais étaient ornés de fresques. Ces peintures montraient des scènes de la vie végétale ou animale. Elles figuraient aussi des humains : hommes en tunique à la taille élancée, femmes élégantes, aux seins nus et coiffées de boucles savantes.


Les Crétois étaient aussi de remarquables joailliers et graveurs sur pierre. Ils sculptaient également l’ivoire et taillaient des pierres précieuses.


Le taureau est très présent dans la civilisation minoenne, y compris dans l’art (fresques, bronzes, ivoires, vases).

Fresque du Cueilleur de safran d'Akrotiri
Fresque du Cueilleur de safran d'Akrotiri

La religion minoenne : ses spécificités

Le taureau semble avoir eu une place particulière dans les rites crétois, mais on ne peut que faire des suppositions. La religion minoenne est mal connue.

Des peintures de Cnossos et d’ailleurs montrent des jeunes hommes et des jeunes femmes faisant un saut par-dessus un taureau. Est-ce un rite religieux ? La cour du palais a-t-elle abrité des joutes tauromachiques ? On ne le sait pas.

On n’a retrouvé aucun temple séparé, en tout cas bâti par l’homme. Par contre, des grottes de l’île ont été utilisés comme temple du néolithique jusqu’à la fin de l’antiquité.

Certains espaces des palais sont identifiés comme des sanctuaires où on faisait des offrandes aux dieux. Il y a une salle dans les sous-sols de Cnossos : son emplacement peut suggérer un culte dédié à une divinité de la terre, mais impossible de s’en assurer. Toutefois, on a trouvé trace de ce qu’on pense être une déesse-mère ou une déesse de la Terre. On ignore son nom.

Impossible de parler religion minoenne sans évoquer Zeus ! Le mythe dit qu’il est né en Crète. Il aurait été caché dans une grotte pour échapper aux regards de son père, Chronos, et nourri par des animaux.

Toutefois, le Zeus crétois est relativement spécifique par rapport à d’autres aspects grecs postérieurs. Ce dieu est une divinité de la végétation, qui naît et meurt chaque année.

Il est possible qu’il y ait eu des sacrifices humains en temps de crise, mais on n’en est pas sûr.

Pour un article plus complet sur la religion minoenne, rendez-vous ici !

Apothéose et chute de la civilisation crétoise

La domination sur l’Égée ?

D’après les Grecs, les Minoens étaient de grands marins. L’art minoen montre des paysages et des animaux marins, comme cette fresque d’Akrotiri (Théra, Santorin).

Les navires et les dauphins de la fresque d'Akrotiri
Les navires et les dauphins de la fresque d'Akrotiri

Les traces archéologiques et des sources écrites montrent qu’ils commerçaient avec la Méditerranée orientale. Ils étaient connus des Égyptiens sous le nom de Kheftiou.


On a aussi retrouvé des traces des Minoens dans les îles égéennes, dont la célèbre Théra (Santorin).


Aucun des palais minoens n’était fortifié. On peut donc penser qu’ils ne craignaient pas les attaques. Leur flotte était peut-être aussi puissante et dominante sur les mers que ce que disent les mythes, qui présentent Minos et son royaume comme le « poids lourd » parmi les royaumes égéens de son époque !

La fin de la civilisation minoenne

Les Minoens en tant que civilisation disparaissent vers 1450.


Cette fin a-t-elle un rapport avec le séisme qui a détruit Akrotiri (Théra – Santorin), vers 1500, et l’éruption volcanique qui a suivi ? On ne le sait pas. En tout cas, les palais sont définitivement abandonnés, sauf celui de Cnossos. Il va être occupé par les Mycéniens de Grèce continentale jusque vers 1400.

Cnossos sous ma plume

J’ai décrit le palais de Cnossos en m’inspirant de tous ces éléments dans deux de mes nouvelles. Le Cœur du Monstre et Le Cœur d’Ariane réinterprètent le mythe du Minotaure et celui de sa sœur, Ariane, fille du roi Minos.


En voici quelques lignes !

« C’est parce que j’étais inoffensif et risible qu’on me laissa sortir de l’étable où Minos m’avait parqué. Alors, je m’aventurai avec toi dans l’immense palais de Cnossos. Pas très loin, certes. Dans les ateliers, les silos et les magasins, où l’on stockait les denrées à vendre aux étrangers ou à distribuer aux dépendants du palais, aux paysans et aux artisans. Tu m’y montrais ce qu’étaient l’or, l’argent, le plomb. L’ivoire et les pierres précieuses. Il y avait surtout des surplus agricoles, des légumineuses, des céréales, des fruits. Des pithoi, des jarres remplies d’huile et de vin.

Dans ces couloirs, quelle cohue ! L’activité des artisans, le soufflet des forges, le chuintement des tours de potiers, étaient un bruit de fond derrière la cacophonie des voix. On s’agglutinait à l’entrée des magasins pour recevoir sa part ; des fonctionnaires surveillaient la sortie de chaque portion avec minutie, stylet et tablette d’argile à la main. Ils étaient là aussi pour réceptionner les convois qui apportaient des marchandises tout droit venues du port ou des champs alentours. Ces chariots que des bœufs traînaient dans les voies, ou bien ces files de porteurs courbés sous le poids de gros ballots… On ne savait plus où se diriger pour ne pas heurter quelqu’un. »

Mes nouvelles sont accessibles en ebook à mes abonnés Patreon niveau Médée. 🙂

Cette plongée dans la civilisation minoenne, la plus vieille des sociétés connues de l’Égée, vous a plu ? Si oui, abonnez-vous à ma newsletter ici : chaque dimanche, je partage avec vous un billet qui raconte la mythologie et l’antiquité gréco-romaine. À bientôt !

Sources : OLIPHANT, Margaret, L’Atlas du monde antique, Éditions Solar, 1993, Paris

La pythie de Delphes, voix d’Apollon

Au pied du mont Parnasse, l’oracle de Delphes dispense la sagesse cachée du dieu Apollon. Elle est la voix oraculaire qui guide les héros, les rois et les simples mortels. De la conquête de Delphes par le dieu jusqu’à la disparition de la pythie sous les assauts chrétiens, penchons-nous sur le mythe et sur l’histoire.

Le mythe : Apollon et la bouche oraculaire

Le sanctuaire de Delphes, et aujourd’hui ses ruines, se situent à 550 mètres d’altitude au-dessus de la vallée du Pleistos, en Grèce.

D’après les mythes, avant sa construction par Apollon qui voulait y « bâtir un temple magnifique » (Hymne homérique à Apollon), il y avait déjà un oracle. Tantôt celui de Gaïa, la Terre, qui ne parlait guère. Tantôt celui de Thémis, qui l’aurait remis de bonne grâce à Apollon.

(J’ai écrit une nouvelle sur cet oracle pré-apollinien consacré à Thémis. Vous pouvez la télécharger gratuitement !)

Pour conquérir le site et y installer sa pythie, le dieu vient à bout de Pythô, un enfant de la Terre. Débarrassés du monstre, les lieux sont libres de l’accueillir. Apollon va chercher des desservants sur les mers. Ce seront des marins crétois, dont il déroutera le navire en se transformant en dauphin. C’est pourquoi, d’après cette version de l’Hymne homérique à Apollon, ce territoire change de nom. Il s’appelait auparavant Crisa. Il devient Delphes (du grec delphís, qui veut dire « dauphin »).

Les oracles obliques de la pythie

Apollon est dit Loxias, l’Oblique, c’est-à-dire que sa parole n’est pas toujours très claire. Zeus le veut ainsi : il ne sied pas au maître de l’Olympe qu’Apollon donne aux mortels la clé des mystères de leurs destinées. Les oracles sont donc cryptiques.

Les pythies délivrent la parole d’Apollon alors qu’elles sont en transe. Leurs propos sont confus. Ils sont interprétés par des prêtres lettrés qui les reformulent en vers. D’une prophétie nébuleuse à une interprétation poétique qui sera elle-même interprétée par le consultant, le risque d’erreur est grand !

Un exemple fameux de contresens : celui du roi Crésus. Hérodote évoque l’épisode. Le roi lydien hésitait à entrer en guerre contre les Perses. Il alla questionner la pythie. Celle-ci lui déclara que, s’il traversait l’Halys (un fleuve turc), il détruirait un grand royaume. Conforté par cette réponse, Crésus se lança à l’assaut du roi perse Cyrus.

Il perdit et un grand royaume fut détruit : le sien.

