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La Syrie romaine, terre de cités

« [Auguste…] qui a agrandi l’Hellade d’une foule d’autres Hellades et hellénisé le monde barbare dans les régions les plus importantes. » (Philon, Legatio ad Caium, 147)

Comme l’a dit l’auteur Philon d’Alexandrie (20 av. J.-C.-45 ap.), Rome a eu à cœur d’urbaniser son Empire sur le modèle grec. Les cités en Syrie romaine ne font pas exception : ce sont Césarée Maritime, Samarie-Sébastè, Sepphoris, Aelia Capitolina, Bérytos, Ptolémaïs, Doura-Europos, etc.

Comment la Syrie s’est-elle urbanisée sous les empereurs romains ?

La Syrie urbaine quand Rome arrive

Les rois hellénistiques ont créé des cités en Syrie, bien avant que Rome s’installe dans la région. Mais cette urbanisation est très inégale. Les rois séleucides fondent des cités surtout au nord et sur les côtes.

Lorsque Rome arrive, toutes ces cités sont aussi grecques les unes que les autres. On ne voit aucune différence entre les Grecs d’origine et les Syriens hellénisés. Beaucoup de villes se sont construit un brillant passé mythique et des légendes de fondation qui s’inscrivent dans un passé grec ancien. Si elles n’ont pas ces mythes fondateurs, elles possèdent a minima un récit qui se raccroche à l’histoire d’Alexandre (plus tard, certaines cités feront la même chose avec Pompée).

Cela leur permet de mettre en avant leur ancienneté et leur gloire.

La Syrie du Nord

On trouve quasiment toutes les fondations séleucides de la région au nord de l’Éleuthéros (nahr al- Kébīr) :

  • la tétrapole syrienne (Antioche sur l’Oronte, Séleucie de Piérie, Apamée sur l’Oronte, Laodicée sur mer) sont les cités les plus importantes
  • des cités ont un rôle plus régional, comme Séleucie-Zeugma, Cyrrhos, Épiphanéia, Béroia (Alep), Chalcis du Bélos et Rhôsos

Bien sûr, certaines cités ont disparu ou ont végété. On a leur nom sur des listes, mais on n’a rien retrouvé sur le terrain, pas même des monnaies.

Les villes phéniciennes de la côte

Les vieilles villes phéniciennes qui datent de l’époque antérieure à Alexandre se sont très vite adaptées au modèle de la cité grecque. Elles parsèment la côte d’Arados à Ptolémaïs.

Quelques cités au sud

Les rois séleucides puis Pompée ont fondé quelques cités :

  • en Palestine : Gaza, Scythopolis, Philotéria au sud du lac de Tibériade
  • en Transjordanie : Gadara, Gérasa, Pella, Philadelphie
  • en Syrie du Sud : Damas, Panias, Canatha
  • les cités de la Décapole fondées ou refondées par Pompée

Certaines de ces cités ont été peuplées par des Grecs ou des Macédoniens, comme Gérasa et Gaza. Mais la plupart d’entre elles sont majoritairement indigènes, comme Damas.

Les fondations de cités en Syrie romaine : quelques généralités

Les Romains vont étendre l’urbanisation aux zones laissées de côté par les rois hellénistiques, surtout l’Arabie et la Palestine. (Même si l’urbanisation reste moins dense qu’en Asie Mineure.)

Ils vont y déployer le cadre monumental civique traditionnel : un théâtre, des rues à portiques, des thermes, des enceintes, des sanctuaires à la grecque ou à la romaine, une agora, quelquefois, même, un stade et un amphithéâtre.

À noter : ils n’imposent pas leur propre modèle civique (la colonie ou le municipe). À quelques exceptions près, ils utilisent le modèle civique de la polis, qui est bien connu des Orientaux.

Toutefois, la vie municipale est parfois ténue dans ces nouvelles cités. On n’y retrouve pas toutes les traditions municipales vigoureuses qui existent en Asie Mineure par exemple.

De là à dire que les habitants de ces villes subissent ces fondations, non ! Car on constate qu’ils recherchent les titres et les privilèges des cités auprès des empereurs.

Les fondations de cités en Syrie romaine : ville par ville

Les fondations d’Hérode le Grand et de ses successeurs

Dans un premier temps, ce sont les princes clients de Rome qui vont fonder des cités. Ainsi, Hérode le Grand fonde Césarée Maritime, Samarie-Sébastè et Antipatris.

Césarée Maritime

Césarée est fondée sur la côte en 20 av. J.-C. Hérode veut s’en servir de capitale.

Il la construit sur le site d’une vieille cité : La Tour de Straton, qui avait été refondée sous le nom de Démétrias près de la mer par Démétrios Ier. Pompée avait détaché cette ville du royaume hasmonéen en 63 — Octave la rend à Hérode en 29 av J.-C.

Hérode nomme cette cité Césarée en l’honneur d’Auguste. Il la dote immédiatement d’une déesse tutélaire : la Tychè de Césarée. C’est une norme en Syrie grecque. La Tychè est représentée par une jeune femme debout, coiffée de la couronne tourelée traditionnelle. Elle est court vêtue, son sein droit est découvert comme chez les Amazones, elle pose le pied sur une proue de navire. Un génie marin sort des eaux à ses pieds. Bref, c’est très païen !

Il faut dire que la population juive est minoritaire sur la côte.

Samarie-Sébastè

La ville de Samarie est rebaptisée Sébastè en l’honneur d’Auguste. Des Grecs et des vétérans venus de partout s’y installent. On y honore particulièrement la déesse Korè. La ville est dominée par un Augusteum. Là aussi, tout est très grec.

Les fondations des successeurs d’Hérode

Les successeurs d’Hérode le Grand font comme lui.

  •  Hérode Antipas fonde Tibériade sur les bords du lac de Gennésareth et Livias-Julias en Pérée.
  • Philippe fonde une cité nommée Julias de l’autre côté du lac de Tibériade. Il refonde aussi Césarée de Philippe-Panias dans l’Hermon (Agrippa II va plus tard la renommer Néronias).
  • Au vu de son nom, Césarée du Liban-Arca a sûrement été fondée par un prince client, hérodien, ituréen ou émésénien.

Les cités de Syrie fondées par les Romains

À partir du IIe siècle, il y a des fondations de cités en Syrie romaine dans le Haurān, en Transjordanie et en Palestine, et aussi en Arabie.

En Arabie

Les Romains donnent des institutions municipales à Bostra et Pétra dès l’annexion du royaume nabatéen. On en a la preuve grâce à des inscriptions et des papyrus.

La même chose se passe à Mādabā (Medeba), Rabbath-Moab (Rabbathmoda-Aréopolis), Kérak de Moab (Charachmôba), Hesbān (Esbous), Der’ā (Adraha) et Soueïda. Dans ce dernier cas, le village de Soada est détaché de Canatha et devient une cité autonome, Dionysias, au plus tard vers 185.

Shahbā, village natal de l’empereur Philippe l’Arabe, devient Philippopolis probablement dès le début de son règne.

Finalement, on se retrouve avec une ligne de villes tout le long de la frontière steppique de l’Arabie. Elle relie Damas au golfe d’Aila via le Haurān et les hauts plateaux de la Transjordanie.

En Palestine

Sepphoris

En Galilée, Sepphoris obtient le statut de cité vers 67-68. En tout cas, on a retrouvé des monnaies datant de cette époque. Rome la récompense ainsi pour sa loyauté dans la guerre juive de 66-70.

Sepphoris est une ville importante. Elle était déjà le siège d’un synédrion vers 50 av. J.-C. : on la voyait un peu comme une capitale de la Galilée septentrionale. Hérode l’a fortifiée, le général romain Varus l’a assiégée et elle a brûlé dans les combats qui ont suivi la mort du grand roi. Hérode Antipas l’a alors refondée sous le nom d’Autocratoris.

Finalement, au IIe siècle, l’empereur Hadrien la renomme en Diocésarée. Ce nom païen rompt avec le passé juif de la ville, même si la population est encore majoritairement juive.

D’autres villes

Vespasien fonde Néapolis en 72 sur l’emplacement d’une cité nommée Mabartha ou Mamortha.

Plus tard, en 97-98, Nerva ou Trajan fonde une Capitolas dans les limites de la Palestine, partie transjordanienne, à Beit Rās.

Les Sévères fondent une cité nommée Lucia Septimia Seuera Eleutheropolis en 199-200 à Bet Guvrin (anciennement nommée Bétogabris). La cité se trouve dans la plaine de la Shephelah, dans le sud de la Judée, près de la ville déchue de Marisa.

Les Sévères donnent aussi le statut de cité à Lydda-Diospolis avant 201.

L’empereur Élagabal transforme Emmaüs-Nicopolis en Antoninopolis en 221. Cette promotion est due à Iulius Africanus, originaire d’Aelia Capitolina mais habitant d’Emmaüs. Il a dirigé une ambassade auprès de l’empereur.

À noter : Septime Sévère et Caracalla ouvrent les curies municipales aux Juifs. Ces derniers peuvent désormais devenir magistrats et liturges sans être obligés de violer les préceptes de la Torah. Cependant, dans les faits, l’urbanisation renforce plutôt la paganisation, car beaucoup de ces cités de Syrie romaine sont à forte majorité non juives.

Quelques fondations isolées

Il y a aussi des créations un peu perdues, comme Batnai d’Anthémousia qui devient une cité sous le nom de Marcopolis, sans doute sous les Sévères. Une bourgade nommée Appadana, sur le Moyen Euphrate, devient Néapolis aux alentours de 254-255.

Les fondations de colonies en Syrie romaine

Elles sont plus rares car Rome a préféré adopter le modèle de la cité grecque, la polis. Mais les empereurs ont aussi fondé quelques colonies à la romaine.

Bérytos, Ptolémaïs et Césarée Maritime

Auguste fonde une colonie à Bérytos entre 27 et 14 av. J.-C. C’est une colonie avec un grand territoire, qui comprend même le grand sanctuaire d’Héliopolis-Baalbek.

L’empereur Claude transforme Ptolémaïs en colonie entre 52 et 54. C’est sûrement pour disposer d’un relais sûr près de la Judée. Il s’agit d’une vraie fondation : les vétérans de quatre légions s’y installent.

Vespasien, quant à lui, promeut Césarée Maritime au rang de colonie, mais sans apport de colons romains. Il donne en bloc la citoyenneté romaine à toute la population.

Aelia Capitolina

Il y a un autre exemple fameux de fondation coloniale avec deductio (peuplement de vétérans) : Aelia Capitolina, sur les ruines de Jérusalem. C’est au début de la révolte de Bar Kokhba, vers 132.

Aelia Capitolina a eu du succès, même si elle n’est jamais devenue aussi importante que l’était Jérusalem. Elle a compté 10 000 à 15 000 habitants, surtout des colons romains issus de l’armée.

C’était une ville romaine ordinaire avec des cultes païens et un style de vie à la romaine : thèmes décoratifs, décors des maisons… Les mosaïques des villae suburbaines représentaient Gè, la Tychè et les Saisons.

Bien sûr, les rabbis l’ont dénoncée comme le siège d’une production d’idoles qui inondaient le monde entier — mais leurs diatribes étaient virulentes par ferveur envers la Jérusalem d’autrefois. Toutefois, les ateliers de sarcophages en plomb de la ville étaient en effet très actifs.

Doura-Europos

Doura-Europos a un long passé. Fondée par les rois hellénistiques, elle a perdu ses magistrats quand elle est tombée aux mains des Parthes. Elle est alors gouvernée par un « stratège et épistate de la cité ». Visiblement, la même famille occupe le poste depuis la fin du Ier siècle. Cela continue après que Lucius Verus reconquiert la cité, vers le milieu du IIe siècle et même jusqu’au temps des Sévères.

Il y avait un bouleutérion dans le sanctuaire d’Artémis-Azzanathkona, avec la statue d’un « stratège et épistate » qui avait apporté des avantages à la cité.

Cependant, c’est plus tard que Doura devient une colonie.

Les cités de Syrie romaine dans les sources

« Parcourons maintenant l’intérieur. La (Syrie) Koilè comprend Apamée que les eaux du Marsyas séparent de la tétrarchie des Nazareni, Bambykè où Atargatis, que les Grecs nomment Derceto, est honorée, Chalcis dite près du Bélos à partir de laquelle s’étend la région nommée Chalcidène, la plus fertile de la Syrie, puis ensuite Cyrrhos de la Cyrrhestique, les Gazétai, les Gindaréniens, les Gabéniens, les deux tétrarchies que l’on nomme des Granoukômétai, Émèse, les Hylatai, le peuple des Ituréens et ceux d’entre eux que l’on nomme Baithaimoi, les Mariamnitains, la tétrarchie nommée Mammisea, Paradisos, Pagrai, Pénélitai, deux Séleucie différentes de celle que l’on a déjà mentionnée, l’une sur l’Euphrate, l’autre près du Bélos, les Tardytenses. Il reste encore en Syrie, en sus de ceux dont nous parlerons à propos de l’Euphrate, Aréthuse, Béroia, Épiphanéia sur l’Oronte, Laodicée du Liban, Leucas, Larissa, et en outre dix-sept tétrarchies considérées comme des royaumes, aux noms barbares. » (Pline l’Ancien, Histoire naturelle, V, 81-82)

« On doit savoir que certaines colonies possèdent le ius italicum. L’une d’elles est la très illustre colonie du peuple de Tyr en Syrie-Phénicie, dont je suis natif. Elle était remarquable pour ses possessions territoriales : le passage des siècles lui a donné une extrême antiquité ; elle était puissante en temps de guerre et était très déterminée à conserver les traités conclus avec les Romains ; car le divin Sévère et notre empereur actuel lui ont accordé le ius italicum pour sa loyauté éminemment remarquable envers l’État et l’Empire romain.

« Mais la colonie de Bérytos aussi, dans la même province, est l’une de celles que les faveurs manifestées par Auguste ont rendu influentes et, comme l’appelle le divin Hadrien dans un discours, « Augusta » ; elle possède le ius italicum.

« Il y a aussi la colonie d’Héliopolis qui reçut la constitution d’une colonie italienne du divin Sévère comme résultat de la guerre civile.

« Il y a aussi la colonie de Laodicée de Koilè-Syrie, à laquelle le divin Sévère accorda le ius italicum. Il y a aussi la cité de Palmyre dans la province de Phénicie, située près des peuples et tribus barbares.

« En Palestine, il y a deux colonies, Césarée et Capitolina, mais ni l’une ni l’autre n’ont le ius italicum. C’est aussi le divin Sévère qui a fondé une colonie dans la cité de Sébastè. » (Ulpien, in Digeste, 50, 15, 1)

J’espère que cet article sur les cités de Syrie romaine vous a intéressé. 🙂 Retrouvez-moi dans ma newsletter pour plus de voyage dans l’antiquité grecque et romaine !