Par ailleurs, l’oracle de Delphes n’est pas toujours infaillible. En 480, la pythie conseilla aux Athéniens de ne pas s’opposer à Xerxès. Celui-ci fut pourtant vaincu à Salamine.

Cela n’empêcha pas le succès persistant de l’institution jusqu’à la période hellénistique, et même au-delà. Ce succès se comprend notamment par l’importance qu’ont eu les oracles de Delphes lors de la période de la colonisation par les Grecs. En effet, les cités demandaient fréquemment conseil à la pythie avant chacune de ces opérations : quel site choisir ? quelle divinité tutélaire associer au projet ? Le succès des colonisations qui ont essaimé partout dans le bassin méditerranéen est aussi celui de l’oracle.

La Pythie en bronze de la sculptrice Marcello. Hall de l'opéra Garnier. Crédits photo : Mussklprozz.
La Pythie en bronze de la sculptrice Marcello. Hall de l'opéra Garnier. Crédits photo : Mussklprozz.

L’oracle de Delphes : une femme ou une institution ?

L’organisation de l’institution oraculaire

Chaque époque a connu plusieurs pythies simultanées, qui se relayaient pour répondre aux questions des visiteurs venus à Delphes. Plus qu’un personnage unique, il s’agissait d’une véritable institution. La pythie pouvait être consultée pour des questions très diverses, depuis les préoccupations morales des simples particuliers jusqu’aux interrogations politiques et militaires des cités et des rois.

Nous connaissons le fonctionnement de l’oracle pour le Ier et le IIe siècles grâce au témoignage de Plutarque (46-125), qui a assumé la charge de prêtre du sanctuaire. À cette époque, l’oracle pouvait être consulté uniquement le septième jour de chaque mois. En hiver, il n’y avait pas de consultation.

Il existait alors différents types d’oracles :

  • la prédiction complète ;
  • l’interprétation des auspices ;
  • l’oracle binaire (la plus économique).

Dans ce dernier cas, la pythie répondait « oui » ou « non » à la question des consultants en plongeant la main dans un récipient rempli de haricots blancs (« oui ») et noirs (« non »).

Le déroulement de la prédiction

En revanche, la prédiction complète était épuisante pour les pythies.

Plutarque nous la décrit telle que, selon lui, elle se déroulait dans les premiers temps. Les premières pythies étaient alors des jeunes filles de quinze ans issues du peuple, nous dit-il.

Entièrement nue, la pythie prenait un bain purificateur dans les eaux de la source Kastalia. Elle buvait ensuite de l’eau sacrée et deux prêtres l’accompagnaient dans le temple.

Là, ils éclaboussaient d’eau froide une petite chèvre pour savoir si l’oracle pouvait avoir lieu. Si l’animal ne bronchait pas, le visiteur devait revenir un mois plus tard. En revanche, si la chèvre sursautait, cela voulait dire que la consultation pouvait avoir lieu. L’animal était alors tué et brûlé sur l’autel en offrande au dieu.

Ensuite, la pythie inhalait la fumée d’un feu de sapin auquel on ajoutait diverses substances plus ou moins hallucinogènes, comme l’encens, le laudanum et la jusquiame. Le but recherché : lui faire atteindre un état de conscience proche de la transe. Elle mâchait peut-être aussi des feuilles de laurier, la plante-attribut dApollon, dont l’huile possède des actions narcotiques.

Dès qu’elle était prête, les prêtres la conduisaient dans l’adyton du sanctuaire (l’espace réservé à la prédiction, dont on ne sait pas grand-chose). Ils l’asseyaient sur un trépied et la consultation pouvait commencer.

La pythie était remplacée par une autre lorsqu’elle était trop épuisée pour continuer.

Gravure de Jeanron montrant l'oracle de Delphes en transe.
Gravure de Jeanron montrant l'oracle de Delphes en transe.

La destruction de l’oracle par les chrétiens

En 362, l’empereur Julien envoie son médecin et ami Oribase à Delphes. Julien est le dernier empereur païen de l’empire romain.


Sa question à la pythie : combien de temps l’oracle de Delphes va-t-il survivre à un monde qui devient peu à peu chrétien ?


La réponse est un couperet :

« Dis au roi que la solide maison est tombée, Apollon n’a plus de refuge, le laurier sacré est flétri. Ses sources sont taries à jamais, le bruissement de l’eau est désormais muet. »

Le sanctuaire est détruit quelques années plus tard. Il était certes un lieu symbolique du paganisme triomphant d’autrefois et, à ce titre, il n’avait plus sa place dans le nouvel ordre chrétien. Mais c’était aussi un lieu emblématique de la philosophie antique. Dans le pronaos du temple (son vestibule), on pouvait ainsi lire trois maximes, dont « Connais-toi toi-même » (la plus ancienne, selon Platon) et « Rien à l’excès ».


Les ruines de Delphes ont été fouillées et mis au jour principalement par l’École française d’Athènes à partir de 1892.

Vous avez aimé cet article sur l’oracle de Delphes ? Je vous invite à découvrir la pythie avant sa conquête par Apollon dans ma nouvelle Le Dit de l’oracle. Elle est à télécharger gratuitement en cliquant sur la couverture ci-dessous. Bonne lecture !

Crédits image d’en-tête : Coupe montrant la consultation de l’oracle de Delphes – Crédits-J. Laurentius-BPK Berlin-RMN.

Sources : OLIPHANT, Margaret, Atlas du monde antique, Éditions Solar, 1993, Paris

Rome : quand tout a commencé…

Les origines de Rome appartiennent certes à la légende, mais des traces archéologiques montrent que le mythe s’est nourri du concret de l’Histoire. D’Énée à Romulus en passant par Hercule, traçons à grands traits les épisodes fondateurs de la Ville qui sera un jour dite Éternelle !

Les glorieux prémices de Rome : Hercule et Énée

Une grande civilisation veut une légende qui explique son succès. Il était nécessaire que Rome ait connu des débuts hors du commun et, même en deçà des origines officielles, des espèces de prémices qui annonçaient un avenir glorieux.

Hercule, le héros de passage sur l’Aventin

Hercule (l’Héraklès grec) est un héros très aimé des Romains. Quoi de plus plaisant pour eux que de l’imaginer errant pendant ses travaux jusqu’au site de ce qui sera un jour la future Rome ?


Le contexte, c’est le 10e travail, celui qui consiste à voler les bœufs de Géryon. Hercule traverse l’Italie avec le troupeau. Il arrive aux abords de l’Aventin. Là vit Cacus, un géant cracheur de feu, fils de Vulcain.


Cacus vole quelques bêtes à Hercule. Très mécontent, le héros poursuit le géant jusque dans sa grotte de l’Aventin et le tue.


À l’époque romaine, cette histoire donnait une origine mythique au temple d’Hercule qui se trouvait sur le Forum Boarium (marché aux bestiaux de Rome). Il existe encore un temple d’Hercule Victor sur les bords du Tibre.

Temple d'Hercule Victor à Rome, sur l'ancien emplacement du Forum Boarium - Photo de Michael Wilson
Temple d'Hercule Victor à Rome, sur l'ancien emplacement du Forum Boarium - Photo de Michael Wilson

Énée, l’ancêtre de Romulus

Virgile nous conte cette histoire dans L’Énéide.


Quand Troie tombe sous les coups des Grecs, un Troyen s’échappe en portant son père sur son dos. Le père, c’est Anchise, le gentil berger qui a jadis séduit la déesse Aphrodite par sa beauté. Le fils qui le porte, c’est Énée. Le fruit de son union avec la déesse.


Énée traverse les mers jusqu’à s’installer en Italie, chez les Latins. Là, après moult péripéties, il fonde la cité de Lavinium. Il fait également souche : dans sa descendance, on compte un certain Romulus… mais aussi un dénommé Jules César.

Les origines légendaires de Rome : Romulus et Rémus

De la naissance des jumeaux à Albe…

Romulus et Rémus sont nés de l’union de Mars, dieu de la Guerre, avec une vestale, Rhéa Silvia.

Or, Rhéa Silvia n’est pas n’importe qui. Elle est la nièce du roi d’Albe, Amilius. Celui-ci a détrôné son frère, Numitor, le père de Rhéa Silvia.

Rhéa Silvia prend peur lorsqu’elle apprend qu’elle est enceinte. Elle sait qu’Amilius va ordonner la mort de ses enfants, car il craint d’être détrôné. Elle abandonne donc ses fils au fleuve du Tibre (selon d’autres versions, c’est Amilius qui les jette à l’eau).