Sources : SARTRE, Maurice, D’Alexandre à Zénobie – Histoire du Levant antique – IVe siècle av. J.C. – IIIe siècle ap. J.-C., Fayard, 2001

Image d’en-tête : Temple de Bel à Doura Europos – Wikimedia Commons

La dernière révolte juive contre les Romains : Bar Kokhba

Vers 132 ap. J.-C. a lieu la révolte de Bar Kokhba. Bar Kokhba, qui est-ce ? Un chef juif qui va mener les insurgés pendant plusieurs années, sur le sol de Judée, et provoquer l’affolement de Rome. L’Empire va utiliser les grands moyens pour reprendre le contrôle de la région. L’aboutissement en est terrible : les Juifs, peuple ancestral en Palestine et à Jérusalem, vont être chassés de leur terre pour de très longs siècles.

Voyons ensemble les causes, le déroulement et les conséquences de cette révolte.

Pourquoi une révolte juive contre Rome ?

Rappelons qu’il y a déjà eu une révolte en 70 ap. J.-C. Celle-ci a abouti à l’effondrement du Temple de Jérusalem (il n’en reste déjà à l’époque que le célèbre Mur des Lamentations). Mais il y a encore de très nombreux Juifs en Judée et dans la ville.

Pourquoi se révoltent-ils à nouveau 60 ans plus tard ?

On a deux hypothèses liées à deux décisions qu’aurait prises l’empereur romain de l’époque, Hadrien.

Hypothèse 1 : Hadrien a interdit la circoncision

Hadrien aurait interdit la circoncision, peut-être vers 132. Ce ne serait pas spécialement dirigé contre les Juifs. Ce serait plutôt le prolongement des édits de Domitien et de Nerva contre la castration. Les Grecs et les Romains jugeaient ces mutilations barbares.

Toutefois, pour les Juifs, la circoncision est le symbole de l’alliance avec Yahweh. Ne pas l’accomplir est un manquement grave à leur religion. Les Juifs auraient pensé que Rome voulait en finir avec eux. Malentendu donc, comme lors de la persécution d’Antiochos IV.

Le problème, c’est que notre source pour cette hypothèse n’est pas très fiable. Il s’agit d’un texte appelé l’Histoire Auguste. Le texte évoque une mesure d’Antonin le Pieux, successeur d’Hadrien, qui autorise les Juifs à circoncire leurs enfants, et seulement eux.

On en a déduit que la circoncision avait été interdite précédemment par Hadrien. Mais rien n’est sûr.

Hypothèse 2 : la réaction juive à la fondation d’Aelia Capitolina

Vers 130, Hadrien décide de reconstruire Jérusalem. La ville est plus ou moins en ruines depuis 70, même si des Juifs y vivent toujours.

Hadrien décide d’y construire une nouvelle colonie : Aelia Capitolina. Son projet est de la bâtir autour d’un temple dédié à Jupiter Capitolin. Celui-ci est construit au cœur de la nouvelle cité, sur le Golgotha (et non pas sur les ruines de l’ancien Temple, qui reste abandonné, contrairement à ce que dit l’auteur romain Dion Cassius que je cite plus bas).

Cette colonie existe dès 131-132. Pour preuve, on a retrouvé des monnaies émises en son nom.

Le problème, évidemment, c’est que les ruines de Jérusalem sont sacrées pour les Juifs. Ce serait la raison de la révolte de Bar Kokhba.

Dans les faits : la situation en Judée dans les années 120

Des rebelles à Rome ?

Certains auteurs, comme Pausanias et Eusèbe de Césarée, sont intransigeants. Ils affirment que les Juifs ont l’esprit de rébellion et refusent de toute façon la tutelle romaine.

En effet, il y a une agitation dès le milieu des années 120. Ou, en tout cas, une peur de l’agitation. Si celle-ci est réelle, les mesures d’Hadrien sont répressives, y compris celle sur la circoncision (si elle a existé). Elles rejoignent des mesures que Rome va prendre après la révolte de Bar Kokhba.

Des Juifs ralliés à Rome ?

Dans les faits, toutefois, la situation est plus nuancée. Bien sûr qu’il y a des Juifs qui veulent restaurer le Temple. Ce sont notamment des prêtres.

Mais il y a aussi de nombreux Juifs hellénisés et ralliés à Rome. L’administration romaine s’appuie sur eux en Judée. D’ailleurs, elle peut même avoir l’impression que la population juive lui est acquise grâce à eux.

Il y a aussi des précédents optimistes à la fondation d’Aelia Capitolina. Dans les années 120, Hadrien fait construire un Hadrianeion à Sepphoris et à Tibériade. Il transforme même Sepphoris en une Diocésarée. Notons enfin que Tibériade, quoique majoritairement peuplée de Juifs, est administrée par des Grecs. Tout ça ne provoque aucune réaction violente de la part des Juifs.

Autre point : il semble qu’une partie des Juifs renonce à l’époque à la circoncision ou pratiqua a posteriori l’épispamos (restauration du prépuce). On le sait car des rabbis débattent de l’attitude à adopter face à ces pratiques.

Si on prend en considération ces éléments, on peut raisonnablement penser que la fondation d’Aelia Capitolina n’est pas une provocation ni une punition de la part de l’empereur Hadrien. Ce serait plutôt un geste envers les élites juives hellénisées qui vivent encore à Jérusalem, car la fondation d’une colonie va leur apporter des avantages.

Bref, en conclusion : on ne peut pas dire avec certitude pourquoi la révolte a éclaté.

La révolte juive de 132 : protagonistes et géographie

Les individus derrière la révolte

Le chef principal, c’est donc Simon bar Kokhba, « prince (nasi) d’Israël ».

Quelques rabbis se rallient à lui. Le plus important, c’est rabbi Aqiba : il est l’autorité spirituelle la plus connue du judaïsme palestinien.

Mais l’essentiel des insurgés sont des paysans de Judée.

Un mouvement messianique ?

Plus tard, les rabbis vont donner un caractère messianique à cette révolte. Le nom de Bar Kokhba (« fils de l’étoile ») lui est d’ailleurs attribué a posteriori, dans le même esprit.

Mais les textes contemporains de la révolte de Bar Kokhba et le monnayage ne vont pas dans ce sens. Les légendes monétaires des monnaies émises par le mouvement parlent plutôt d’un désir de reconstruire le Temple et de libérer Israël : « an 1 de la Rédemption d’Israël », « an 2 de la Liberté d’Israël », « Pour la liberté de Jérusalem ».

La géographie de la révolte

À noter aussi : pendant longtemps, on n’a pas trouvé de monnaies émises par les révoltes dans la ville même de Jérusalem. Le numismate allemand Leo Mildenberg (1913-2001) en concluait que les révoltés n’étaient jamais entrés dans la ville.

Depuis, on a retrouvé quelques monnaies à Jérusalem et au nord de la ville. On peut donc légitimement suggéré que les révoltés l’ont tenue pendant quelque temps. Ils auraient réussi à restaurer l’autel des sacrifices et à jeter les bases d’un quatrième Temple.

En tout cas, le mouvement est bien implanté dans les collines de Judée. Les grottes servent de refuges. On a retrouvé un réseau de galeries et de cachettes qui abritaient les archives des révoltés. L’organisation administrative et militaire avait l’air très centralisé.

On ne sait pas si le mouvement s’est étendu au-delà de la Judée. Il est puissant au sud de Jérusalem, mais épisodique au nord.

Une source sur la révolte de Bar Kokhba : Dion Cassius

« Lorsque Hadrien fonda à Jérusalem une ville nouvelle à la place de celle qui avait été détruite, lui donna le nom d’Aelia Capitolina, et éleva sur l’emplacement du temple du dieu un autre temple dédié à Jupiter, il en résulta une guerre importante et prolongée. Les Juifs, quoique indignés de voir des hommes d’autre race s’établir dans leur ville et des cultes étrangers s’y installer, restèrent tranquilles pendant le séjour d’Hadrien en Égypte et son retour en Syrie ; ils se contentèrent de fabriquer à dessein de mauvaises armes pour qu’on les refusât et qu’ils pussent s’en servir eux-mêmes. Une fois Hadrien éloigné, ils se révoltèrent ouvertement.

« Ils n’osèrent pas combattre les Romains en bataille rangée, mais il s’emparaient des meilleures positions de la contrée, et les fortifiaient avec des souterrains et des murailles, afin d’y trouver un refuge s’ils étaient forcés et de s’assurer sous terre des communications secrètes ; ils pratiquaient des ouvertures au-dessus de ces chemins souterrains pour laisser entrer l’air et la lumière.

« Au début, les Romains ne firent aucune attention à ces menées. Mais quand toute la Judée fut en mouvement, qu’on vit que les Juifs de toutes les parties du monde s’agitaient, se rassemblaient et faisaient beaucoup de mal aux Romains, ouvertement ou en cachette, que beaucoup de gens d’autres nations, attirés par l’espoir du gain, faisaient cause commune avec eux, que la terre entière, pour ainsi dire, fut ébranlée, alors Hadrien envoya contre eux ses meilleurs généraux, ayant pour chef Iulius Severus, qu’il appela de son gouvernement de Bretagne pour le charger de la guerre contre les Juifs. Celui-ci n’osa jamais les attaquer en face, voyant leur nombre et leur résistance désespérée ; il les prenait séparément, grâce au nombre de ses soldats et de ses lieutenants, leur coupait les vivres, les cernait, et put ainsi, lentement mais sûrement, user leurs forces, les épuiser et les exterminer. Il n’en échappa qu’un bien petit nombre.

« Cinquante de leurs meilleures forteresses, neuf-cent-quatre-vingt-cinq de leurs bourgades les plus importantes furent rasées ; cinq cent quatre-vingt mille hommes périrent dans les sorties et les combats ; quant à ceux qui succombèrent par la faim, la maladie et le feu, le nombre en est incalculable. La Judée tout entière, ou peu s’en faut, devint un désert, comme il leur avait été prédit avant la guerre ; car le tombeau de Salomon, qu’ils ont en grande vénération, s’écroula de lui-même ; des loups et des hyènes en grand nombre entrèrent en hurlant dans leurs villes.

« Cependant, les Romains eux-mêmes perdirent beaucoup de monde dans cette guerre. Aussi Hadrien, écrivant au Sénat, ne se servit pas du préambule habituel des empereurs : « Si vous et vos enfants allez bien, tant mieux ; moi et mes troupes allons bien. »

« Ainsi finit la guerre de Judée. »
(Dion Cassius, LXIX, 11-15)

Le déroulement de la révolte juive contre Rome

On ne connaît pas bien le déroulement de la révolte de Bar Kokhba. Elle dure au moins trois ans, entre 132 et septembre 135.

Une révolte d’ampleur

Rome prend l’affaire très au sérieux. Le texte alarmiste de Dion Cassius est confirmé par d’autres éléments évoqués dans d’autres sources :

  • le rappel de Iulius Severus depuis la Bretagne
  • la participations de vexillations de sept légions
  • le retour à la conscription forcée
  • la perte d’une légion entière, la XIIe Deioteriana

Rome prend aussi des mesures draconiennes pour éviter la propagation de la révolte. Cela pousse même des Juifs vivant en Arabie à fuir vers la Judée.

La fin de la guerre et les représailles

Finalement, les Romains écrasent les révoltés à Béthar, près de Jérusalem. Simon bar Kokhba meurt là-bas. Les autres chefs, dont rabbi Aqiba, sont arrêtés et exécutés.

La répression est sévère, mais certainement moins que ce que dit Dion Cassius. Celui-ci parle de 985 villages détruits et 580 000 Juifs morts au combat. Il dit aussi qu’ils sont encore plus nombreux à mourir de faim. En fait, Rome fait de très nombreux prisonniers et les vend comme esclaves sur les marchés extérieurs. Beaucoup de Juifs fuient aussi, de leur propre chef.

Récompenses et glorification romaines

Les soldats romains, de leur côté, sont hautement récompensés. C’est que Rome a eu très peur ! On a retrouvé beaucoup d’inscriptions épigraphiques de soldats ayant reçu des récompenses.

Hadrien accepte une seconde salutation impériale et il accorde les ornementa triumphalia à trois légats qui ont participé à la guerre, dont le gouverneur d’Arabie, Hatérius Népos.

Enfin, le Sénat et le Peuple de Rome dédie un arc de triomphe à Hadrien à environ 12 kilomètres au sud de Scythopolis.

Jérusalem et la Judée après la révolte

Jérusalem

Après la guerre, Rome achève la Colonia Aelia Capitolina. Celle-ci est peuplée de vétérans de la Ve légion Macedonica.

Un arc monumental est érigé sous Hadrien pour marquer la limite nord de la ville. Il se trouvait à l’emplacement de l’actuelle porte de Damas. Un autre arc est construit dans la seconde moitié du IIe siècle : c’est l’entrée monumentale de l’espace réservé à la Xe légion Fretensis.

Après la révolte de Bar Kokhba, la colonie prend un caractère résolument païen. L’entrée est même interdite aux Juifs sous peine de mort, sauf le 9 Ab, jour anniversaire de la ruine du Temple. Aucune autre ville païenne de l’Empire n’est interdite aux Juifs.

Plusieurs sanctuaires païens sont construits en quelques années. Ils sont dédiés à Jupiter Capitolin, à Vénus, à Asclépios, à Sérapis et aux empereurs.

La Judée

Rome nie même le caractère juif de la région, et cela pendant la guerre (vers 133-134). Il modifie le nom de la province : la Judée devient la « Syrie-Palestine ».

D’un point de vue démographique, le désastre est immense. Beaucoup de villages de Judée et de Samarie semblent avoir été abandonnés, bien plus qu’après la guerre de 70. Ils ne seront réoccupés par des païens ou des Samaritains que bien plus tard.

Le messianisme ?

Une opposition zélote essaie de se maintenir, mais elle a déjà disparu vers 150. D’ailleurs, le messianisme et les spéculations d’apocalypse s’essoufflent et deviennent même suspectes. Peu après 135, déjà, un rabbi déclare : « Celui qui calcule la fin (des temps) n’aura pas de part au monde à venir ».

Il faudra attendre presque 2 000 ans pour voir renaître la « Judée juive ».

J’espère que cet article sur la révolte de Bar Kokhba vous a intéressé. 🙂 Pour plus de voyage en terre antique, je vous invite à me retrouver deux dimanches par mois dans ma newsletter. À bientôt !

Sources : SARTRE, Maurice, D’Alexandre à Zénobie – Histoire du Levant antique – IVe siècle av. J.C. – IIIe siècle ap. J.-C., Fayard, 2001

Image d’en-tête : bas-relief de l’arc de Titus à Rome : soldats romains emportant d’arche d’alliance du Temple de Jérusalem – extrait de l’ouvrage ci-dessus

Être Juif en Judée au Ier siècle ap. J.-C.