Les eaux amènent les enfants jusqu’au pied d’une colline, le Palatin. Là, une louve les recueille et les nourrit.

Une louve… ou une louve ? En latin, le terme lupa recouvre deux réalités : la louve et la prostituée. Il est donc possible que les jumeaux aient été retrouvés et soignés par une prostituée.

On parle aussi d’un berger, Faustulus, qui les découvre auprès de la louve et les élève ensuite jusqu’à ce qu’ils aient atteint l’âge adulte.

… à la naissance officielle de Rome

Bref ! Les jumeaux grandissent et finissent par se retrouver à la tête d’une bande de bergers-brigands redoutables. Ils retournent alors à Albe pour détrôner Amilius et remettre leur grand-père Numitor sur le trône.

Leur destinée est ailleurs, elle se trouve sur les lieux où ils ont échoué et ont été nourris par la louve (qui que soit celle-ci par ailleurs !). C’est le mont Palatin et le site de la future Rome, sur les bords du Tibre.

Le 21 avril 753 avant J.-C., d’après Tite-Live, Romulus creuse le sillon qui va matérialiser les limites sacrées de la nouvelle cité. Les dieux ont déterminé l’emplacement du sillon, leur volonté a été révélée par les augures (ici, l’observation du vol des oiseaux).

Une dispute éclate alors entre les jumeaux au sujet d’une question d’aînesse. Pour provoquer son frère, Rémus franchit le sillon. Furieux, Romulus le tue. Il sera ensuite le premier roi de Rome.

Aux origines de Rome, Romulus tue Rémus. Gravure de Matthäus Merian l'Ancien (XVIIe siècle) - Bibliothèque universitaire de Dresde
Aux origines de Rome, Romulus tue Rémus. Gravure de Matthäus Merian l'Ancien (XVIIe siècle) - Bibliothèque universitaire de Dresde

Ce que disent l’archéologie et l’histoire sur les débuts de Rome

Régulièrement, des trouvailles permettent de faire coïncider les textes, les légendes et l’histoire.

Rome vers l’an 1000 av. J.-C.

Vers l’an 1000 avant J.C., d’après l’archéologie, les rives du Tibre étaient bordées de quelques huttes de forme ovale. Il s’agissait de villages de bergers qui occupaient le Palatin et quelques collines avoisinantes. C’est l’un des plus vieux sites du Latium que l’on ait retrouvés. Ces huttes, les plus anciennes de Rome se trouvent déjà dans le périmètre sacré attribué à Romulus, ce qu’on appelait alors le pomerium.

Rome au VIIIe siècle av. J.-C.

En 1985, sur le site de Rome, le professeur Cardini, archéologue, a retrouvé un fossé datant du VIIIème siècle avant J.-C., c’est-à-dire de l’époque où auraient vécu les jumeaux. Les villages de bergers s’étaient alors développés pour devenir des communautés plus importantes et diversifiées. Aux origines de Rome, ils entretenaient des rapports pacifiques avec les Grecs et les Étrusques.

Rome au VIIe siècle : les rois latins

Vers 650-600, les vestiges retrouvés indiquent l’émergence d’une ville qui se construit sur les sept collines de Rome, en commençant par celle du Palatin où, selon la légende, le berceau des jumeaux a échoué. Rome s’est développé jusqu’à inclure la vallée du Tibre. Elle est remarquablement située, puisqu’elle contrôle le franchissement du fleuve. C’est un point de passage commode entre le nord et le sud du Latium. C’est également un verrou sur la route du sel qui se trouve à l’embouchure du Tibre.

Au cours du VIIème siècle, sous les règnes des rois Tullus Hostilius et Ancus Martius, Rome agrandit son territoire en s’emparant d’Alba Longa, Albe la Longue, la cité des rois Amilius et Numitor de la légende. Plus tard, elle conquiert Ficana et d’autres villages qui lui donnent accès à la mer.

Tullus Hostilius et Ancus Martius sont les troisième et quatrième rois après Romulus et Numa Pompilius. Ces rois étaient d’origine latine ou sabine. Cela et de nombreuses influences sabines discernables dans la langue latine permettent de supposer qu’il y avait beaucoup de Sabins dans la population de la Rome primitive.

À la fin du VIIème siècle, Rome est devenue une ville. Le centre marécageux est drainé. On y installe un marché central, le Forum, qui est aussi un centre politique. Ce Forum est pavé. des bâtiments publics apparaissent : l‘autel de Vesta, la déesse du Foyer, et le palais royal, par exemple. Les sept collines sont entourées d’une enceinte. On commence aussi à construire un grand temple à Jupiter Capitolin.

Dans certains quartiers, les cabanes en chaume sont remplacées par des maisons à charpente de bois avec des fondations en pierre et des toits de tuile.

Rome au VIe siècle : les rois étrusques

Les fouilles archéologiques attestent que le Palatin a été la première colline habitée par les Étrusques qui ont dominé Rome au VIe siècle. Le premier roi est Tarquinius Priscus (Tarquin l’Ancien, 616-579). Il appartenait à une famille étrusque aisée qui s’était installée à Rome. Il est élu roi par les Romains après la mort d’Ancus Martius.

On peut supposer que, à cette époque, à Rome et dans certaines villes étrusques, certains groupes ou individus pouvaient choisir librement leur communauté et s’y faire accepter.

Les Étrusques apportèrent à Rome leur civilisation, leur artisanat et leur art, qui influencèrent profondément la culture romaine. Toutefois, Tarquin et ses successeurs furent des rois indépendants, et non des espèces de représentants d’une puissance étrangère. Les Romains finirent par renverser le dernier d’entre eux non pas car il était étrusque, mais parce qu’il s’était comporté comme un tyran aux yeux des sénateurs.

En effet, Tarquin l’Ancien avait ouvert le Sénat, qui était l’assemblée gouvernante des anciens, à d’autres personnes que les chefs des familles riches. Son successeur, Servius Tullius, créa même d’autres assemblées populaires. Lui, puis Tarquin le Superbe (Tarquinius Superbus) régnèrent sans l’assentiment de l’assemblée romaine originelle, la comitia curiata

Ce mode de gouvernance fut insupportable pour les grandes familles aristocrates. Elles renversèrent et chassèrent Tarquin le Superbe en 509. Alors commença la république romaine, qui allait durer près de 500 ans.

Tarquin le Superbe inaugurant le temple de Jupiter Capitolin à Rome - Peinture de Pierin del Vaga (XVIème siècle)
Tarquin le Superbe inaugurant le temple de Jupiter Capitolin à Rome - Peinture de Pierin del Vaga (XVIème siècle)

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Crédits image en-tête : Louve Capitoline – Sculpture en bronze montrant l’allaitement des jumeaux Romulus et Rémus par la louve – Musée du Capitole – Photo de Matthias_Lemm

Sources : OLIPHANT, Margaret, Atlas du monde antique, Éditions Solar, 1992, Paris

Les Saturnales : fêtes de la liberté ?

Les Saturnales romaines : à entendre ce mot, on imagine toutes les licences ! Ces fêtes de la Rome antique étaient-elles une vraie période de liberté ? D’où viennent-elles et quel est le rapport avec notre Noël actuel ? Partons d’abord à la rencontre du dieu qui leur a donné leur nom avant d’aller plonger dans les réjouissances !

Les Saturnales, des fêtes vouées à Saturne

Saturne, dans l’imaginaire contemporain, c’est juste l’équivalent du Cronos grec. Vous savez, le père de Zeus, le Jupiter romain. Il a d’abord détrôné son père, Ouranos. Puis, comme il s’est révélé le même genre de tyran que celui-ci, Zeus lui a pris le pouvoir.

Ce syncrétisme Saturne-Cronos ne rend pas justice au Saturne romain des origines. En effet, Saturne est un dieu italique très ancien. Il aurait été accueilli à Rome par Janus. On constate dans les écrits et les sources archéologiques qu’il est solidement implanté à Rome dès l’époque républicaine. Son temple est alors situé près du Forum (on en voit toujours les glorieux vestiges).

Saturne est lié à un âgé d’or, de bonheur et de prospérité exceptionnelles. C’est lui qui enseigne aux hommes la culture de la terre et la taille de la vigne. Il leur donne aussi leurs premières lois. On le représente toujours avec une serpe ou une faucille.


On peut donc comprendre pourquoi Saturne est associé à l’abondance, la fête et la ripaille !

Perspective nocturne sur le forum, avec à gauche l'arc de Septime Sévère, au centre le temple de Saturne et tout au fond le Colisée
Le temple de Saturne sur le Forum Romain (photo https://coinsdumonde2.blogspot.com)

Les Saturnales, fêtes de la réjouissance

Les Saturnales romaines, ou fêtes de Saturne, sont donc originellement des réjouissances paysannes. Elle ont lieu à un moment charnière de l’année : celui du passage d’une année à une autre. Ce n’est pas anodin si elles se déroulent lors du solstice d’hiver. Après cette date, les nuits vont raccourcir, la belle saison et la végétation revenir. C’est pourquoi, lors des Saturnales, les Romains s’offrent des chandelles de cire, sigillaria, qui symbolisent le soleil. Ils décorent aussi leurs maisons avec du lierre et du houx. On échange des petits cadeaux et des invitations.


Tous ces petits détails ne nous sont pas étrangers. Ils sont passés dans les fêtes de fin d’année que nous connaissons, Noël et les autres.


Les Saturnales ne sont pas seulement des fêtes des campagnes. Elles sont rapidement célébrées partout en Italie, et bien sûr à Rome ! Elles commencent le 17 décembre et durent plusieurs jours. Jules César en allonge encore la durée.


Pendant ces fêtes, on sacrifie aux dieux et on organise des banquets. Les écoles, les tribunaux et les bureaux sont fermés. Tout le monde se retrouve dans la rue pour danser en criant : « Io Saturnalia ! Bona Saturnalia ! »

Les Saturnales : des fêtes de la liberté ?

Le fait marquant des Saturnales, c’est que les règles sociales sont bousculées le temps de quelques jours.


Ces fêtes sont censées abolir la distance entre les hommes. Tout est permis à tous, y compris aux esclaves. D’ailleurs, les hommes libres ne revêtent pas leur toge. Tout le monde endosse le pileus, le bonnet d’affranchi.


On peut même voir des maîtres servir leurs esclaves ! Ces derniers ont le droit de se défouler, en paroles comme en actes, et de boire du vin sans retenue.


Fêtes de la liberté, oui… mais transitoires, car ce défoulement n’est que passager et chacun reprend la place qui lui est assignée par la Fortune aux lendemains des réjouissances.

Mosaïque de Pompéi montrant les Saturnales romaines
Mosaïque de Pompéi montrant les Saturnales romaines

Une petite plongée dans les Saturnales romaines ?

J’ai écrit une nouvelle qui suit les vagabondages d’une matrone romaine lors d’une nuit des Saturnales complètement folle, dans le sillage d’un dieu irrévérencieux et malicieux. Ce texte montre ces fêtes comme un évènement permettant la dépossession (et la re-possession) de soi.

En voici un extrait qui plonge dans le délire de la foule en liesse :

Quand Cornélia rouvrit les yeux, elle n’était plus dans Subure. La nuit était immensément vaste au-dessus d’elle, et piquetée d’étoiles qui vacillaient.


Ou était-ce elle qui tanguait, comme un navire ? Elle balançait au milieu de la foule.


« Io Saturnalia ! Bona Saturnalia ! »


Ces mots remplis de liesse la grisaient, autant que ces corps qui se pressaient contre elle et que ces mains qui frôlaient les siennes au milieu du ciel enténébré. Elle joignit ses cris aux autres. Autour d’elle, des pileus, des bonnets d’affranchi, à perte de vue, sur toutes les têtes. Quelqu’un l’en coiffa aussi.


Elle fut portée vers l’avant par la foule. Peu à peu, une silhouette immense apparut au-dessus des pileus. Un visage de pierre, penché sur un nourrisson et tout prêt à le dévorer. Saturne ! Cornélia frémit. C’était Saturne, qui avait dévoré ses enfants avant que Jupiter les libérât ! Avant qu’il entravât son père de chaînes et l’emprisonnât ici, à Rome, pour l’empêcher de laisser libre cours à sa sauvagerie !


« Saturne ! clama une voix familière à Cornélia. Celui qui arrache l’homme à sa vie ! Celui qui le libère ! »


Elle perçut vaguement, dans les remous de la foule, l’éclat rouge d’une tunique, et un rire. Une main saisit la sienne et l’entraîna au plus près du spectacle. Là, les Romains et les Romaines empoignaient les chaînes qui retenaient Saturne pour le libérer. La liberté, une fois, une seule fois dans l’année !


« Io Saturnalia ! Bona Saturnalia !


— Bona Saturnalia, grand-père ! » rugit une voix au-dessus des autres.


Les cris assaillirent Cornélia.


« Je t’emprunte tes fêtes, Saturne ! Maintenant, Romains, dansez ! »


Une houle saisit la foule, qui se mit à se balancer. Les mains se lièrent les unes aux autres. Cornélia tendit instinctivement la sienne et saisit des doigts inconnus, qui se refermèrent sur les siens avec force. Ses pieds se mirent en mouvement d’eux-mêmes. Comme un grand corps enivré, la foule se mit en branle, en trébuchant à moitié et en piétinant ceux qui n’avaient pas été pris dans la transe.

Cette nouvelle sur les Saturnales romaines fait partie de ma Bibliothèque de Médée, accessible en téléchargement à tous mes mécènes Médée parmi de nombreux autres titres.

"Les Saturnales romaines" d'André Castaigne
« Les Saturnales romaines » d'André Castaigne - 1900 (Crédit photo : carlylehold sur flickr.com)

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Crédit image d’en-tête : Les Saturnales d’Antoine Callet, 1783, Louvre

Minos : légende noire, légende d’or !

Minos dans la mythologie grecque. Le roi de Cnossos, en Crète. Le père d’Ariane et de Phèdre et l’époux de Pasiphaé. Le maître du Minotaure


Mais aussi l’un des juges des Enfers au service du dieu Hadès.


Il y a vraiment beaucoup à raconter sur ce personnage emblématique des mythes anciens. Il a même donné son nom à une civilisation : la civilisation minoenne.
Reprenons tout depuis le début.

L’origine fabuleuse de Minos dans la mythologie

Minos, c’est d’abord un héros à la lignée divine. Il naît même du plus puissant des dieux de l’Olympe : rien d’autre que Zeus.


Parmi ses nombreux coups de cœur, Zeus a convoité la princesse Europe. Pour s’accoupler avec elle, il a choisi de prendre la forme d’un taureau. Ainsi va naître Minos.


(Si vous vous demandez pourquoi le dieu recourt toujours à de telles métamorphoses pour conclure avec ses amantes, c’est peut-être parce que celles-ci ne sauraient survivre à la vision d’un Zeus en pleine majesté. En témoigne la pauvre Sémélé, la mère de Dionysos.)


Le taureau, donc. On en reparlera.


Zeus n’élevant pas lui-même ses enfants, surtout mortels, Minos est confié à Astérion, roi de Crète.

Mosaïque romaine de Campanie datant du Ier siècle et montrant l'enlèvement de la princesse Europe par Zeus changé en taureau.

Minos, aussi coureur que son père !

Minos est un beau gosse séduisant et aussi chaud lapin que son Zeus de père. D’après les mythes, sa force et son courage le rendent irrésistible aux yeux des femmes. C’est le cas de :

  • Scylla, la fille du roi de Mégare ;
  • Périboea, l’une des Athéniennes envoyées en tribut au Minotaure.

Il aime aussi les jeunes garçons. On lui attribue parfois l’invention de la pédérastie.


Toutes ces aventures ne plaisent pas du tout à sa femme. Car il en a une : c’est Pasiphaé, une petite-fille du Soleil, comme Médée. La ressemblance avec cette dernière ne s’arrête pas là. Des histoires content qu’elle aussi a des pouvoirs magiques. De la même façon que Médée, elle va s’en servir par amour (ou par dépit amoureux !). Elle jette un sort à son époux. Désormais, des scorpions et des serpents sortent du sperme de Minos et dévorent ses conquêtes !


De son mariage avec Pasiphaé, Minos a plusieurs enfants, dont Androgée, Ariane et Phèdre.

Comment Minos devient roi

Devenir roi, pour Minos, ce n’était pas une évidence. Il avait deux frères, Sarpédon et Rhadamante. Lorsqu’Astérion, son père adoptif, meurt, Minos parvient à envoyer ses deux frères en exil. Puis, pour affirmer son pouvoir, il proclame que c’est la volonté des dieux.