Les Juifs en Judée sous l’Empire romain : comment ça se passe pour eux ? Comment reste-t-on monothéiste et religieusement exclusif dans un monde aussi ouvert aux dieux de tout horizon ?

On en parle aujourd’hui dans ce court article. 🙂

L’Empire romain face aux particularismes religieux

L’Empire romain agit comme les rois hellénistiques (même Antiochos IV le persécuteur). Il intègre beaucoup plus qu’il n’exclut.

Ce n’est pas une politique recherchée en tant que telle. C’est un état de fait. Tous ceux qui veulent adopter les mœurs grecques ou romaines, la langue, les vêtements, les dieux, les habitudes alimentaires, les loisirs, etc., de la culture grecque ou romaine peuvent le faire. Sans restriction.

S’ils sont assez fortunés, un jour, ils pourront intégrer les classes dirigeantes de l’empire. En fin de compte, tout le monde peut devenir aussi romain qu’un Romain de vieille souche ou aussi grec qu’un Athénien.

Les notables de toutes les régions de l’Empire en profitent. Toutes, vraiment ? Même en Judée ?

Les Juifs de Judée face à l’Empire romain

Une religion exclusiviste

En Judée, les Juifs réagissent à la tentation hellénique différemment des autres peuples. Le code de pureté rituelle qui date du retour de Babylone contient des règles qui empêchent l’intégration.

Pour commencer, le judaïsme est un monothéisme. Les dieux des autres ne sont pas des dieux pour les Juifs (ce qui est une vraie singularité à l’époque — je vous invite à découvrir l’essence de la religion romaine, par exemple).

De plus, à Jérusalem existent des contraintes importantes :

  • pas d’images, même pas celles des enseignes de légions
  • pas de cultes païens
  • pas de culte impérial…

Beaucoup de Juifs de Judée ne veulent pas faire de concessions à ces règles. D’ailleurs, Jésus a peut-être été condamné pour cette raison. On sait que les autorités juives le détestaient bien plus que les Romains. Peut-être parce qu’il refusait d’exclure les païens et qu’il avait un discours intégrateur de tous.

Mais pourquoi cette intransigeance ?

Une Judée déjà hellénisée ?

En fin de compte, se raccrocher aux règles, c’est une façon pour les Juifs de survivre en tant que nation face à un monde hellénistique englobant.

Car même s’ils refusent l’intégration, celle-ci est en train de se réaliser. L’hellénisme gagne du terrain.

Il y a beaucoup de non-Juifs en Palestine. Le mode de vie grec séduit beaucoup les milieux dirigeants. Les Hérodiens sont très hellénisés et entourés de Grecs. Il y a des païens partout, sauf peut-être à Jérusalem et dans les campagnes environnantes. Les Juifs sont même parfois minoritaires !

Le grec est la langue des inscriptions, même sur les ossuaires juifs.

Pour l’historien Martin Hengel, il n’y a pas de grosses différences entre la littérature judéo-hellénistique de la diaspora et la littérature juive « originelle » de la Palestine. La Jérusalem d’Hérode est déjà profondément hellénisée, tout a commencé sous les rois hellénistiques, bien avant que les Juifs de Judée rencontrent l’Empire romain.

Martin Hengel reprend l’affirmation de J. L. Kelso et D. C. Baramki qui disent que Jéricho est comme un morceau de Rome transporté par tapis volant sur les rives du Jourdain. Il enfonce le clou en disant que la révolte juive de 66-70 met fin à une culture judéo-hellénisée prospère et originale. Pour lui, les Juifs ont tiré profit et enseignement de l’hellénisme : par exemple, la conception de l’individualisation religieuse.

Un hellénisme superficiel en dehors des élites

D’après l’historien Maurice Sartre, cette analyse ne vaut pas pour tous les milieux sociaux. Ce sont surtout les élites cultivées qui sont hellénisées.

Dans la littérature talmudique postérieure, on voit que les modes de pensée grecs ont gagné du terrain chez les Juifs instruits. Beaucoup de gens vivent « à la grecque » et dans des décors « à la grecque ».

Mais, jusqu’à la révolte de 66, il y a toujours des réticences et des limites, comme le refus des images et de la fréquentation des Gentils.

Certains Juifs récusent cette intransigeance, comme Jésus qui fréquentent des païens. Mais ils ne sont pas nombreux. La majorité craint de violer la norme religieuse et le respect de la Torah.

L’hellénisme resterait ainsi plutôt superficiel et limité à des domaines qui ne sont pas « sensibles » par rapport aux règles de la Torah.

J’espère que cet article sur les Juifs de Judée face à l’empire romain vous a intéressé. Je vous donne rendez-vous dans ma newsletter pour plus de voyage dans l’antiquité grecque et romaine. 🙂

Sources : SARTRE, Maurice, D’Alexandre à Zénobie – Histoire du Levant antique – IVe siècle av. J.C. – IIIe siècle ap. J.-C., Fayard, 2001

Image d’en-tête : bas-relief de l’arc de Titus à Rome : soldats romains emportant d’arche d’alliance du Temple de Jérusalem

Le royaume hérodien en Syrie du Sud : du brigandage à la prospérité

Rome vient de conquérir la Syrie. Elle n’annexe pas tout le territoire. Elle procède différemment en instituant des États clients.

Parmi ceux-là, le royaume hérodien, qui naît sur les ruines de l’ancien royaume juif hasmonéen en Judée. Son nom lui vient du premier roi à gouverner : Hérode le Grand.

Rome permet ensuite le développement du royaume hérodien en Syrie du Sud (Haurān) dans un but : lutter contre le brigandage. Une mission accomplie avec succès !

Un contexte : le brigandage dans le Haurān

L’omniprésence du brigandage en Syrie du Sud

Le brigandage est une catastrophe en Syrie depuis la fin du IIe siècle av. J.-C. À l’époque, le pouvoir des Séleucides se délite, ils ne sont plus capables d’empêcher les autonomismes locaux et le développement de l’insécurité.

Par la suite, Pompée et ses successeurs améliorent la situation, mais l’intérieur de la Syrie n’est toujours pas sûr.

Au nord-est de la Judée, il y a le plateau basaltique du Trachôn. C’est le principal refuge des bandits ituréens (un peuple arabe du Liban et de l’Anti-Liban). Leur repaire est inexpugnable. C’est leur base pour rançonner les caravanes qui vont à Damas et razzier les villages environnants. D’ailleurs, le nom arabe actuel du lieu, Lejā, signifie « refuge ».

Les décisions d’Auguste pour le Haurān

Nous sommes après la guerre civile romaine. Octave, futur Auguste, a vaincu Antoine. Désormais, il fait le ménage, il organise. En Syrie, il décide de lutter contre le fléau endémique du brigandage.

Octave confie le plateau du Trachôn à Zénodôros. Celui-ci est un Ituréen installé dans la région : il a pris en fermage les biens de Lysanias, tétrarque et grand-prêtre dans la Beqāʻ centrale.

Le problème ? Zénodôros se conduit encore plus mal que les brigands qu’il doit soumettre !

Octave devenu Auguste le destitue vers 27-23 av. J.-C. C’est là que la Judée entre en scène : Auguste confie le Trâchon, la Batanée et l’Auranitide (le Haurān) à Hérode le Grand, le roi de Judée. La mission de celui-ci : faire régner l’ordre et la sécurité.

Hérode et ses successeurs vont très bien remplir leur mission et Rome va être généreuse avec eux durant le siècle qui va suivre.

Sources : Strabon et Flavius Josèphe dans le Haurān

Strabon nous explique comment a commencé le royaume hérodien en Syrie du Sud :

« À cette plaine de Macras succède le canton de Massyas, dont une partie tient déjà à la montagne et où l’on remarque, entre autres points élevés, Chalcis, véritable citadelle ou acropole du pays. C’est à Laodicée, dite Laodicée du Liban, que commence ce canton de Massyas. Toute la population de la montagne, composée d’Ituréens et d’Arabes, vit de crimes et de brigandage ; celle de la plaine, au contraire, est exclusivement agricole, et, à ce titre, a grand besoin que tantôt l’un, tantôt l’autre la protège contre les violences des montagnards ses voisins. Les montagnards du Massyas ont des repaires fortifiés qui rappellent les anciennes places d’armes du Liban, soit celles de Simnas, de Borrama, etc., qui en couronnaient les plus hautes cimes ; soit celles qui, comme Botrys et Gigartum, en défendaient les partie basses ; soit enfin les cavernes de la côte et le château fort bâti au sommet du Théouprosôpon, tous repaires détruits naguère par Pompée parce qu’il en partait sans cesse de nouvelles bandes qui couraient et dévastaient le pays de Byblos et le territoire de Bérytos qui lui fait suite, ou, en d’autres termes, tout l’espace compris entre Sidon et Théouprosôpon. Byblos, dont Cinyras avait fait sa résidence, est consacrée, comme on sait, à Adonis. Pompée fit trancher la tête à son tyran et la rendit ainsi à la liberté. Elle est bâtie sur une hauteur, à une faible distance de la mer.

« Passé Byblos, on rencontre successivement l’embouchure de l’Adonis, le mont Climax et Palaiobyblos ; puis vient le fleuve Lycos, précédant la ville de Bérytos, qui, détruite par Tryphôn, s’est vu relever de nos jours par les soins des Romains, après qu’Agrippa y eût établi deux légions romaines. Agrippa voulut en même temps que le territoire de cette ville fût agrandi d’une bonne partie du Massyas, et il en reporta ainsi la frontière jusqu’aux sources de l’Oronte, lesquelles sont voisines à la fois du Liban, de la ville de Paradisos et du « Mur égyptien » (Aigyptiônteichos) et touchent par conséquent au territoire d’Apamée. — Mais nous quittons le littoral.

« Au-dessus du Massyas est le « Val du Roi » (Aulôn basilikos) ; puis commence la Damascène, cette contrée si justement vantée, dont le chef-lieu, Damas, de très grande importance encore aujourd’hui, pouvait, à l’époque de la domination perse, passer pour la cité la plus illustre de toute cette partie de l’Asie. En arrière de Damas on voit s’élever deux chaînes de collines, dites les deux Trachôns ; puis, en se portant du côté de l’Arabie et de l’Iturée, on s’engage dans un pêle-mêle de montagnes inaccessibles, remplies d’immenses cavernes qui servent de places d’armes et de refuges aux brigands dans leurs incursions et qui menacent de toute part le territoire des Damascènes : une de ces cavernes est assez spacieuse, paraît-il, pour contenir jusqu’à 4 000 hommes. Il faut dire pourtant que ce sont les caravanes venant de l’Arabie Heureuse qui ont le plus à souffrir des déprédations de ces barbares. Encore les attaques dirigées contre les caravanes deviennent-elles chaque jour plus rares, depuis que la bande de Zénodôros tout entière, grâce aux sages dispositions des gouverneurs romains et à la protection permanente des légions cantonnées en Syrie, a pu être exterminée. »
(Strabon, XVI, 2, 18-20 – Traduction d’A. Tardieu)

Voici la version de Flavius Josèphe sur les débuts du royaume hérodien en Syrie du Sud :

« À ce moment, alors que Sébastè était déjà bâtie, Hérode résolut d’envoyer à Rome ses fils Alexandre et Aristobule, pour être présentés à César. À leur arrivée ils descendirent chez Pollio, l’un de ceux qui témoignaient le plus d’empressement pour l’amitié d’Hérode, et ils reçurent la permission de demeurer même chez César. Celui-ci, en effet, reçut avec beaucoup de bonté les jeunes gens ; il autorisa Hérode à transmettre la royauté à celui de ses fils qu’il choisirait et lui fit don de nouveaux territoires, la Trachônitide, la Batanée et l’Auranitide ; voici quelle fut l’occasion de ces largesses. Un certain Zénodôros avait affermé les biens de Lysanias. Trouvant ses revenus insuffisants, il les augmenta par des nids de brigands qu’il entretint dans la Trachônitide. Ce pays était, en effet, habité par des hommes sans aveu, qui mettaient au pillage le territoire des habitants de Damas ; et Zénodôros, loin de les en empêcher, prenait sa part de leur butin. Les populations voisines, maltraitées, se plaignirent à Varro, qui était alors gouverneur (de Syrie) et lui demandèrent d’écrire à César les méfaits de Zénodôros. César, au reçu de ces plaintes, lui manda d’exterminer les nids de brigands et de donner le territoire à Hérode, dont la surveillance empêchait les habitants de la Trachônitide d’importuner leurs voisins. Il n’était pas facile d’y parvenir, le brigandage étant entré dans leurs mœurs et devenu leur seul moyen d’existence ; ils n’avaient, en effet, ni villes mais champs, mais seulement des retraites souterraines et des cavernes qu’ils habitaient avec leurs troupeaux. Ils avaient su amasser des approvisionnements d’eau et de vivres qui leur permettaient de résister longtemps en se cachant. Les entrées de leurs retraites étaient étroites et ne livraient passage qu’à un homme à la fois, mais l’intérieur était de dimensions incroyables et aménagé en proportion de sa largeur. Le sol au-dessus de ces habitations n’était nullement surélevé, mais se trouvait au niveau de la plaine ; cependant il était parsemé de rochers d’accès rude et difficile pour quiconque n’avait pas un guide capable de lui montrer le chemin ; car les sentiers n’étaient pas directs et faisaient de nombreux détours. Quand ces brigands se trouvaient dans l’impossibilité de nuire aux populations voisines, ils s’attaquaient les uns les autres, si bien qu’il n’était sorte de méfait qu’ils n’eussent commis. Hérode accepta de César le don qu’il lui faisait ; il partit pour cette région et, conduit par des guides expérimentés, il obligea les brigands à cesser leurs déprédations et rendit aux habitants d’alentour la tranquillité et la paix.

« Zénodôros, irrité en premier lieu de se voir enlever son gouvernement, et plus encore jaloux de le voir passer aux mains d’Hérode, vint à Rome pour porter plainte contre celui-ci. Il dut revenir sans avoir obtenu satisfaction. À cette époque, Agrippa fut envoyé comme lieutenant de César dans les provinces situées au-delà de la mer Ionienne. Hérode, qui était son ami intime et son familier, alla le voir à Mytilène, où il passait l’hiver, puis revint en Judée. Quelques habitants de Gadara vinrent l’accuser devant Agrippa, qui, sans même leur donner de réponse, les envoya enchaînés au roi. En même temps les Arabes, depuis longtemps mal disposés pour la domination d’Hérode, s’agitèrent et essayèrent de se soulever contre lui, avec d’assez bonnes raisons, semble-t-il : Car Zénodôros, qui désespérait déjà de ses propres affaires, leur avait antérieurement vendu pour cinquante talents une partie de ses États, l’Auranitide. Ce territoire étant compris dans le don fait par César à Hérode, les Arabes prétendaient en être injustement dépossédés et créaient à ce dernier des difficultés, tantôt faisant des incursions voulant employer la force, tantôt faisant mine d’aller en justice. Ils cherchaient à gagner les soldats pauvres et mécontents, nourrissant des espérances et des rêves de révolution, auxquels se complaisent toujours les malheureux. Hérode, qui depuis longtemps connaissait ces menées, ne voulut cependant pas user de violences ; il essaya de calmer les mécontents par le raisonnement, désireux de ne pas fournir un prétexte à des troubles.