Comment le prouver ? Très facile, déclare Minos. Il suffit qu’il demande à Poséidon de soutenir ses prétentions en répondant à sa prière. Que le dieu des océans fasse sortir un taureau de la mer ! Ce sera un signe que lui, Minos, doit régner sur la Crète.


Aussitôt demandé, aussitôt accordé. Le taureau jaillit des eaux et le trône est donné sans discussion à l’ambitieux fils de Zeus.


En passant, on voit que, après la métamorphose de Zeus, le taureau revient au cœur du récit. Il va devenir un emblème de la royauté crétoise et de Minos dans la mythologie grecque.

Quand Minos fait une bourde

Dans sa prière à Poséidon, Minos a promis de sacrifier le taureau au dieu.


Le problème, c’est que le taureau envoyé par Poséidon est vraiment très beau. On n’en a jamais vu de tel. Minos n’a pas du tout envie de le perdre. Il le met discrètement dans son troupeau et sacrifie à la sauvette un autre animal plus commun. Ni vu, ni connu, pense le roi, qui manifeste ainsi la très grande confiance en lui qui le caractérise.


Bien entendu, Poséidon n’est pas content et il va le montrer. D’abord en inspirant au taureau une sauvagerie inquiétante, qui va se manifester dans son futur rejeton.


Ensuite en provoquant chez Pasiphaé, l’épouse du roi, une irrépressible attirance pour cet animal hors du commun.
La suite, on la connaît (je la raconte dans le détail dans cet article : c’est la naissance du Minotaure de la mythologie).

Minos sur un dragon, détail d'un monument dédié à Dante Alighieri à Trente (Italie).
Ce Minos-là est inspiré de celui de Dante (voir plus bas). Je trouve qu'il a la posture qu'on peut imaginer du grand roi sûr de lui.

Minos, grand roi aimé des dieux

C’est parce qu’il avait foi en son destin et confiance en ses dieux protecteurs que Minos s’est montre ambitieux et qu’il a réussi à conquérir le trône de Cnossos. C’est la même confiance qui l’a poussé à braver la promesse faite à Poséidon de lui sacrifier le taureau.


En effet, dans les récits, Minos se caractérise par sa très grande confiance en lui et par son courage exemplaire. Il peut se le permettre : il a l’appui des dieux ! De Zeus, bien sûr, mais aussi de Poséidon, un autre poids lourd du panthéon, avant qu’il ne l’irrite avec l’affaire du sacrifice.


Le Minos qui papillonne effrontément de femme en femme est souvent éludé au profit de ce grand roi. À cet égard, il est auréolé d’une réputation très flatteuse. Lorsqu’il faut gouverner et faire face aux ennemis, c’est un homme à la fois juste et intraitable. On le craint et on le respecte pour son intransigeance. Ses décisions sont irrévocables.


Les lois édictées par Minos sont présentées comme remarquables et on les donne en exemple dans bien des pays. Le roi ne les doit pas à sa seule sagesse. Tous les neuf ans, il se rend à la caverne de l’Ida qui se situe sur l’île de Crète. Zeus y serait né. Là, le dieu inspire à son fils Minos les décisions à prendre et les lois à édicter pour gouverner justement.


(Bon, la substitution du taureau de Poséidon avec une autre bête plus commune ne cadre pas vraiment avec la réputation de sagesse et d’implacable sens de la justice qui caractérise le personnage.)


Il arrive aussi que le Minos de la mythologie soit décrit comme bon et doux, mais ce n’est pas ce qui ressort le plus dans ses hauts faits.

La Crète de Minos en guerre contre la Grèce

Il est possible que le mythe de Minos et du Minotaure recouvre une réalité historique : celle d’un conflit ou d’une rivalité entre la civilisation crétoise et celle qui est en train de se développer en Grèce continentale.


Minos est en effet un roi guerrier à la tête d’une puissante armée. Il nettoie d’abord la région des pirates qui infestent la région.


Il a ensuite maille à partir avec la ville d’Athènes et le roi Égée qui la gouverne (et qui est le père de Thésée). Des Athéniens ont en effet tué son fils Androgée alors que celui-ci se trouvait dans la cité. Minos va venger sa mort. Il profite que la cité soit affaiblie par une épidémie de peste et la réduit à merci. C’est alors qu’il impose aux Athéniens le tribut au Minotaure. Tous les neuf ans, sept jeunes Athéniens et sept jeunes Athéniennes seront livrés au monstre né des amours de Pasiphaé et du taureau de Poséidon.


Minos va également s’emparer de la cité de Mégare en séduisant la fille du roi, Scylla. Celle-ci trahit son père pour livrer la ville au fils de Zeus.


Minos impose ses lois et sa paix aux îles égéennes et il répand la civilisation crétoise (minoenne) bien au-delà de son île. Son autorité est reconnue partout et sa suprématie n’est bientôt plus contestée.

De la mort dans une baignoire à la consécration aux Enfers

La mort de Minos n’est pas à la hauteur de sa légende, mais elle est la conséquence de son intransigeance farouche… et de son trop grand intérêt pour les femmes qui ne sont pas à lui !


Tout vient avec l’architecte Dédale. Celui-ci a construit la génisse de cuir grâce à laquelle Pasiphaé a pu s’accoupler avec le taureau de Poséidon. Il a également érigé, sur ordre de Minos, le labyrinthe dans lequel le Minotaure a été enfermé.


Le problème, c’est que Thésée a réussi à en sortir. Furieux, Minos enferme l’architecte à l’intérieur. Dédale réussit à s’en échapper et trouve refuge chez le roi Cocalos, en Sicile.


Bien sûr, Minos ne saurait permettre qu’on le quitte ainsi. Il le poursuit donc avec toute une armée. Il rencontre Cocalos — mais aucune trace de Dédale.

Peinture de Rubens : Dédale et le Minotaure
Une peinture de Rubens que je trouve singulière : on y voit Dédale et un drôle de Minotaure, visiblement au corps d'animal et au visage semi-humain ! Musée des Beaux-Arts de La Corogone en Espagne.

Le Minos de la mythologie vaut bien l’ingénieur de génie lorsqu’il s’agit de ruse. Il lance un défi. Qui parviendra à faire passer un fil dans les spirales d’une coquille d’escargot ?


Bien entendu, Dédale ne peut résister à ce défi fait à son intelligence. Alors que tous échoue, il trouve une solution. La rumeur de ce succès parvient aux oreilles de Minos. Quelqu’un a attaché le fil à une fourmi !


Minos devine immédiatement qui est à l’origine d’une solution aussi ingénieuse. Aux abois, Dédale demande à Cocalos et à ses filles de lui venir en aide. On le sait, le sémillant fils de Zeus ne peut pas résister aux attraits de la gent féminine. Lorsque Cocalos lui propose de partager un bain avec ses trois filles, Minos accepte volontiers. Mais la baignoire est une invention de Dédale… Minos y meurt ébouillanté.


Cette mort peu glorieuse n’empêche pas Hadès de choisir Minos comme l’un de ses trois juges des Enfers. Le dieu souterrain rend ainsi justice à la réputation de sagesse et d’intransigeance du roi qui avait gouverné sur la plus grande puissance de son temps.


Minos est resté juge pour les morts dans La Divine Comédie de Dante, écrite au XIVe siècle, mais cette fois dans une perspective chrétienne. Il ne parle pas, mais il est affublé d’une queue de démon !

Là se tient Minos horrible et grinçant.
Il examine les fautes à l’entrée :
il juge et il expédie par les tours de sa queue.

Je dis que quand l’âme mal née
vient devant lui, toute elle se confesse,
et lui, qui connaît des péchés,

voit quel lieu de l’enfer est pour elle.
Il se ceint de sa queue autant de fois
que de degrés il veut qu’elle descende.

(L’Enfer, Chant V, 4-12)

Minos : gravure de Gustave Doré pour l'ouvrage L'Enfer - La Divine Comédie de Dante
Voici Minos dans une illustration de Gustave Doré réalisée pour une édition de La Divine Comédie ! On remarque la fameuse queue de démon qui s'enroule autour de son corps pour désigner le cercle des Enfers où vont être envoyés les morts coupables de péchés.

Minos dans mes écrits littéraires

Je concède ne pas être particulièrement amoureuse de ce personnage de Minos, un peu trop sûr de lui, un peu trop coureur, un peu trop opportuniste et manipulateur. Il est toutefois revenu plusieurs fois sous ma plume.

Chaque mois, j’écris une nouvelle à l’intention de mes mécènes (niveau Cassandre). Ce sont eux qui choisissent le héros ou l’héroïne du récit. Or, ces derniers mois, on m’a proposé de traiter le Minotaure, Hadès et Ariane. Il était évident que le Minos de la mythologie pointerait le bout de son nez dans ces divers récits !

Je lui ai notamment consacré un certain nombre de lignes dans ma nouvelle Le Cœur du monstre, dont le personnage principal est le Minotaure. En voici un extrait qui vous montre comment j’ai réinterprété le mythe :

Qu’a pensé le roi Minos lorsqu’il a passé le seuil de la pièce et a posé les yeux sur moi ?


Il rentrait tout juste d’une campagne maritime contre les pirates qui infestaient les côtes de l’île. Le roi s’était lui-même battu ; il avait les vêtements couverts d’écume ensanglantée. Enfin, il retournait dans la sécurité de son palais et voilà qu’il retrouvait un monstre difforme près du lit de sa femme et le cadavre de celle-ci déjà enveloppé dans ses voiles mortuaires.


J’aurais pu l’appeler père, comme toi, comme Androgée et comme Phèdre. Mais il n’en était pas question pour le roi. Plutôt que se flétrir, il préférait flétrir le nom de sa reine. Morte, elle ne pouvait pas nier l’abominable copulation avec le taureau blanc. J’en étais le fruit. Quelle autre origine à cette monstruosité ? Bien sûr, il avait offensé le dieu Poséidon en refusant de lui sacrifier le magnifique animal issu des eaux. Mais le dieu, non, n’avait certainement pas frappé directement dans le sein de la reine en maudissant un fils né du roi. Non, non ! Il avait inspiré à Pasiphaé une passion irrépressible pour la bête, à laquelle elle avait succombé.


Une histoire plus convenable pour lui, qui ne souillait pas sa semence et sa descendance. Androgée resterait le seul fils, et moi un intrus et un paria.


Cela, il le verbalisa immédiatement, aussitôt qu’il me vit. En souverain habile et en homme impitoyable, Minos eut ces mots :


« Poséidon m’a puni en corrompant la reine. Accordons-lui la paix en éloignant cette chose d’elle. Qu’on l’emmène aux étables et faites-le nourrir par une vache ! Il n’y a pas de place ici pour ce veau. »

Voici donc Minos dans la mythologie grecque, un grand roi de Crète, marqué par le symbole du taureau et juge dans l’Hadès aussi bien que dans l’Enfer chrétien. J’espère que ce petit topo vous a plu !


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Sources :

Comte, Fernand, Larousse des mythologies du monde, Larousse, 2004

Dante, La Comédie Humaine, Desclée de Brouwer, 2021

Crédits image d’en-tête : bigfoot

Quand vient Aurélie Luong…

Un livre de dark fantasy qui n’épargne rien, ni ses personnages, ni ses lecteurs ? Essayez Quand vient la horde, d’Aurélie Luong ! Je l’ai interviewée, histoire de voir comment naissent ces récits sombres dans l’esprit de leurs auteurs. Faisons une petite plongée dans le monde merveilleux de la dark fantasy !

Aurélie Luong, autrice de Quand vient la horde

Mais d’où vient cette dark fantasy ?

Marie – Bienvenue sur mon blog, Aurélie ! Merci à toi de me donner l’occasion de parler dark fantasy et héroïne torturée, un genre et une thématique qui, tu le sais, me sont chers. 😀

Tu es l’autrice de Quand vient la horde, un roman sombre et brutal qui retrace la confrontation d’un héros idéaliste à la dure réalité de la vie. (Corrige-moi si besoin !). Alors, dis-moi : d’où vient toute cette noircitude ?

Aurélie — Merci à toi pour ton invitation. J’adore tes interviews, je suis donc en joie 🙂


En effet, je crois que nous avons en commun (entre autres esthétiques) l’amour des personnages tourmentés. Je suis bien incapable de te dire d’où cela me vient. Quand je me retourne sur les œuvres que j’ai adorées dans ma jeunesse, sur les petits textes écrits au primaire, c’est présent depuis le début. Combien de fois ai-je lu, enfant, Mon bel oranger — alors que je n’ai plus le courage de le lire aujourd’hui ? Si j’avais eu la cassette vidéo (oui, années 90 nous voilà), combien de fois aurais-je regardé Rox et Rouky s’entredéchirer ? Pourquoi ai-je eu tel coup de cœur en découvrant Zola avec L‘Œuvre, où Lantier ne fait que sombrer de plus en plus au fil des pages ?


Peut-être que tout ça est lié au réalisme supposé amené par de tels motifs, qui m’intéressait davantage que les contes de fées. Ou peut-être que cela tient au fait que les personnages de ces histoires développent, sous les tourments et les fantômes, une résilience et une profondeur qui les rend terriblement humains.


Malgré tout, j’adore les personnages solaires ou du moins positifs, comme peut l’être Ivan dans Quand vient la Horde, parce qu’ils possèdent une persévérance et une droiture que je leur envie. Et sans doute que de tels personnages ne s’incarnent qu’en présence d’ombres particulièrement épaisses.

Couverture du livre Mon bel Oranger de José Mauro de Vasconcelos
Couverture du livre L'œuvre d'Émile Zola

Marie — Parlons d’Ivan, justement. C’est le héros idéaliste par excellence. Il fait face à Yekatelina, ce personnage plongé dans les ombres épaisses, et qui tend à y aspirer Ivan. Comment t’es venue l’idée de ces deux personnages ? Ils sont totalement antinomiques, et pourtant (ou à cause de ça) leur rencontre semble évidente, en tout cas d’un point de vue narratif. 😀

Aurélie — Je ne connais rien qui ne soit aussi passionnant et entêtant que les contrastes, les différences, les oppositions. Entre les personnages, bien sûr, mais aussi entre les façons dont les thèmes du récit sont conjugués, entre les décors, les lumières, les valeurs, les trajectoires, partout.


Pour Ivan et Yekatelina, je ne mentais pas dans les quelques mots de présentation qui précèdent le roman : ils me sont venus dans ma salle de bain, un pied par-dessus la baignoire ! Toute la dernière scène y était, entière, foudroyante. À cette époque, j’arrivais à la fin de mon premier roman (non publié). Il m’avait enivrée jours et nuits pendant quatre ans mais je savais qu’il approchait de son terme. Je refusais de m’arrêter là, et en même temps, j’étais en panique : je n’avais aucune autre idée. J’avais beau réfléchir, fouiller, chercher des concepts, c’était le vide complet. Jusqu’à cette fameuse douche. Qui étaient ces deux personnages ? Je n’avais qu’à gratter pour qu’ils m’apparaissent. Ce n’est pas moi qui les ai créés, ils se sont révélés. Et ils ont très peu changé entre ce moment et la version finale du récit (ce qui n’est pas le cas de beaucoup d’autres éléments du roman !).


Je précise cependant qu’à ce moment-là, si j’ai été soulagée d’avoir une nouvelle idée et malgré ses chants de sirène obsédants, je l’ai repoussée – il était hors de question que je ne termine pas mon premier roman. Peut-être parce qu’elle s’est vexée, la sirène s’est détournée. La rattraper par la queue a été une lutte de haut vol, qui a à vrai dire pris tout le temps d’écriture du premier jet.

Le processus d’écriture : des personnages au reste

Marie — Tu es donc partie d’une scène et de deux personnages qui se sont imposés à toi, un peu comme Athéna est sortie toute armée de la tête de Zeus. 😀 Est-ce souvent le cas, je veux dire : pars-tu souvent des personnages avant le reste ? Et ensuite ? Comment construis-tu l’intrigue, et l’univers au besoin ? Est-ce que tu te laisses porter par ta muse au jour le jour ou est-ce que tu élabores un plan rigoureux de ton histoire ?

Aurélie — Toujours les personnages. C’est par les personnages que je vais tomber en pâmoison devant une œuvre, et ce sont les personnages qui m’apportent le plus de plaisir lorsque j’écris. Ils viennent toujours en premier ; le reste, l’histoire, l’arène, ne sont qu’un écrin dans lequel ils vont pouvoir tout à fait se déployer.


Mes intrigues en elles-mêmes sont généralement construites au service des personnages : je sais quelle évolution, quelle trajectoire je veux leur donner, et je réfléchis aux événements qui peuvent les y amener. Qu’est-ce qui sera assez fort pour les faire évoluer, pour les obliger à faire face à leurs démons ?


Quant aux décors, jusqu’à présent, ils se sont toujours imposés très soudainement, comme s’ils m’attendaient en embuscade, prêts à s’emboîter parfaitement avec les ébauches qui tournaient dans ma tête.