« Il y avait déjà dix-sept ans qu’Hérode régnait lorsque César vint en Syrie. À cette occasion la plupart des habitants de Gadara firent de grandes plaintes contre Hérode, dont ils trouvaient l’autorité dure et tyrannique. Ils étaient enhardis dans cette attitude par Zénodôros, qui les excitait, calomniait Hérode et jurait qu’il n’aurait de cesse qu’il les eût soustraits à sa domination pour les placer sous les ordres directs de César. Convaincus par ces propos, les habitants de Gadara firent entendre de vives récriminations, enhardis par ce fait que leurs envoyés, livrés par Agrippa, n’avaient même pas été châtiés : Hérode les avait relâchés sans leur faire de mal, car, si nul ne fut plus inflexible pour les fautes des siens, il savait généreusement pardonner celles des étrangers. Accusé de violence, de pillage, de destruction de temples, Hérode, sans se laisser émouvoir, était prêt à se justifier ; César lui fit, d’ailleurs, le meilleur accueil et ne lui enleva rien de sa bienveillance, malgré l’agitation de la foule. Le premier jour il fut question de ces griefs, mais les jours suivants l’enquête ne fut pas poussée plus loin : les envoyés de Gadara, en effet, voyant de quel côté inclinait César lui-même et le tribunal, et prévoyant qu’ils allaient être, selon toute vraisemblance, livrés au roi, se suicidèrent, dans la crainte de mauvais traitements ; les uns s’égorgèrent pendant la nuit, d’autres se précipitèrent d’une hauteur, d’autres enfin se jetèrent dans le fleuve. On vit là un aveu de leur impudence et de leur culpabilité, et César acquitta Hérode sans plus ample informé. Une nouvelle et importante aubaine vint mettre le comble à tous ces succès : Zénodôros, à la suite d’une déchirure de l’intestin et d’hémorragies abondantes qui en résultèrent, mourut à Antioche de Syrie. César attribua à Hérode sa succession assez considérable, qui comprenait les territoires situés entre la Trachônitide et la Galilée, Oulatha, le canton de Panion et toute la région environnante. Il décida, en outre, de l’associer à l’autorité des procurateurs de Syrie, auxquels il enjoignit de ne rien faire sans prendre l’avis d’Hérode. En un mot, le bonheur d’Hérode en vint à ce point que des deux hommes qui gouvernaient l’Empire si considérable des Romains, César, et, après lui, fort de son affection, Agrippa, l’un, César n’eut pour personne, sauf Agrippa, autant d’attention que pour Hérode, l’autre, Agrippa, donna à Hérode la première place dans son amitié, après César. Profitant de la confiance dont il jouissait, Hérode demande à César une tétrarchie pour son frère Phéroras, auquel il attribua sur les revenus de son propre royaume une somme de cent talents ; il désirait, s’il venait lui-même à disparaître, que Phéroras pût jouir paisiblement de son bien, sans se trouver à la merci de ses neveux. Après avoir accompagné César jusqu’à la mer, Hérode, à son retour, lui éleva sur les terres de Zénodôros un temple magnifique en marbre blanc, près du lieu qu’on appelle Panion. Il y a en cet endroit de la montagne une grotte charmante, au-dessous de laquelle s’ouvrent un précipice et un gouffre inaccessible, plein d’eau dormante ; au-dessus se dresse une haute montagne : c’est dans cette grotte que le Jourdain prend sa source. Hérode voulut ajouter à cet admirable site l’ornement d’un temple, qu’il dédia à César. »
(Flavius Josèphe, Antiquités Juives, XV, 342-364 – Traduction de J. Chamonard)

Le développement du royaume hérodien en Syrie du Sud

Sous Hérode le Grand

Les Romains ont permis la création du royaume d’Hérode 20 à 30 ans plus tôt, vers 41-37. Ce royaume est alors constitué de l’Idumée, de la Judée, de la Samarie et de la Galilée, à l’ouest du Jourdain. Il y a aussi quelques possessions au-delà du fleuve : la Pérée. Un précédent roi hasmonéen, Alexandre Jannée, avait essayé de s’emparer du Jawlān, mais il n’avait pas été très loin. Les Nabatéens contrôlaient l’essentiel du Haurān.

La décision d’Auguste de confier le Haurān à Hérode permet donc à celui-ci de contrôler des régions longtemps convoitées par ses prédécesseurs.

Ce n’est pas fini. En l’an 20 av. J.-C., Auguste donne à Hérode les territoires de Zénodôros, qui vient de mourir : « sa succession assez considérable, qui comprenait les territoires situés entre la Trachônitide et la Galilée, Oulatha, le canton de Panion et toute la région environnante » (Flavius Josèphe, AJ, XV, 360).

Oulatha est la région du lac Houleh, aujourd’hui asséché, au nord du lac de Tibériade. Les territoires situés entre la Trachônitide et la Galilée, ce sont :

  • la Batanée, qu’Auguste a déjà confiée à Hérode en 27-23
  • le Jawlān, convoité par l’État hasmonéen depuis longtemps

Sous Philippe

Philippe est l’un des fils d’Hérode. Après la mort de son père, le royaume a été partagé et Philippe reçoit le Haurān : Batanée, Trachonitide, Auranitide. Il établit sa capitale à Panias, qui devient Césarée de Philippe. Philippe gouverne peut-être aussi l’ancien royaume de Chalcis dans la Beqāʻ méridionale.

Sous Agrippa Ier

Philippe meurt en 34 ap. J.-C. Dans un premier temps, ses États sont annexés à la province romaine de Syrie. Puis, en 37, ils sont donnés à l’un des neveux de Philippe : Agrippa Ier. Celui-ci reçoit aussi un titre royal.

En 39, Agrippa Ier reçoit également les États d’Hérode Antipas en Galilée et en Pérée. (Hérode Antipas est le roi qui ordonne la mort de Jean-Baptiste.) Puis, en 41, l’empereur Claude l’autorise à reconstituer le royaume de Judée de son grand-père Hérode le Grand.

À ce moment-là, Agrippa donne à son frère Hérode le royaume de Chalcis dont on a parlé plus tôt.

Agrippa Ier meurt en 44. Le royaume hérodien, Syrie du Sud comprise, est annexé à la province de Syrie.

Sous Agrippa II

Le grand royaume hérodien ne reste pas longtemps dans le giron de la province de Syrie. Dès 50-51, l’empereur Claude reconstitue par étapes un grand État sud-syrien et libanais. Il va le donner à Agrippa II, le fils d’Agrippa Ier. (On voit que Rome garde entièrement le contrôle de la situation.)

Cet État s’étend de l’Anti-Liban et de la Galilée au Jebel Druze.

En 50, Agrippa II récupère le royaume de Calchis que son père avait donné à son frère Hérode (mort en 48). Il le rend à Rome à la fin de 53 contre les trois grands districts hauranais (Batanée, Trachônitide et Auranitide) et quelques autres territoires.

Néron ajoute à l’ensemble une partie de la Galilée autour de Tibériade et de Tarichée et une partie de la Pérée autour d’Abila et de Livias-Julias.

Agrippa II règne sur cet ensemble jusqu’à la fin du Ier siècle.

La lutte des Hérodiens contre le brigandage

Hérode s’est implanté en Syrie du Sud dès qu’il a récupéré ces territoires. Pour cela, il a repris les habitudes des rois hellénistiques, qui installent des clérouques (des soldats-colons) afin de maintenir l’ordre.

Hérode crée des colonies militaires à Bathyra, Saura, Danaba, sur la bordure occidentale ou près de Trachôn. Il y installe des Juifs venus d’Idumée et de Babylonie, et peut-être aussi des colons grecs.

Hérode a aussi recours aux services d’officiers arabes de la région.

À côté de ce quadrillage militaire, il y a aussi, sans doute, une colonisation agricole. On compte de plus en plus de colons juifs dans les villages de Batanée.

Toutefois, Hérode ne semble pas avoir complètement éradiqué le brigandage. Dans un édit pris par Agrippa Ier ou Agrippa II, on parle de gens cachés dans les cavernes.

Mais peu importe : ses successeurs poursuivent sa politique et, finalement, le banditisme disparaît avant la fin du Ier siècle ap. J.-C. Des villages du Trachôn sont réoccupés. Ils deviennent vite prospères. On y trouve les plus anciennes inscriptions grecques de la région.

Il y a des troupes hérodiennes dans la région du Haurān jusqu’à la veille de l’annexion définitive par Rome, à la fin du Ier siècle ap. J.-C.

Rome annexe définitivement la Syrie du Sud

Rome finit par annexer le royaume hérodien, Syrie du Sud comprise. Quand cela s’est-il passé ? Avant la mort du roi Agrippa II ou après celle-ci ? Et plus précisément, à quelle date ?

On a retrouvé un poids à Tibériade qui est daté de l’an 43 du règne de ce roi. Or, dans cette ville, on utilisait une ère d’Agrippa débutée en 55. Ça repousserait donc la mort d’Agrippa II au plus tôt à 97-98. L’écrivain juif Juste de Tibériade place lui-même cette mort en l’an 100. Nous avons aussi le témoignage d’un ancien officier de son armée : il dit qu’il a servi Agrippa II pendant 18 ans, avant de servir l’empereur Trajan pendant 10 ans. Cet officier ne mentionne ni Domitien, ni Nerva, les empereurs romains qui ont précédé Trajan.

Dans ce cas, Rome a commencé l’annexion avant la mort d’Agrippa. En effet, l’empire procède en deux temps :

  • la Batanée, la Trachônitide et l’Auranitide entre 92 et 96
  • le reste en 100, donc à la mort du roi

On ne sait pas pourquoi Rome a agi ainsi.

Rome a annexé l’ensemble du royaume hérodien. L’empire se charge de la sécurité. Il confie l’administration locale à une classe de notables hellénisés qui s’est développée grâce aux efforts de pacification et de développement des Hérodiens.

En somme, l’annexion par Rome prouve le succès de la politique hérodienne.

J’espère que cet article sur le royaume hérodien en Syrie du Sud vous a intéressé. 🙂 Pensez à vous abonner à ma newsletter pour plus de voyages dans l’antiquité grecque et romaine. À bientôt !

Sources : SARTRE, Maurice, D’Alexandre à Zénobie – Histoire du Levant antique – IVe siècle av. J.C. – IIIe siècle ap. J.-C., Fayard, 2001

L’armée romaine en Syrie : nombreux mais désœuvrés ?

L’armée romaine en Syrie pendant le Haut-Empire, ce sont plusieurs légions :

  • la IIIe Gallica
  • la VIe Ferrata
  • la Xe Fretensis
  • la XIIe Fulminata
  • la IVe Scythica
  • la XVIe Flavia Firma

On trouve aussi entre 10 000 et 20 000 auxiliaires.

Les Romains sont donc très présents militairement en Syrie. Quelle est leur mission ? Sont-ils très occupés ? Nous allons voir ici que, hormis quelques épisodes intenses, ils se tournent plutôt les pouces. 😀

Les légions romaines en Syrie

Sous les Julio-Claudiens

Il y a d’abord 4 légions en Syrie sous les premiers Julio-Claudiens :

  • la IIIe Gallica est sans doute stationnée en Syrie du Nord (mais on ne sait pas où ni depuis quand) ;
  • la VIe Ferrata campe d’abord autour de Laodicée, puis elle remplace la XIIe Fulminata à Raphanée en Syrie centrale ;
  • la Xe Fretensis se trouve à Cyrrhos ;
  • la XIIe Fulminata est installée à Raphanée jusqu’en 70.

Vers 56, une nouvelle légion arrive : la IVe Scythica. Elle s’installe à Zeugma en Syrie du Nord, près de la frontière de la Commagène. C’est un point de franchissement de l’Euphrate.

Nous avons donc 5 légions en Syrie à partir de cette date. Toutes ces légions sont dirigées par leur propre légat. C’est toujours ainsi que cela se passe lorsqu’une province abrite plusieurs légions. Le gouverneur, qui commande traditionnellement la légion de sa province, ne peut pas diriger plusieurs légions en même temps.

Sous les Flaviens

Pendant la révolte juive, la Xe Fretensis est envoyée à Jérusalem. Elle y reste en garnison après 70.

La XIIe Fuminata est déplacée à Mélitène en Cappadoce. On suppose que c’est une punition pour son échec au début de la guerre juive, quand elle était sous les ordres de Cestius Gallus.

Peu après 75, l’armée romaine en Syrie est complétée par la XVIe Flavia Firma, qui s’installe à Samosate, dans l’ancienne capitale de la Commagène. Ce royaume vient d’être annexé et transformé en province.

Finalement, sous les Flaviens, on a 4 légions. La Judée en abrite une en permanence.

Il y a aussi, quelquefois, des escadres qui s’abritent dans le port de Séleucie de Piérie. Vespasien a fait réaliser des travaux pour éviter l’ensablement de ce port. Visiblement, il n’y a pas encore d’escadre permanente au Ier siècle (la classis Syriaca).

Les unités auxiliaires romaines en Syrie

Les sources

On compte aussi de nombreuses unités auxiliaires. Plusieurs documents nous aident à préciser leur nombre durant presque un siècle :

  • un diplôme militaire à la fin du règne de Claude (54)
  • les informations de Flavius Josèphe dans les années 60
  • plusieurs diplômes militaires datant de 88 et 91
  • divers documents du milieu du IIe siècle ap. J.-C., dont une liste d’unités stationnées en Syrie sous le commandement unique de M. Valerius Lollianus durant une campagne qui se situe sûrement sous le règne d’Hadrien

Les chiffres

L’historien polonais Edward Dabrowa a analysé tout ça et donne des chiffres :

  • Vers 60, il y a 7 ailes de cavalerie et 7 cohortes, donc au minimum 7 000 hommes si toutes ces unités sont composées de 500 hommes. Il faut ajouter 2 000 hommes si quelques-unes d’entre elles sont milliaires.
  • En 88-91, il y a 12 ailes, dont au moins une milliaire, et 22 cohortes, dont au moins 2 milliaires. Ça fait 18 500 hommes.
  • Au milieu du IIe siècle, on compte 6 ailes, dont 2 milliaires, et 22 cohortes, dont 3 milliaires, soit 16 500 hommes.

Les effectifs ont fortement augmenté après la révolte juive, mais ce n’est pas probablement pas à cause de celle-ci. On pense plutôt que c’est pour sécuriser la frontière orientale. En 80, un certain Terentius Maximus se faisant passer pour Néron noue une alliance avec les Parthes.

Ensuite, les effectifs de l’armée romaine en Syrie sont stables entre la fin du Ier siècle et le milieu du IIe siècle.

Voici les sources :

Diplôme de Durostorum (Silistrie) daté du 18 juin 54 :

« Tibérius Claudius César Auguste Germanicus, grand pontife, investi de la puissance tribunicienne pour la 14e fois, salué du titre d’imperator 27 fois, censeur, consul pour la 5e fois, aux cavaliers qui ont servi dans les 5 ailes nommées ueterana Gallorum et Thracum, et Gallorum et Thracum Antiana, et Gallorum et Thracum……… pour eux-mêmes, leurs enfants et leurs descendants j’accorde le droit de cité et le droit de mariage.
« Avec les épouses qu’ils ont en ce moment, lorsque la citoyenneté leur est donnée ou, s’ils sont célibataires, avec celles qu’ils épouseront par la suite, à condition que chacun n’en épouse qu’une. Le 14e jour avant les calendes de juillet, Marcus Asinius Marcellus et Manius Acilius Aviola étant consuls. De l’ala Gallorum et Thracum Antiana que commande Marcus Milonius Verus Iunianus, au cavalier Romaesta Spiurus (sic) fils de Rescens. »

(S. Lambrino, « Un nouveau diplôme de l’empereur Claude », CRAI, 1930, p. 131-137 [le vétéran est thrace d’après l’onomastique].)

Diplôme militaire de Mukhovo (Bulgarie), 7 novembre 88 (abrégé) :

« —- aux cavaliers et fantassins qui servent dans les 3 ailes et 17 cohortes suivantes : (1) II Pannoniorum, (2) III Augusta Thracum, (3) veterana Gallica, (4) I Flauia ciuium Romanorum, (5) I milliaria, (6) I Lucensium, (7) I Ascalonitanorum, (8) I Sebastena, (9) I Ituraeorum, (10) I Numidorum, (11) II Italica ciuium Romanorum, (12) II Thracum ciuium Romanorum, (13) II classica, (14) III Augusta Thracum, (15) Thracum Syriaca, (16) IIII Bracaraugustanorum, (17) IIII Syriaca, (18) IIII Callaecorum Lucensium, (19) Augusta Pannoniorum, (20) Musulamiorum, au temps de Publius Valerius Patruinus –. »

(AE, 1927, 43 = CIL, XVI, 35 ; R. CAGNAT, « Nouveau diplôme militaire relatif à l’armée de Syrie », Syria, 9, 1929, p. 25-31 ; F. GROSSO, « Aspetti della politica orientale di Domiziano, II. Parti e Estremo Oriente », Epigraphica, 17, 1955, p. 64-68 – Texte presque identique d’un second diplôme chez A. ALFÖLDI, « Dacians on the Southern Bank of Danube », JRS, 1929, 1939 (= AE, 1939, 126), considéré comme un faux par H. NESSELHAUF, CIL, XVI, p. 216)

Diplôme militaire de provenance inconnue, 7 novembre 88 :

« L’empereur César, fils du divin Vespasien, Domitius Augustus Germanicus, grand pontife, investi de la puissance tribunicienne pour la 8e fois, imp. XVII, consul XIIII, censeur perpétuel, père de la Patrie, aux cavaliers et fantassins qui servent dans les 5 ailes et les 2 cohortes suivantes : (1) praetoria singularium, (2) Gallorum et Thracum Constantium, (3) Phrygum, (4) Sebastena, (5) Gallorum et Thracum Antiana ; (1) I Gaetulorum, (2) I Augusta Thracum, et sont en Syrie sous Publius Valerius Patruinus, accorde la démobilisation à ceux des ailes et des cohortes qui ont servi pendant 25 ans ; à ceux dont les noms sont inscrits ci-dessous, à eux-mêmes, à leurs enfants et à leurs descendants, il a donné la citoyenneté, et le droit de mariage avec les femmes qu’ils ont au moment où la citoyenneté leur a été donnée, ou, s’ils sont célibataires, à celles qu’ils épouseront par la suite, à condition qu’ils n’en épousent qu’une seule.
Le 7e jour avant les ides de novembre, Manius Otacilius Catulus et Sextus Iulius Spareus étant consuls.
De l’ala Phrygum, que commande Marcus Helenius Priscus, au soldat Dassius fils de Dasens, Pannonien. Recopié d’une table de bronze qui est fixée à Rome au Capitole, sur le côté gauche des archives publiques. »

(R. MELLOR et E. HARRIS, « A New Roman Military Diploma », ZPE, 16, 1975, p. 121-124 (= AE, 1974, p. 655) = M. ROXAN, Roman Military Diplomas 1954-1977, I, Londres, 1978, p. 32-33, n° 3. Nouveaux diplômes identiques de provenance inconnue : P. WEISS, ZPE, 117, 1997, p. 229-231, n° 2 et p. 232-233, n° 3 [mutilé] [d’où AE, 1997, 1761-1762])

Diplôme de Suhozem (Bulgarie), du 12 mai 91 – Liste des unités :

Aux cavaliers des trois ailes : (1) III Thracum Augusta, (2) Flavia praetoria singularium, (3) Gallorum et Thracum Constantium.
Aux cavaliers et fantassins des sept cohortes : (1) I Thracum militaria, (2) I Gaetulorum, (3) I Lucensium, (4) I Sebastena, (5) II Thracum civium romanorum, (6) II Thracum Syriaca, (7) II Italica civium Romanorum, qui sont en Syrie sous Aulus Bucius Lappius Maximus.
[le bénéficiaire est un Thrace, Quelse, fils de Dola, de la III Thracum Augusta]

(L. BOTOUSHAROVA, « Römisches Militärdiplom aus Suhozem/Bulgarien », Izledvanija v cest ne akad. D. Detchev, Sofia, 1958, p. 318 (= AE, 1961, 319 ; M. ROXAN, Roman Military Diplomas 1954-1977, Londres, 1978, p. 34, n° 4 – Un second exemplaire quasi illisible provient de Gradishte (Bulgarie) : B. GEROV, « Zwei neugefundene Militärdiplome aus Nordbulgarien, 2. Ein neues Militärdiplom Domitians », Klio, 37, 1959, p. 210-216 (AE, 1962, 264 bis) = M. ROXAN, Roman Military Diplomas 1954-1977, Londres, 1978, p. 35, n° 5. mais le seul nom d’unité lisible, celui à laquelle appartenait le vétéran, est l’ala ueterana Gallica ; le vétéran est un Thrace, Seuthès).

Que fait l’armée romaine en Syrie ?

Et d’abord, pourquoi autant d’hommes ? La Syrie est la province de l’est de l’Empire qui contient le plus de troupes à cette époque.

Surveiller la frontière de l’Euphrate

La priorité des légions, c’est d’abord de protéger la frontière de l’Euphrate avec l’empire parthe.

La Syrie est un territoire très ouvert. Il y a beaucoup de voies de passage possibles entre l’empire parthe et l’empire romain. Sur les hautes vallées de l’Euphrate et du Tigre, il suffit de contrôler quelques passages. Mais quand l’Euphrate sort des montagnes, il faut garder toute la rive. Il y a donc des troupes à la frontière, en dehors des zones désertiques, comme à Samosate et à Zeugma.

Pour autant, les Romains ne stationnent pas tout le long du fleuve. La pression des Parthes n’est pas permanente. Et puis, on ne peut pas faire vivre des troupes dans le désert.

Les soldats ne campent donc pas directement dans les zones désertiques. Au sud, ils s’installent dans les régions qui peuvent les faire vivre, et pas dans la steppe, où l’armée envoie simplement des patrouilles. C’est par exemple le cas de Cyrrhos, située à l’arrière, mais non loin de l’Euphrate.

Surveiller les villes de Syrie

Les légions quadrillent la province. Selon l’historien israélien Benjamin Isaac, l’armée romaine est une armée d’occupation qui maintient l’ordre. C’est certainement le cas, en partie.

Dans les faits, pourtant, il n’y a pas grand-chose à surveiller : l’agitation n’est pas bien grande, à part quelques troubles dans les villes de Phénicie sous Auguste.

Il n’y a même pas de légion dans le sud de la province, près de ce foyer permanent d’agitation qu’est la Judée depuis la mort d’Hérode. Rome aurait pu en installer une à Ptolémaïs ou à Damas.

Être présent rapidement en cas de besoins militaires

Des soldats prêts « au cas où »

La légion à Laodicée et celle qui se trouve à Raphanée sont loin du front de l’Euphrate et même de toute frontière. En plus, Laodicée communique difficilement avec l’intérieur des terres, donc sa légion n’est pas faite pour surveiller la province. À quoi servent ces unités de l’armée romaine en Syrie ?

On pense que ces légions sont là pour le cas où on aurait besoin d’opérer sur un axe nord-sud (plutôt qu’est-ouest). Raphanée, par exemple, se trouve à égale distance entre Apamée et la trouée de Homs. Grâce à cette position, Rome peut intervenir rapidement aussi bien sur la côté nord de la Phénicie qu’à Émèse.

Finalement, ces légions sont un corps expéditionnaire disponible en cas d’intervention romaine à l’est, dans le royaume parthe ou en Arménie. Elles servent conjointement avec les troupes de Cappadoce après la conquête du royaume d’Archélaos en 17 ap. J.-C.

Quelques temps forts et de longues périodes d’indolence

Mais ces opérations militaires de grande envergure n’ont pas lieu tous les jours. On remarque 3 temps forts :

  • une longue période d’agitation entre 65 et 36 av. J.-C.
  • la lutte entre Rome et les Parthes pour le contrôle de l’Arménie (52-63)
  • l’expédition parthique de Trajan en 112-117

En dehors de ces moments-là, les légionnaires vivent un peu dans l’indolence, l’inactivité et la routine. Tacite évoque cette situation à la veille de l’expédition d’Arménie (Annales, XIII, 35).

Je voudrais conclure cet article avec une pensée pour tous ces hommes venus de tous les coins de la Méditerranée (au sens très large) et réunis dans ce territoire du Levant, la Syrie, sous l’étendard romain. Parfois pour s’y tourner les pouces, parfois pour se battre : je trouve l’image saisissante. 🙂

J’espère que cet article sur l’armée romaine en Syrie vous a plu. Retrouvez-moi dans ma newsletter pour plus de voyage en antiquité grecque et romaine. À bientôt !

Sources : SARTRE, Maurice, D’Alexandre à Zénobie – Histoire du Levant antique – IVe siècle av. J.C. – IIIe siècle ap. J.-C., Fayard, 2001

Image d’en-tête : Inscription sur un autel dédié à Jupiter Sérapis par une vexillation de la Legio III Cyrenaica, vers 116/117 à Jérusalem.

Et Rome met la main sur la Syrie

Comment Rome s’est-elle retrouvée en Syrie ?

La conquête de la Syrie par Rome semble presque accidentelle. Rome était fortement gênée par la piraterie qui sévissait en Méditerranée. Pour y mettre fin, les Romains décident d’une campagne énergique qui, de fil en aiguille, va les mener jusqu’en Syrie intérieure.

Voyons ça dans le détail. 🙂

La piraterie en Méditerranée : un problème pour Rome

La piraterie : un problème qui est particulièrement gênant pour Rome aux alentours de 70 av. J.-C. Pourquoi ?

C’est l’époque de la guerre mithridatique (74-63). Mithridate, roi du Pont, est en guerre contre Rome. Pour gêner le transport de ses adversaires, il encourage la piraterie.

Pendant toute une première partie du conflit, jusqu’en 67, les communications avec Rome sont compliquées à cause de ces pirates. On voit même apparaître ces derniers à Ostie ! Excédés, les sénateurs finissent par donner l’imperium infinitum à Pompée sur toute la Méditerranée et les régions littorales. C’est la Lex Gabinia.

Pompée se met aussitôt en action. Il fait quadriller toute la mer en même temps et poursuit systématiquement les pirates dans leurs refuges terrestres. Grâce à sa campagne énergique, il nettoie à peu près la Méditerranée de ce brigandage. À la fin de l’année 67, la question est quasiment réglée sur la mer.

Il reste la question du brigandage intérieur syrien, qui est toutefois moins directement menaçant pour Rome.

Les Romains arrivent en Syrie

Des légats romains face au brigandage syrien

En 66-65, Pompée envoie des légats en Syrie pour qu’ils luttent contre la piraterie et le brigandage :

  • Metellus Nepos, chargé en 67 des côtes depuis la Lycie jusqu’à la Phénicie
  • Lucius Lollius, qui le rejoint un peu après
  • Afranius, qui libère les passes de l’Amanus des brigands

Mettelus Nepos et Lucius Lollius sont à Damas en 65. On ne sait pas trop ce qu’ils font là. Ils sont rejoints ensuite par Aemilius Scaurus. Rien n’indique qu’ils aient alors des troupes sous leurs ordres. D’ailleurs, ils ne font rien de spécial contre les brigands de Syrie centrale ou méridionale : Pompée va devoir nettoyer le pays à son arrivée.

Mais qui gouverne la Syrie à ce moment-là ?

Juste avant la conquête de la Syrie par Rome, c’est un peu le bazar, disons-le tout net.

Antiochos XIII, le roi qui a perdu contre les Arméniens

Il est temps de parler des Séleucides, car ce sont eux qui, normalement, gouvernent la Syrie.

En réalité, ils ne semblent pas gouverner grand-chose : le roi d’Arménie Tigrane II a conquis la Syrie en 79.

Attention, c’est un peu compliqué alors restez concentré. 🙂 Tigrane était un allié de Mithridate et il l’a protégé des Romains en l’accueillant dans son royaume. Lucullus, le général romain qui menait la guerre contre Mithridate, s’est en quelque sorte « vengé » en rétablissant sur le trône le roi séleucide défait par les Arméniens : Antiochos XIII.

Antiochos XIII et son rival, Philippe II

Mais une partie des Antiochiens se sont soulevés contre ce roi vaincu par les Arméniens. Antiochos XIII a maté la rébellion et les chefs se sont enfuis en Cilicie en proclamant roi Philippe II, fils de Philippe Ier et petit-fils d’Antiochos VIII Grypos.

Les deux prétendants sont soutenus par des chefs arabes plus puissants qu’eux :

  • Antiochos XIII par Sampsigéramos d’Émèse
  • Philippe II par un émir de Syrie du Nord, Aziz, qui l’a couronné

En fait, selon Diodore de Sicile, les deux émirs se sont entendus pour tuer leurs protégés et se partager la Syrie. Philippe II apprend les projets d’Aziz et s’enfuit. Il arrive à Antioche en 67 et y disparaît, peut-être dans une émeute en 66-65.

Antiochos XIII, lui, est étroitement tenu en tutelle par Sampsigéramos. On comprend pourquoi il ne réagit pas quand les légats romains s’installent à Damas, qui fait pourtant partie de son royaume.