Pour mon premier roman, c’était en regardant un documentaire sur Arte. Pour la Horde, lors d’un voyage professionnel au Turkmenistan. Pour le roman suivant, au cours d’un séjour en Iran. Et le tout dernier, qui attend d’être écrit, s’est révélé en admirant plusieurs des photographies de Sebastião Salgado.


Sur le processus, je dirais que je me cherche encore. Ne pas savoir où j’allais m’a longtemps empêchée, et plusieurs de mes romans, dont Quand vient la Horde, ont été écrits après rédaction d’un plan détaillé – suivi ou non, d’ailleurs.

Cependant, je suis actuellement en période de réconciliation avec ma Muse et je me lance dans des expérimentations assez peu préparées, voire pas du tout.

Les résultats ne sont pas inintéressants pour l’instant, même si je suis parfois en panique de ne pas savoir où l’histoire va s’achever.


Par contre, je suis toujours très rigoureuse sur les recherches que je peux faire et sur la construction de mon univers.

Un livre de dark fantasy… qui fait voyager

Marie — Puisqu’on en vient à l’univers, on peut s’arrêter un peu à celui de la Horde. Quand je lis le récit d’Ivan et de Yek, des images s’imposent à moi, venues de Russie aussi bien que d’Extrême-Orient. Pour moi, c’est un des grands plaisirs de cette lecture : ce sentiment d’évasion. Tu parles du Turkménistan : qu’est-ce qui t’a interpellée, qu’est-ce qui t’a séduite ? Est-ce que tu as été chercher ailleurs l’inspiration pour étoffer un peu tout ça ? Beaucoup de recherches documentaires, donc ?

Aurélie — Je te parlais un peu plus tôt du roman écrit avant la Horde. Il se trouve que c’était un roman historique, sur lequel j’avais passé des années de recherches (j’entretiens des souvenirs émus des jours passés dans la merveilleuse Bibliothèque Nationale). Après ça, je me suis juré « Plus jamais » ! Pour le roman suivant, j’avais envie de tout créer de zéro, de partir dans un grand n’importe quoi qui plairait à mon impérieuse flemme. Sauf que je me suis vite fait rattraper par mes démons et finalement, j’ai passé énormément de temps à me renseigner sur mes deux sources d’inspirations principales : la Russie et la Corée. Ce sont les références les plus évidentes, mais dans mon Vastanya, l’empire que j’ai créé, on peut également y trouver un fond de Rome, avec sa cité-état qui a dominé toutes ses provinces et a vu naître l’une des plus importantes religions monothéistes, ainsi qu’une touche d’URSS, dans ses velléités de domination et sa déliquescence.


On arrive alors au Turkménistan : ces accents de Russie et d’URSS se sont imposés lors de mon premier voyage là-bas. Le Turkménistan, situé au nord de l’Iran, est une ancienne république soviétique célèbre pour sa capitale d’un blanc absolutiste, des immeubles en marbre jusqu’aux abris bus déserts. J’ai été frappée par la façon dont, malgré plus de 150 ans d’histoire commune (si on peut la qualifier ainsi), les turkmènes et les russes ne s’étaient pas mêlés. Les élites restaient principalement russophones tandis que le reste de la population conservait une culture turkmène. C’est ce hiatus que j’ai voulu mettre en scène.


Quant à la Corée, elle s’est imposée bien tard. Originellement, j’avais placé le roman dans un décor mongol (ce qui est devenu le Sigertei, dans la version actuelle). Parce que je suis enivrée de grands espaces, parce que je rêve d’errer en Mongolie, parce que les cultures nomades me fascinent, et parce que les sonorités des deux langues étaient suffisamment distinctes. Tout le premier jet a été écrit dans cet univers et, je t’en ai un peu parlé plus haut, s’est révélé être un petit calvaire. Puis, quand est venu le temps des corrections, j’ai eu une illumination (encore). La Corée, que j’avais eu la chance de découvrir lors d’un déplacement professionnel de trois mois, m’appelait dans plusieurs aspects de ma vie. C’était là qu’il fallait que je place le roman. C’est à ce moment-là que tout est devenu si fluide avec la Horde et que je me suis enfin laissée transporter par ce roman. L’appel a été tellement fort que je suis retournée en Corée en 2018, cette fois en ayant mon roman en tête. Autant te dire que j’ai pris note de centaines de détails sur la vie quotidienne telle que pouvait la vivre les gens du peuple à l’époque Joseon, mais aussi sur la forêt, les montagnes, les rochers, les feuilles mortes, tout !

Vue sur Ashgabat, capitale du Turkménistan
Vue sur Ashgabat, capitale du Turkménistan

Marie — Et voilà pourquoi c’est si immersif. *-* Bon, pour finir, parle-nous de tes projets ! Où vas-tu nous faire voyager ? (Parce que, note aux lecteurs ! Avec Aurélie Luong, si vous ne l’avez pas compris, on voyage !).

Aurélie — J’ai pas mal de périples sous le coude ! En ce moment, je suis pleinement dans la réécriture de mon premier roman. Je passe d’une version chorale à la troisième personne et passé simple à un récit très incarné à la première personne et présent. C’est une première pour moi et j’avoue que j’y prends un plaisir indicible. Le roman se passe pendant la conquête de l’Espagne par les Berbères, en 711, dans un monde légèrement altéré par une magie du vent et par le souffle de djinns (s’ils daignent enfin se révéler sous mes doigts). Je me glisse dans la peau d’un guerrier berbère dont l’âme est habitée par le désert qui l’a vu grandir et qu’il a dû quitter, et qui est porté jusqu’à l’extrême par l’amitié inconditionnelle qu’il conçoit envers l’un de ses frères d’armes. C’est un roman solaire, dans un style littéraire assez différent de Quand vient la Horde, mais qui possède une part d’ombre qui va ne faire que grandir (si les personnages respectent mes intentions !).


Dans l’un des tiroirs de mon bureau, qui languit de se voir corrigé, m’attend un roman aux inspirations mésopotamiennes. On retrouve un duo de personnages (décidément, j’aime la dualité), deux anciennes ennemies qui vont devoir collaborer au cœur d’une cité-état au bord de l’insurrection. L’une est une ancienne générale tombée dans la déchéance et dans l’alcool, l’autre une épouse royale qui a voulu se faire reine malgré sa condition de genre et en a été déposée. C’est un roman qui me tient particulièrement à cœur, non seulement pour son contexte et pour la brutalité viscérale de la générale, mais aussi car il met en scène deux femmes matures, qui ont clairement dépassé l’âge standard des personnages de fantasy.


Enfin, dans un coin de ma tête rue un projet baigné de touffeur et de forêts amazoniennes, d’êtres capables de se changer en animaux et de braconniers. C’est un projet où j’ai envie de lâcher les chevaux, de voir où l’enchaînement des événements peut me mener quand je ne lui passe pas la bride.


Bon, et je ne parle pas du reste 🙂

Marie — Comme c’est alléchant ! Merci beaucoup du temps pris à répondre à mes questions et je te souhaite le meilleur pour la suite !

Aurélie — Mille mercis à toi !

Vous trouverez Quand vient la horde très facilement en librairie et sur Internet. Et pour suivre l’actualité de cette autrice prometteuse et ne pas rater son prochain livre de dark fantasy, rendez-vous sur son site Internet et sur Instagram et Facebook

Crédit image d’en-tête : illustration du roman Quand vient la horde par Benjamin Carré.

Minotaure, qui es-tu ?

Le Minotaure de la mythologie grecque est un monstre. Mais un monstre unique dans son genre. Le seul représentant de son espèce : tête de taureau, corps d’homme. Son histoire est sacrilège, et transgressive même pour notre époque.


Je vous invite à la découvrir dans le détail et à vous poser aussi cette question : peut-on imaginer un Minotaure qui ne soit pas monstrueux ?


Bonne lecture !

Minos et l’affront à Poséidon

Minos est le fils de Zeus et d’Europe, qu’il a fécondée en empruntant la forme d’un taureau. Le taureau est déjà là, aux origines.

Il est élevé par Astérion, roi de Crète. Il a pour frères Sarpédon et Rhadamante.


Lorsqu’Astérion meurt, Minos réclame la royauté. Pour évincer ses frères, il lui faut un appui fort. Pourquoi pas celui des dieux ? Il tente le sort en en appelant à Poséidon. Que celui-ci fasse émerger de la mer un taureau, s’il soutient ses prétentions à régner ! Minos promet de lui sacrifier ensuite l’animal.