Pompée en action : la conquête de la Syrie par Rome

Pompée désavoue Antiochos XIII

Pompée a été très efficace contre les pirates. Pendant l’hiver 67-66, le Sénat romain lui donne cette fois tous pouvoirs pour en terminer avec Mithridate (c’est la lex Manilia). Il désavoue donc l’homme qui jusqu’alors menait la conduite de cette guerre, Lucullus.

Pompée va poursuivre Mithridate (je ne détaille pas ici car ce n’est pas le sujet qui nous occupe dans cet article). Finalement, au bout de quelques années de guerre, il descend en Syrie pendant l’été 64 pour s’attaquer au problème des pirates.

Il arrive en passant par la Cilicie et va à Antioche.

Antiochos XIII est sous la coupe de Sampsigéramos. Il parvient quand même à demander officiellement à Pompée d’être reconnu roi. L’imperator refuse. Le roi se réfugie alors auprès de Sampsigéramos. Celui-ci ne veut pas déplaire à Rome et le fait disparaître.

Les motivations de Pompée en Syrie

Bref, Pompée dénie la royauté séleucide. Il a décidé de la supprimer et d’annexer la Syrie. Pourquoi ?

Désavouer un rival politique, Lucullus

Pompée veut désavouer la politique menée par son prédécesseur, Lucullus.

Lucullus a rétabli Antiochos XIII sur le trône en 69. Pompée, lui, décide d’annexer le territoire parce que « la Syrie ne possédait pas de rois légitimes » (Plutarque, Pompée, 39, 3). On a vu que c’était faux, il y a encore des descendants séleucides. Mais cela permet à Pompée d’aller à l’encontre des décisions prises au nom de Rome par Lucullus.

Agrandir le territoire romain avec les restes d’un royaume prestigieux

Pompée a envie de donner à Rome les restes d’un empire prestigieux : le royaume séleucide.

Il veut aussi tirer le maximum de bénéfices de sa victoire sur Tigrane. Non seulement il a vaincu Mithridate et les pirates mais, en plus, le roi d’Arménie s’est rendu à Pompée en 66.

« Pompée prétendit qu’il n’était pas légitime que ce soit les Séleucides, détrônés par Tigrane, qui gouvernent la Syrie, plutôt que les Romains qui l’avaient emporté contre Tigrane » (Appien, Syr. 49).

Pompée invoque le droit de la guerre pour justifier sa volonté de conquête de la Syrie par Rome et il met en avant un souci d’efficacité. Pour lui, Antiochos XIII est un fantoche. Pompée refuse de rendre le trône à « un roi qui, pendant les dix-huit ans que Tigrane avait régné sur la Syrie, était resté caché dans un coin de la Cilicie et qui, voyant Tigrane vaincu par les Romains, réclamait le bénéfice du travail fait par d’autres ; que, par conséquent, ne l’ayant pas dépossédé, il ne lui donnerait pas un sceptre qu’il avait cédé à Tigrane et qu’il n’avait pas su défendre, de peur qu’il ne laissât la Syrie de nouveau en butte aux brigandages des Juifs et des Arabes ». (Justin, XL, 2, 3-4)

« Pompée s’avança et plaça sous l’autorité romaine sans combat ces parties de la Cilicie qui n’étaient pas encore sujettes et le reste de la Syrie qui se trouve le long de l’Euphrate et les pays appelés Koilè-Syrie, Phénicie et Palestine, ainsi que l’Idumée et l’Iturée, et toutes les autres parties de la Syrie quel que soit leur nom. Non qu’il ait eu quelque sujet de plainte à l’encontre d’Antiochos fils d’Antiochos Eusébès, qui était présent et réclamait son royaume paternel, mais parce qu’il pensait que, attendu qu’il avait lui-même dépossédé Tigrane, le vainqueur d’Antiochos, le pays appartenait aux Romains par droit de guerre. » (Appien, Mithridateios polèmos, 106)

Faire barrage aux Parthes

Rome et les Parthes ont des relations compliquées dans les années 70-63. Cela ne débouche pas sur la guerre car l’autorité du roi parthe est mal établie à l’époque. Mais Pompée peut craindre une volonté des Parthes de s’étendre vers l’ouest en profitant de la faiblesse du roi séleucide. Après tout, on avait vu jadis des rois séleucides se réfugier chez les Parthes, comme Démétrios III Eukairos, vaincu par Philippe Ier.

Protéger Rome des pirates

La Syrie a déjà été un foyer d’insécurité pour Rome : c’était une base pour les pirates. Pompée a tout nettoyé. Il n’a pas envie que ça se reproduise. Rome a besoin de circuler librement dans la Méditerranée.

Assurer des intérêts économiques ?

Il y a sûrement des marchands romains avant la conquête de la Syrie par Rome. Il y a aussi des milieux d’affaires qui sont en relation avec la Syrie. Peuvent-ils avoir eu de l’influence sur l’imperator ? C’était une bonne chose pour eux que la Syrie devienne romaine.

D’autant plus que Délos avait été détruite pendant la guerre contre Mithridate. Or, les Italiens commerçaient avec les hommes d’affaires syriens à Délos depuis 167-166.

Les Romains ont été massacrés à Délos en 88, puis l’île a été dévastée par Mithridate à la fin de cette même année. Sulla l’a libérée en 87, mais elle a à peine eu le temps de se restaurer. Un raid de pirates alliés de Mithridate l’a anéantie en 69. Elle n’est jamais redevenue ce qu’elle était jadis.

On peut être tenté d’imaginer les marchands romains autour de Pompée, le manipulant pour conquérir la Syrie et commercer directement à la source. Mais on n’a aucune preuve en ce sens.

Ce qui est sûr, c’est que les hommes d’affaires romains vont profiter de la conquête.

Pompée remet de l’ordre en Syrie

Face aux brigands

Le légat Afranius a combattu contre les brigands dans l’Amanus. Mais à part ça, c’est encore le bazar en Syrie. Comme on l’a vu, les légats Scaurus, Lollius et Nepos n’ont pas l’air d’avoir fait grand-chose.

Pompée va se mettre au travail.

Il quitte Antioche au début de 63 et se dirige vers Damas. Au passage, il détruit des repaires de brigands qui menacent les cités de la région, comme celui du Juif Silas à Lysias.

Face aux grands chefs

Il fait exécuter des tyrans locaux, comme Dionysos de Tripolis. Face aux plus puissants, il adopte diverses stratégies :

  • il soumet et rançonne Ptolémée de Chalcis (1 000 talents) et l’Émésien Sampsigéramos dans sa capitale d’Aréthuse
  • il épargne l’Arabe Abgar II, maître d’Édesse, car celui-ci a aidé Afranius dans l’Amanus
  • il reconnaît Antiochos Ier et certains chefs qui ont réussi à s’imposer

En fait, lors de sa conquête de la Syrie pour Rome, Pompée mesure l’exact pouvoir de chacun. Il conforte des principautés érigées sur les dépouilles du royaume séleucide et accorde des statuts quasiment officiels à certains chefs. Il ne veut pas s’enliser dans des combats qu’il n’est pas sûr de gagner et dans des territoires qui n’ont pas un intérêt majeur pour Rome.

Face au royaume hasmonéen

Pompée arrive à Damas et retrouve ses légats. À cette époque, deux prétendants de la dynastie hasmonéenne s’affrontent : Pompée va devoir livrer un dernier combat autour de Jérusalem avant d’organiser définitivement la nouvelle province romaine. Ceci est encore une autre histoire !

« Pompée déclara donc : « Je vais laisser à Mithridate un ennemi plus fort que moi, la faim », et il fit croiser des vaisseaux pour arrêter les marchands naviguant vers le Bosphore, en décrétant la peine de mort pour ceux qui seraient pris. Puis, emmenant avec lui le gros de son armée, il se porta en avant. Il rencontra sur sa route les corps restés sans sépulture de ceux qui, sous les ordres de Triarius, étaient tombés dans un combat malheureux contre Mithridate, et les enterra tous avec honneur et avec éclat, ce que Lucullus avait négligé de faire, omission qui semble avoir été la principale cause de la haine dont il fut l’objet. Après avoir fait soumettre par Afranius les Arabes de l’Amanus, il descendit lui-même en Syrie et, comme ce pays n’avait pas de rois légitimes, il le déclara province et possession du peuple romain. Puis il conquit la Judée et fit prisonnier son roi Aristobule. Il fonda des villes et en libéra d’autres en punissant les tyrans qui y régnaient. Mais sa principale occupation était de rendre la justice et d’arbitrer les conflits des villes et des rois : là où il n’allait pas lui-même, il envoyait ses amis. C’est ainsi qu’aux Arméniens et aux Parthes, qui s’en étaient remis à sa décision au sujet d’un territoire qu’ils se disputaient, il envoya trois arbitres pour juger l’affaire. En effet, si sa puissance était en grand renom, sa vanité et sa mansuétude ne l’étaient pas moins. C’est ce qui lui faisait tenir cachées la plupart des fautes commises à son égard par ses amis et ses familiers : il n’était pas naturellement porté à empêcher ou à punir les mauvaises actions, et ceux à qui il avait affaire le trouvaient disposé à supporter de bonne grâce leur rapacité ou leur dureté. » (Plutarque, Vie de Pompée, 39)

J’espère que cet article sur la conquête de la Syrie par Rome vous a plu ! Je vous invite à me retrouver dans ma newsletter pour plus de balade dans l’antiquité grecque et romaine. À bientôt !

Sources : SARTRE, Maurice, D’Alexandre à Zénobie – Histoire du Levant antique – IVe siècle av. J.C. – IIIe siècle ap. J.-C., Fayard, 2001

Image d’en-tête : Buste de Pompée – Copie d’antique en marbre réalisée au XVIIe siècle en Italie pour orner le Grand Salon du château de Vaux-le-Vicomte – Crédits : Jean-Pol Grandmont, via Wikimedia

Judith, Esther et les autres : la littérature juive hasmonéenne

La littérature hasmonéenne, ce sont les écrits rédigés après la révolte des Maccabées contre le pouvoir séleucide en Judée. Donc pendant la royauté juive hasmonéenne.

Il y a d’abord une littérature de combat pendant la crise. Puis, après la victoire juive vers 150, on voit apparaître des textes nationalistes et édifiants. Ce sont 2Maccabées, Judith, peut-être Esther, Les Livres des Jubilées

Dans cet article, je reviens avec vous sur ces textes qui fleurissent dans la seconde moitié du IIe siècle et au début du Ier. 🙂

2Maccabées : l’héroïsme pendant la révolte

La guerre de libération et les succès militaires des Maccabées et de leurs compagnons pendant la révolte contre les Séleucides favorisent l’éclosion d’un nationalisme juif.

Les Juifs ont été soumis, voire politiquement opprimés, durant de longs siècles. Pendant la révolte, ils ont retrouvé l’espoir d’être leurs propres maîtres. Les actes héroïques des Maccabées inspirent une littérature édifiante sur ce sujet. C’est 2Maccabées, qui est rédigé pendant la révolte mais est résumé sous sa forme actuelle après la guerre.

Le Livre des Jubilées : tirer des leçons du passé

Selon le Livre des Jubilées, tous les malheurs du peuple juif dans les dernières décennies s’expliquent par une chose : le non-respect de la Loi. (Je rappelle ici que la révolte est née d’une persécution des Juifs par le roi séleucide Antiochos IV et que l’influence hellénique sur les Juifs a joué un rôle dans cette affaire. )

Le respect de la Torah est la première condition de l’alliance entre Yahweh et son peuple. Judas Maccabée et ses compagnons ont scrupuleusement respecté cette Loi. C’est pourquoi Yahweh les a aidés à vaincre. Leur victoire prouve qu’il est à nouveau auprès du peuple juif.

Pendant longtemps, on a daté le Livre des Jubilées de 150 environ, soit juste au moment de la victoire. Le professeur Doron Mendels propose de le dater de 125. À cette époque, en effet, il y a débat dans les milieux religieux de Jérusalem car le grand-prêtre Jean Hyrcan concentre dans ses mains les pouvoirs religieux et séculiers. Le Livre des Jubilées ferait écho à cette polémique en montrant le partage des tâches séculières et religieuses entre Juda et Lévi.

Le Livre de Judith : du suspense, du sang et de la vertu

La date

Le Livre de Judith est un texte édifiant et un bel exemple de littérature hasmonéenne nationaliste.

Il a été écrit vers 150, mais l’histoire se passe à une époque antérieure, babylonienne ou assyrienne. Il y a des mélanges anachroniques, et d’abord l’intitulé du roi de l’époque : « Nabuchodonosor roi des Assyriens ». (Le texte de Daniel mélangeait aussi les époques babylonienne et perse et celui d’Esther dit se passer sous les Perses.)

L’histoire

Voici l’histoire : les Juifs sont assiégés par les armées assyriennes. Celles-ci ont déjà soumis toute la Syrie, sauf eux. Ils sont sur le point de capituler et promettent de se rendre dans un délai de cinq jours si Yahweh ne se manifeste pas à eux.

Une jeune veuve, Judith, veut sauver son peuple. Elle demande qu’on lui laisse carte blanche. Les Anciens hésitent, puis acceptent : Judith est veuve, le risque de déshonneur est limité.

Judith va voir l’ennemi et dit qu’elle va l’informer sur la situation des assiégés. Pendant trois jours, elle séduit le général Holopherne. Au moment crucial où elle va devoir lui céder, elle parvient à le tuer. L’armée ennemie est désorientée.

Le sens du texte

L’ouvrage a un côté hellénistique. On retrouve d’ailleurs une histoire semblable dans la Chronique de Lindos (une inscription de l’île de Rhodes) : une ville assiégée par le Mède Datis, qui propose de se rendre dans les cinq jours mais est secourue par Athéna.

Judith possède tous les ingrédients du roman :

  • une héroïne jeune, jolie, intelligente — et vertueuse
  • des rebondissements et du suspense (Judith ne dévoile pas son plan)
  • de la violence et de l’érotisme

Mais tout ça avec une héroïne juive, qui respecte scrupuleusement la Torah : c’est ça qui lui permet de triompher.

Judith exalte le judaïsme et le peuple juif. Tout l’Orient a cédé à Nabuchodonosor, sauf lui. Les Juifs peuvent résister, car Yahweh est avec eux.

Le Livre d’Esther : message d’espoir puis mise en garde

On ne sait pas quand Esther a été écrit. Peut-être a-t-il été rédigé dès l’époque achéménide, puis remanié au IIe siècle, vers 125, car il a des traits hellénistiques.

  • Dans la version achéménide, ce serait un message d’espoir pour les Juifs de la Diaspora : on peut faire carrière à la cour du roi sans renoncer à sa foi.
  • Au IIe siècle, c’est plutôt une mise en garde contre les tentations d’abandonner le judaïsme et une exaltation de la sagesse des Juifs pieux.