Le phénomène se produit aussitôt. Poséidon est bel et bien son allié dans la course à la royauté ! Toute opposition à ses prétentions devient impossible et Minos devient roi de Crète.


C’est à ce moment-là que, selon le mythe, le taureau devient l’emblème de la royauté crétoise.


Seulement, voilà : le taureau offert par Poséidon est magnifique et Minos n’a plus vraiment envie de le sacrifier. Il le remplace secrètement par un autre animal plus commun. Bien sûr, Poséidon remarque l’entourloupe. Il est furieux. Sa vengeance sera terrible.

Cnossos - Fresque au taureau
Palais de Cnossos, Crète - Fresque au taureau

Vengeance de Poséidon et mariage impie

Pour se venger de Minos, le dieu des Océans s’en prend à lui de manière indirecte. La malédiction viendra par sa femme, Pasiphaé. Poséidon lui inspire une passion charnelle dévorante pour le taureau. Les désirs de la reine sont si violents qu’il lui faut absolument les assouvir. Comment ? L’animal est une bête terriblement sauvage, elle risque la mort à se présenter à lui.


Elle demande l’aide de l’architecte de Minos, Dédale. Celui-ci fabrique une génisse faite de bois et de cuir. Pasiphaé y prend place. Le simulacre est si réussi que la taureau n’y voit que du feu. L’accouplement a lieu.


Toute relation charnelle entre homme et bête était jugée monstrueuse déjà chez les Grecs. Elle rejoignait la grande famille de l’anosios gamos (mariage impie) dans laquelle on classait aussi l’inceste et la relation sexuelle interdite avec un dieu.


De ces amours sacrilèges-ci doit fatalement naître un monstre. Ce monstre, le voici. C’est le Minotaure de la mythologie, c’est-à-dire le Taureau de Minos.

Le labyrinthe et le tribut au Minotaure

Minos est épouvanté par le monstre qui est né à sa femme. Que peut-il en faire sans aggraver la colère de Poséidon ? Il décide de l’enfermer et demande à Dédale, toujours lui, de construire un immense palais labyrinthique pour le monstre. L’édifice est constitué d’une foule de pièces et de couloirs qui sont imbriqués les unes dans les autres. Personne ne peut y retrouver son chemin.


Pour faire bonne figure, Minos décide aussi d’un sacrifice au monstre. Dans les mythes, ce roi est considéré comme un politique de premier ordre, et il le prouve ici.


Car son fils Androgée a été assassiné par les Athéniens. Minos les soumet et leur impose un tribut. Tous les neuf ans, sept jeunes hommes et sept jeunes filles. Ils seront donnés en pâture au monstre.

La mort du Minotaure de la mythologie : Thésée

C’est sans compter Thésée, le fils du roi d’Athènes, Égée. Il se désigne lui-même comme l’une des victimes avec l’intention arrêtée de faire cesser le massacre. En passant par Cnossos, il séduit Ariane, la fille de Minos. Celle-ci lui donne une pelote de fil (le fil d’Ariane) grâce à laquelle le héros est certain de retrouver la sortie du labyrinthe après sa victoire sur le monstre.


Tout se passe comme prévu. Thésée vainc, le Minotaure meurt, les tributs cessent. Tout le monde est content (sauf Ariane, qui va finit abandonnée par le héros grec sur le chemin du retour — mais le destin d’Ariane est une autre histoire, à lire ici !).

Un Minotaure plus humain ? Astérios

Il existe un décor sur céramique qui représente Pasiphaé enlaçant tendrement un Minotaure enfant sur ses genoux. C’est une tasse de vin étrusque du début du IVe siècle avant J.-C.

 

Tasse étrusque montrant Pasiphaé et le Minotaure enfant.
Tasse étrusque montrant Pasiphaé et le Minotaure enfant. IVème siècle avant J.-C.

C’est une image touchante d’un Minotaure moins diabolisé. Moins monstrueux. On la rencontre rarement, même dans la littérature contemporaine, mais c’est celle que j’avais envie d’adopter lorsque j’ai eu l’occasion d’écrire une nouvelle sur ce personnage de la mythologie grecque.


En effet, dans le cadre de mon Patreon, je propose à mes mécènes de choisir un personnage de leur choix dans la mythologie ou l’antiquité grecque ou romaine. J’en fais le héros d’une nouvelle. Le premier personnage qui a été choisi au lancement a été le Minotaure !


Aussitôt, mon imagination s’est mise en branle. Très intuitivement, j’ai plongé dans la tête du minotaure. Astérios, c’est ainsi qu’il s’appelle dans certaines histoires. Un rappel au père de Minos, qui se nommait Astérion.


En plongeant dans la tête même d’un monstre, on ne peut que l’humaniser. Mon Minotaure est devenu un personnage sensible et acculé à sa posture de monstre. Au fil du récit, j’ai déployé les autres personnages de cette tragédie, Pasiphaé, Minos, Ariane et Thésée, en réinterprétant leur mythe originel.


J’ai aussi eu le grand plaisir de développer le personnage méconnu d’Androgée, le fils de Minos, le frère du Minotaure de la mythologie. Il est la source du conflit entre le roi de Crète et Athènes, et donc le prétexte au tribut athénien exigé par Minos et envoyé au Minotaure. Pour moi, il est devenu l’occasion de narrer une relation fraternelle ambiguë et puissante entre l’homme et le monstre.


Cette nouvelle sera intégrée à une anthologie papier à la fin de l’année 2023.

« Avant moi…


Avant moi, tu étais déjà là, ma sœur. Les premiers jours, les premières heures, tu les as vécus, quand pour moi ils ne sont qu’un passé évanoui.


Tu m’as dit avoir assisté à ces premiers instants durant lesquels j’ai aspiré l’air de ce monde. Est-ce vrai ? Peut-être as-tu simplement voulu adoucir l’amertume et l’âcreté de ce que j’ingurgitai alors. Des brassées d’air empuanti par la haine et la violence.


Mais peut-être est-ce vrai, après tout. Peut-être bien que tu étais vraiment cachée sous ce fauteuil en osier de notre mère, la reine, dans ses appartements. Peut-être que tu as écouté ses gémissements de douleur en même temps que celui du vent et des vagues toutes proches. Tu m’as dit que les baies donnaient sur la mer et le port de Cnossos.


Qu’en saurais-je ? Je ne me souviens presque que des murs de ma prison.


Ah ! j’ai envie de t’imaginer là, dans cet espace que tu m’as souvent décrit. Toute petite, petite chose que je pourrais porter dans le creux de ma main. Tu avais juste trois ans. Tu n’as jamais parlé de ta peur à voir notre mère mettre bas ainsi, accroupie sur une peau de chèvre à même le sol, les genoux relevés et les cuisses écartées. Ma grande sœur, que je t’aime, d’avoir rendu cette description de ma naissance merveilleuse, et non horrifique.


On dit que cela a duré des heures et que notre mère a horriblement souffert. Cela, je l’ai su des esclaves et des gardes, pas de toi, bien sûr. Ah ! Et d’Androgée. Androgée, notre frère. Je veux dire le mien aussi, en dépit de sa haine douloureuse. Il m’a assez signifié que nous n’avions rien en commun, pas même notre mère, lorsqu’il m’acculait dans les couloirs pour me donner des coups de pied dans le ventre. Pourtant, hormis toi, il a été le seul à me reconnaître une existence, même si pour cela il employait la violence.


J’étais si petit, alors. Je commençais à peine à marcher sans trembler sous le poids de ma tête monstrueuse. Les choses ont changé quand j’ai affermi mon pas et relevé les cornes. »

Statue du Minotaure de Franck Perez
Statue du Minotaure de Franck Perez

Le Minotaure de la mythologie grecque est un être fascinant qui interpelle un peu de nous. Peut-être est-ce notre part sauvage, qui réclame parfois de s’exprimer plus brutalement dans les situations qui nous frustrent et nous oppressent ? Il sera très certainement réinterprété pendant longtemps encore pour tout ce qu’il dit de nous.


Vous aimez la façon dont je vous fais voyager en Grèce mythologique ? Laissez-vous immerger plus intensément avec Le Dit de l’oracle, une nouvelle sur la Pythie de Delphes disponible gratuitement ici. Bonne lecture !

Crédits image d’en-tête : bigfoot

Sources : Comte, Fernand, Larousse des mythologies du monde, 2004