La littérature hasmonéenne « hellénisée »

Les textes sous la royauté hasmonéenne

Après la crise maccabée, sous la monarchie hasmonéenne, la littérature emprunte à l’hellénisme dans une perspective de mise en valeur du judaïsme. On semble presque s’adresser aux Gentils (non-Juifs).

  •  Vers 150, la Lettre d’Aristée, d’origine égyptienne, fait le récit de la traduction des Livres Saints en grec. Elle donne une description souriante du judaïsme. On voit bien que les Juifs ne rejettent pas tout l’hellénisme.
  • Vers 150-125, l’Exégèse de la Loi de Moïse, d’Aristobule, montre Moïse comme le premier sage. Tous les autres l’ont copié : Homère, Orphée, Pythagore, Socrate, Platon, Aristote…
  • Artapanos, Juif d’Égypte, écrit vers 100 une réponse à Manéthon, un prêtre du IIIe siècle qui a écrit contre son peuple. Il dit que Moïse est le créateur de la civilisation égyptienne. Sa femme est devenue Isis.
  • Ézéchel le Tragique, un autre Juif égyptien, met en scène l’épisode du départ des Juifs d’Égypte, quand ils ont été chassés. Le texte s’appelle l’Exagogè, « Exode ». L’épisode est décrit d’une façon complètement étrangère au judaïsme, pour le rendre accessible à des non-Juifs.
  • Vers 125-120, Eupolémos écrit les Rois de Juda. L’auteur est peut-être le même Eupolémos qui est ambassadeur de Judas à Rome en 160. Dans son texte, Moïse, premier sage, invente l’écriture et instruit les prêtres d’Héliopolis, ceux qu’Hérodote tient pour les plus sages des hommes. Moïse est donc le vrai fondateur de toutes les civilisations d’Orient. Pour que ça colle, Eupolémos est obligé de rehausser toute la chronologie. Nous sommes dans le même type de démarche que celle d’Artapanos et d’Ézéchiel le Tragique.

Entre nationalisme juif et hellénisme

On voit que le héros civilisateur, c’est Moïse, qui a reçu la Torah de Dieu. Les auteurs proposent un nationalisme affirmé et sont fidèles à l’histoire juive, qu’ils grandissent même un peu plus. Cette littérature est à l’image de l’État hasmonéen : une royauté dans la lignée de celle de David, un roi qui est aussi grand-prêtre, une politique impérialiste, des mesures de judaïsation illustrées dans Judith et Esther.

Mais la littérature juive de l’époque, c’est aussi celle d’un État qui vit dans son temps, d’où ses tournures hellénistiques. Les rois juifs ressemblent à ceux d’Antioche et d’Alexandre. Les notables sont sensibles aux modes de vie grecs, aux modes de pensées et aux méthodes de raisonnement de l’hellénisme.

La littérature hasmonéenne est le reflet de la Judée hasmonéenne : c’est le résultat d’une longue cohabitation entre des traditions autrefois antagonistes mais qui sont devenues complémentaires.

J’espère que cet article vous a plu ! Retrouvez-moi dans ma newsletter pour plus de voyage dans l’antiquité grecque et romaine. À bientôt !

Sources : SARTRE, Maurice, D’Alexandre à Zénobie – Histoire du Levant antique – IVe siècle av. J.C. – IIIe siècle ap. J.-C., Fayard, 2001

Image d’en-tête : Gravure du Livre de Judith par Francysk Skaryna (1519) – L’image montre la décapitation du général Holopherne

IIe siècle : rien ne va plus chez les Séleucides

Nous sommes au IIe siècle av. J.-C. et rien ne va plus en Syrie. C’est la crise dynastique chez les Séleucides, les rois hellénistiques qui règnent au Levant antique.

En résumant, en quelques décennies, on a :

  • un oncle (Antiochos IV) qui dépouille son neveu (Démétrios Ier) avec l’aide des Romains
  • un héritier légitime (Démétrios Ier) qui revient s’emparer du pouvoir
  • un bâtard (Alexandre Balas) qui conteste Démétrios Ier
  • deux frères (Démétrios II et Antiochos VII) qui se querellent entre eux

Revenons sur le détail de ces successions et usurpations et voyons le rôle joué par les ennemis des Séleucides : Romains, Lagides et Parthes.

La règle de succession chez les Séleucides

Depuis les origines de la dynastie séleucide, la règle tacite est celle de la succession par ordre de primogéniture mâle. Pour que ça se passe bien, sans heurt, le roi associe son héritier au trône.

Bien sûr, cela n’empêche pas de nombreuses tentatives d’usurpation dans la famille, comme celle d’Antiochos Hiérax vers 240 et celle d’Achaios en 220. Plusieurs héritiers disparaissent aussi avant de régner. C’est le cas d’Antiochos, fils d’Antiochos III et frère aîné de Séleucos IV et d’Antiochos IV.

Toutefois, cette règle dynastique est admise par tous, et cela même si elle est purement coutumière. En effet, aucun document écrit ne l’a gravée dans le marbre.

La crise dynastique séleucide du IIe siècle : les épisodes

La mort de Séleucos IV : son fils Démétrios est prisonnier de Rome

Le 3 septembre 175, le roi Séleucos IV meurt. Il a des fils. Son aîné et héritier s’appelle Démétrios. Malheureusement, à cette date, il est otage à Rome en vertu d’une disposition de la paix d’Apamée (qui a fait suite à la défaite des Séleucides contre les Romains).

Démétrios est otage depuis 178 au plus tard. Il a remplacé à Rome son oncle Antiochos, futur Antiochos IV, dont il va être question ici. Antiochos est le fils cadet d’Antiochos III et le frère de Séleucos IV. Il était otage des Romains depuis 188 environ.

Démétrios réclame sa libération aux Romains. Il veut bien sûr aller récupérer son héritage. Mais Rome refuse de le libérer.

Antiochos, l’oncle de Démétrios, en profite

L’oncle de Démétrios, Antiochos, en profite. Il est à Athènes quand il apprend la mort de son frère Séleucos IV. Ni une ni deux, il passe en Asie Mineure. Là, le roi attalide Eumène II de Pergame l’accueille, le reconnaît comme roi et le fait conduire à Antioche.

Eumène II est l’un des meilleurs alliés de Rome en Orient. Les Romains considèrent donc cette usurpation d’un bon œil.

Toutefois, à Antioche, il y avait un autre fils de Séleucos IV (qui s’appelait Antiochos comme son oncle). Lui aussi a été proclamé roi et on a fait frapper des monnaies en son nom dans la foulée, pour asseoir son autorité. Ce sont des octodrachmes portant, pour la première fois, le portrait du roi et celui de sa mère, qui était probablement sa tutrice.

Antiochos IV se débrouille pour se faire reconnaître roi à Antioche fin octobre ou courant novembre 175. Il fait des concessions : il associe son neveu au trône, probablement après l’avoir adopté. Le but est de faire taire les prétentions de Démétrios en s’alliant au frère de celui-ci, qui appartient aussi à la branche légitime.

Mais Antiochos IV ne garde pas longtemps ce neveu qui le gêne. Le jeune roi est éliminé en 170.

Ce n’est que le début de la crise dynastique séleucide.

Démétrios Ier reprend le pouvoir

Antiochos IV meurt en octobre ou en novembre 164. Son fils Antiochos V lui succède sans difficulté car son père l’a associé au trône peu avant sa mort. C’est encore un enfant ou un adolescent. Durant tout son règne, il est sous la tutelle de Lysias, un ministre d’Antiochos IV.

Mais Démétrios, l’héritier spolié, est toujours là. En 162, il s’enfuit de Rome, probablement avec la complicité de quelques dirigeants romains (qui se doutent des conséquences que cela va avoir sur le pouvoir séleucide).

Immédiatement, Démétrios vient revendiquer l’héritage de son père. Il fait assassiner Antiochos V et Lysias et prend le pouvoir.

Les fils de Démétrios Ier se querellent

Démétrios Ier est contesté en 152 par un bâtard présumé de la famille, Alexandre Balas. Mais c’est surtout avec ses fils que rien ne va plus. Ils sont deux : Démétrios II et Antiochos VII. Ces deux-là vont inaugurer un affrontement qui va se répercuter sur leurs descendants. À partir de là, il y aura presque toujours deux rois séleucides en même temps en Syrie.

Le coup de pouce des ennemis des Séleucides

Des puissances extérieures favorisent toutes ces querelles.

Rome

C’est d’abord Rome. Les Romains laissent faire le roi attalide Eumène II quand celui-ci aide Antiochos IV en 175. Ils espèrent sûrement qu’Antiochos va devenir un roi familier de Rome. Comme, par ailleurs, ils ont la main sur l’héritier légitime, Démétrios, ils disposent d’un formidable moyen de pression sur l’usurpateur. Ils peuvent ébranler l’autorité d’Antiochos IV n’importe quand en reconnaissant Démétrios comme roi.

C’est probablement pour cette raison qu’Antiochos IV reste soumis à Rome. On le voit bien lors de la journée d’Éleusis, en 168. Vainqueur contre les Lagides, le roi est contraint par Rome à des évacuations humiliantes de territoires qu’il avait conquis.

Les Romains nourrissent encore la crise dynastique séleucide en 162, quand ils laissent échapper Démétrios. Et ils recommencent en 152, en soutenant l’usurpateur Alexandre Balas contre Démétrios Ier.

Les prétendants au trône séleucide vont très bien comprendre le poids de Rome dans la région. À partir de cette époque, ils vont tous envoyer des ambassades à Rome pour obtenir leur reconnaissance du Sénat.

Les Attalides

Lorsque Rome n’intervient pas directement, elle peut compter sur ses alliés Attalides. Eumène II installe Antiochos IV. Attale II suscite Alexandre Balas en 153-152 et l’aide à s’installer en Cilicie.

Les Lagides

Les rois d’Égypte, et notamment Ptolémée VI, sautent aussi sur l’occasion de déstabiliser leurs ennemis traditionnels.

Ptolémée reconnaît immédiatement Alexandre Balas installé à Ptolémaïs. Il lui donne même en mariage sa fille Cléopâtre Théa. Puis, en 147, il transfère son appui et sa fille à Démétrios II.

Quand il meurt en 146, la politique lagide reste inchangée. Les Lagides vont toujours essayer d’affaiblir les Séleucides pour récupérer la Syrie méridionale et la Phénicie qu’ils ont perdues en 200 contre Antiochos III. Et pourquoi pas la Syrie toute entière ? Les princesses lagides sont l’œil d’Alexandrie auprès des Séleucides. Elles changent de lit au gré des circonstances. Ainsi, Cléopâtre Théa épouse Antiochos VII après avoir été unie à Alexandre Balas et à Démétrios II.

Les Parthes

Enfin, il y a les Parthes.

Ces derniers font prisonnier Démétrios II en 138. Ils le gardent prisonnier quelques années — puis, opportunément, ils le relâchent quand Antiochos VII part en campagne contre eux, en 130-129. Malheureusement pour eux, Antiochos VII meurt au combat en 129 et Démétrios II reste seul roi de la Syrie. Jusqu’à la prochaine querelle dynastique…

Cet article sur la crise dynastique séleucide vous a intéressé ? Retrouvez-moi dans ma newsletter pour plus d’histoire antique et mythologique. À très bientôt. 🙂

Sources : SARTRE, Maurice, D’Alexandre à Zénobie – Histoire du Levant antique – IVe siècle av. J.C. – IIIe siècle ap. J.-C., Fayard, 2001

Image d’en-tête : détail du buste d’Antiochos IV – Altes Museum – Berlin

Persécution des Juifs dans l’antiquité grecque : que s’est-il passé ?

À l’heure où on constate un retour d’antisémitisme dans notre monde (aussi fou que cela puisse paraître moins d’un siècle après la Shoah), j’ai souhaité parlé de la persécution des Juifs sous Antiochos IV, en Syrie antique (IIe siècle av. J.-C.).

Attention, je ne prétends en rien faire une comparaison qui n’aurait aucun sens entre des époques bien différentes. Par contre, je trouve intéressant de parler de ce cas de persécution antique car il est vraiment particulier. En effet, les Anciens n’étaient pas du tout portés à persécuter qui que ce soit pour des raisons religieuses. Contrairement aux religions chrétiennes et à l’Islam, les Grecs et les Romains d’avant le christianisme n’étaient pas prosélytes du tout et accueillaient tous les cultes.

Alors pourquoi cette persécution des Juifs en 168-167 av. J.-C. ?

Contexte : l’édit de persécution d’Antiochos IV

En 168-167, le roi Antiochos IV promulgue un édit de persécution qui, semble-t-il, interdit toute pratique du judaïsme et impose les cultes païens à Jérusalem.

Tout semble commencer par une initiative du grand-prêtre Jason qui fonde à Jérusalem une cité grecque nommée Antioche. Son souhait est sans doute de moderniser en douceur le judaïsme et de l’aider à s’intégrer dans un monde hellénisé. Et, dans un premier temps, tout se passe bien.

Puis, vers 169-168, a lieu une révolte populaire. La répression s’abat sur la Judée.

Pourquoi celle-ci dégénère-t-elle en persécution ?

La persécution des Juifs sous Antiochos IV : quelques théories

Théorie : c’est la faute des Juifs hellénisés

Des historiens ont parfois dit que les Juifs hellénisés étaient responsables. C’est le cas d’Élias Bickerman (1897-1981) et de Martin Hengel (1926-2009) : ils disent qu’Antiochos IV a été manipulé par les extrémistes du clan de Ménélas et par les Tobiades. Ménélas et les Tobiades sont des Juifs hellénisés.

La Bible dit que, par la suite, certains Juifs (les Juifs hellénisés ?) font preuve de zèle dans la persécution :

« Et plusieurs des Israélites embrassèrent cette servitude qu’il [le roi] leur imposait : ils sacrifièrent aux idoles, et ils violèrent le sabbat. » (1er Livre des Maccabées, I, 45)

Théorie : Antiochos IV est fou

Antiochos IV a mauvaise réputation chez les Juifs, mais aussi chez des auteurs classiques comme Polybe, qui le taxe d’épimania, « folie ». Il joue sur la ressemblance du mot avec l’épithète officielle du roi proclamant son épiphania (« manifestation » de sa divinité — rappelons qu’à cette époque, les rois grecs sont divinisés).

Antiochos IV a donc décrété la persécution pour se débarrasser de gêneurs.

Toutefois, ce portrait ne cadre pas avec ce qu’on sait de la politique du roi. Et même si Antiochos IV était « fou », cela expliquerait davantage la brutalité de la persécution que la persécution elle-même. C’est un peu facile de prêter tout et n’importe quoi à quelqu’un sous prétexte qu’il est « fou ».

Théorie : Antiochos IV est un fanatique pro-hellénique

Contre-argument : l’hellénisme accepte (presque) tous les cultes

Affirmer ça, c’est méconnaître la mentalité de l’époque.

Évidemment qu’Antiochos IV est helléniste. Comme tous les rois grecs. Et, comme eux, il couvre de cadeaux les vieilles cités grecques que sont Athènes, Tégée, Cyzique, Mégalèpolis, Délos. Dans son royaume même, il refonde des cités grecques.

C’est d’ailleurs pourquoi il soutient l’initiative du grand-prêtre Jason lorsque celui-ci fonde à Jérusalem une cité grecque nommé Antioche, en l’honneur du roi. C’est une pratique tout à fait courante dans la pensée grecque et qui n’implique pas du tout de répression de la communauté indigène préalable.

Lorsqu’a lieu une révolte populaire à Jérusalem, qui menace la cité d’Antioche-Jérusalem, le roi essaie de protéger la polis et recourt à la violence. Il l’aurait fait dans n’importe quelle situation : ça n’explique pas la persécution des Juifs par Antiochos IV.

L’hellénisme accueille tous les cultes, il n’est jamais exclusif. Seuls sont interdits les rites cruels, comme dans certains cultes d’Asie Mineure qui impliquent des mutilations, ou les cultes qui rejettent les autres dieux.

Contre-argument : le judaïsme a toujours été accepté par les rois grecs

On pourrait dire en ce cas que le judaïsme entre dans cette catégorie, car il est considéré à l’époque comme :

  • barbare et cruel dans ses rites (à cause de la circoncision)
  • injurieux envers les autres cultes (à cause de son exclusivisme et de son code de pureté rigoureux qui stigmatise les non-Juifs)

Pourtant, le judaïsme est accepté depuis l’époque d’Alexandre. Certains auteurs classiques le considèrent même avec sympathie.

Certes, ses particularités ont occasionné un antijudaïsme populaire et même intellectuel, mais celui-ci est plutôt tardif et postérieur à ce qui nous occupe ici. (Sauf le témoignage de Manéthon, un prêtre égyptien qui a écrit en grec sous Ptolémée II au IIIe siècle et qui est cité par Flavius Josèphe.)

Théorie : Antiochos IV a un projet d’unification culturelle du royaume

C’est ce que dit la Bible :

«  Alors le roi Antiochus écrivit des lettres à tout son royaume, afin que tous les peuples n’en fissent plus qu’un, et que chaque peuple abandonnât sa loi particulière. » (1er Livre des Maccabées, I, 43)

Comme on l’a vu plus haut, ça n’a pas de sens. Ce serait vraiment une première dans l’histoire grecque antique si un roi avait voulu agir ainsi. (Je ne vois qu’Akhénaton, et on se trouve en dehors de l’espace grec, pour avoir voulu faire cela pendant l’antiquité…)

Un roi grec ne s’intéresse pas aux cultes particuliers de ses sujets. Tout ce qu’il veut, c’est qu’on lui paie le tribut et qu’on ne menace pas son autorité.

En plus, pourquoi les Juifs auraient-ils été les seules victimes de cette politique ? On ne parle de cela pour aucun des autres peuples vivant sous l’autorité d’Antiochos IV.

Par ailleurs, l’imposition des cultes païens aux Juifs arrive après l’Édit de persécution des Juifs par Antiochos IV. Et l’édit arrive après la révolte. Donc, la révolte juive ne répond pas à l’instauration des cultes païens. Bien sûr, ça n’arrange pas les choses, mais ça n’explique pas la situation.

Une explication de la persécution des Juifs : c’est politique

Ménélas, le Juif pro-hellène « fanatique » 

D’après Victor Tcherikover (1894-1958), l’explication est politique.

Et, pour comprendre ceci, il faut revenir plus loin dans le temps, en 172 av. J.-C.

On retrouve Ménélas, un prêtre juif helléniste. Il écarte Jason du grand pontificat en promettant plus d’argent à Antiochos IV. Rappelons que les rois séleucides sont aux abois financièrement depuis qu’ils ont perdu la guerre contre les Romains, quelques années plus tôt.

Ménélas donne de l’argent au roi en pillant le Temple.

Or, Ménélas appartient à une faction extrême du judaïsme : celle des pro-hellènes qui souhaitent transformer la religion juive. (D’ailleurs, plus tard, Ménélas va appliquer l’édit de persécution sans sourciller.)

La colère des Juifs pieux et la défense de la Torah

Pour les Juifs pieux, Ménélas et ses partisans sont des fanatiques ennemis de la Torah. Pour défendre la Torah, il faut résister à Ménélas. Et on va le faire en invoquant sans cesse le nom de la Torah : tous les troubles à venir citent le texte, comme l’affirment sans cesse les deux Livres des Maccabées.

L’interdiction de la Torah par Antiochos IV

Pour Antiochos IV, la Torah est donc le problème central. C’est un facteur de troubles qu’il faut interdire. Dans son esprit, c’est logique : les Juifs ont tous les avantages des communautés reconnues. Ils se gouvernent eux-mêmes selon leurs coutumes propres (patrios politeia, leur constitution ancestrale). Pourtant, ils se rebellent quand même, et à un moment critique, car le roi est en guerre contre l’Égypte. Les Juifs menacent ses arrières.

Antiochos décide donc de les punir comme il l’aurait fait avec n’importe quelle communauté. Il leur retire les avantages concédés et les soumet à la loi commune de la chôra basilikè, la terre dépendant immédiatement du roi.

Il n’interdit pas à strictement parler le judaïsme, mais il interdit la Torah. Il ne comprend pas qu’en interdisant l’un, il interdit l’autre. Rappelons qu’à l’époque, il n’existe aucune autre religion du livre comme le judaïsme.

Dans cette théorie politique de la persécution, le roi fait une terrible erreur de jugement. Il n’a visiblement pas été aidé par les Juifs hellénisés, qui seuls auraient pu lui expliquer la portée de sa décision.

Cette théorie donne une explication plus nuancée et somme toute plus crédible des causes de cet édit de persécution, une décision vraiment inouïe a priori dans le monde grec antique.

J’espère que cet article sur la persécution des Juifs sous Antiochos IV vous a plu et vous a appris des choses. Pour baigner régulièrement dans ce monde antique fascinant, je vous invite à me retrouver dans ma newsletter. À bientôt !

Sources : SARTRE, Maurice, D’Alexandre à Zénobie – Histoire du Levant antique – IVe siècle av. J.C. – IIIe siècle ap. J.-C., Fayard, 2001

Image d’en-tête : Soldats séleucides volant la Menorah du Temple et d’autres objets du culte juif. Gravure de la Bible McLean (1810-15) – Illustration montrant la persécution des Juifs sous Antiochos IV

La Judée sous Antiochos III et Séleucos IV

Nous allons nous pencher sur la Judée sous Antiochos III et Séleucos IV, c’est-à-dire entre 223 et 175. Comment ça se passe entre les Juifs et les rois séleucides ? Entente ou révolte ?

Contexte : la Judée avant Antiochos III et Séleucos IV

Il semble que les Séleucides ont toujours eu des partisans parmi les Juifs. C’est le point de vue que donnent Flavius Josèphe (Antiquités Juives) et le deuxième livre des Maccabées :

  • le grand-prêtre Onias II aurait refusé de payer le tribut en 241-240 au roi d’Égypte Ptolémée III parce qu’il escomptait la victoire de Séleucos II dans la 3ème guerre de Syrie
  • Hyrcan, un Juif célèbre de la famille des Tobiades, pro-lagide (la famille régnante d’Égypte), aurait été combattu par ses frères qui se seraient appuyés sur les Séleucides

Tout cela, cependant, est basé sur de la littérature, notamment religieuse. Peut-on trouver des traces plus probantes de cette amitié dans d’autres sources ?

Les Juifs et Antiochos III

Antiochos III récupère la Judée

Antiochos essaie de récupérer la Syrie dont fait partie la Judée au début de son règne, mais il subit une défaite cuisante en 217 à Raphia, en Palestine, contre les Lagides. Finalement, c’est 20 ans plus tard qu’il atteint son but. Il s’empare de la région en 200, après la bataille de Panion. Toute la Syrie méridionale lagide devient séleucide.

La Bible pourrait donner l’impression qu’Antiochos III a été aidé par une révolte à Jérusalem, mais le passage est obscur :

« Car le roi de l’aquilon [Antiochos III] viendra de nouveau ; il assemblera encore plus de troupes qu’auparavant, et après un certain nombre d’années il s’avancera en grande hâte avec une armée nombreuse et une grande puissance.
« En ces temps-là plusieurs s’élèveront contre le roi du midi [roi lagide] ; les enfants de ceux de votre peuple qui auront violé la loi du Seigneur s’élèveront aussi pour accomplir une prophétie, et ils tomberont.
« Le roi de l’aquilon viendra, il fera des terrasses et des remparts, il prendra les villes les plus fortes : les bras du midi n’en pourront soutenir l’effort, les plus vaillants d’entre eux s’élèveront pour lui résister, et ils se trouveront sans force.
« Il fera contre le roi du midi tout ce qu’il lui plaira, et il ne se trouvera personne qui puisse subsister devant lui ; il entrera dans la terre si célèbre, et elle sera abattue sous sa puissance. » (Daniel, XI, 13-16)

Même s’il y a eu révolte des Juifs contre les Lagides, on n’est pas sûr de la nature de cette révolte : pro-séleucide, messianique, etc. La seule chose qui est sûre, c’est que les Juifs ne s’opposent pas à la conquête d’Antiochos III et l’aident à expulser la garnison lagide.

Peut-être que l’aristocratie juive était partagée en deux factions : l’une pro-séleucide, l’autre pro-lagide. En tout cas, dès cet instant, on assiste à une bonne entente qui va perdurer en Judée sous Antiochos III et Séleucos IV.

Les preuves des bonnes relations entre Antiochos III et les Juifs

Nous avons 3 sources qui prouvent l’excellence de cette relation :

  • Une lettre d’Antiochos III au satrape de Phrygie, Zeuxis, écrite dès 210-205. Le roi donne des instructions pour l’installation de colons juifs mésopotamiens en Phrygie afin d’y maintenir l’ordre. Antiochos y vante la fidélité et le dévouement des Juifs envers la dynastie séleucide.
  • Une lettre d’Antiochos III au stratège de Koilè-Syrie, peu après 200. Le stratège est Ptolémaios, fils de Thraséas. Il est question des dons et exemptions fiscales accordés aux Juifs. (Texte transmis par Flavius Josèphe.)
  • Un édit d’Antiochos III au sujet de la pureté du Temple et de la ville de Jérusalem. (Texte transmis également par Flavius Josèphe.)

Les 2 textes transmis par Flavius Josèphe ont longtemps été sujets à caution, mais aujourd’hui on admet leur historicité, même si leur portée est sans doute moins grande que ce qu’indique Flavius Josèphe.

Lettre d’Antiochos III à Ptolémaios, stratège de Koilè-Syrie et Phénicie

Le Roi Antiochos à Ptolémaios, salut. En ce qui concerne les Juifs, dès le moment où je fus entré dans leur pays, ils firent montre de leur empressement à me servir et, quand nous vînmes dans leur ville, ils nous donnèrent une magnifique réception et vinrent à notre rencontre avec leur gérousia ; ils nous procurèrent une abondance de provisions pour nos soldats et nos éléphants et ainsi nous aidèrent à expulser la garnison égyptienne de la citadelle. Nous avons donc jugé convenable de les récompenser pour cela, de restaurer leur ville détruite par les hasards de la guerre et de la repeupler en faisant revenir ceux qui ont été dispersés à l’étranger. En premier lieu, nous avons décidé, en raison de leur piété, de leur accorder des animaux pour les sacrifices, du vin, de l’huile et de l’encens pour une valeur de 20 000 pièces d’argent, des artabes sacrées de fleur de farine en rapport avec leur propre loi, 1 460 médimnes de blé et 375 médimnes de sel. C’est ma volonté que ces choses soient accomplies comme je l’ai ordonné et que les travaux du Temple soient achevés, y compris les portiques et tout ce qu’il sera nécessaire de construire. Le bois, en outre, sera apporté de Judée, des autres pays et du Liban, sans payer de taxes. La même chose pour les autres matériaux dont on aura besoin pour la restauration du temple en plus beau. Tous les membres de la nation auront une forme de gouvernement en accord avec les lois de leur pays, et la gérousia, les prêtres, les scribes du Temple et les chantres du Temple seront exempts de la taxe par tête, de l’impôt coronaire et de la taxe sur le sel. Afin que la cité puisse être plus rapidement repeuplée, j’accorde à la fois aux habitants actuels et à ceux qui seront de retour avant le mois Hyperbérétaios l’exemption de taxes pour trois ans. Nous leur ferons remise aussi pour le futur du tiers du montant du tribut afin que les dommages subis soient réparés. En ce qui concerne ceux qui ont été emmenés loin de la cité et sont esclaves, nous les déclarons libres, eux et leurs descendants, et nous ordonnons de leur rendre leurs biens.
(Flavius Josèphe, Antiquités Juives, XII, 138-144)

Cette lettre reconnaît officiellement le droit des Juifs de vivre selon les traditions de leurs ancêtres et respecte donc les règles de la Torah, et ce sera le cas en Judée sous Antiochos III et Séleucos IV et même après. C’est en réalité une évidence : les Grecs n’ont jamais imposé de mode de vie spécifique, « à la grecque ». Finalement, Antiochos III répond plutôt à la peur de certains Juifs, et surtout du grand-prêtre, de l’hellénisation d’une partie de la population juive.

Le reste est plus traditionnel : il faut aussi réparer les ravages de la guerre, faciliter le retour des exilés et des Juifs vendus comme esclaves, alléger le tribut. Tous ces privilèges ont un but pour Antiochos III : s’attacher les dirigeants du Temple pour qu’ils n’aillent pas voir ailleurs, notamment chez les rois lagides ! La conquête est récente, les armées égyptiennes peuvent revenir.

Les cadeaux au Temple pour les sacrifices, les exemptions de taxes pour les matériaux destinés à le réparer et l’embellir, la contribution financière du roi pour les travaux… Les rois procèdent toujours de la même façon envers les grands sanctuaires du royaume. Tout cela s’inscrit même dans une tradition antérieure à l’arrivée des Hellènes en Syrie. Les Achéménides aussi reconnaissaient les communautés existantes et confirmaient leurs droits tant que celles-ci étaient fidèles au souverain.

Proclamation d’Antiochos III au sujet de Jérusalem

Il est interdit à tout étranger d’entrer dans le péribole du Temple qui est interdit aux Juifs, exceptés à ceux d’entre eux qui peuvent entrer après s’être purifiés conformément aux lois ancestrales. Personne n’introduira dans la ville de la chair de cheval, de mule, d’âne sauvage ou domestique, de léopard, de renard, de lièvre ou, d’une façon générale, de tout animal prohibé par les Juifs. Il est interdit d’introduire leur peau ou même de manger l’un quelconque de ces animaux dans la ville. Il sera permis d’user uniquement des animaux pour les sacrifices connus par les ancêtres et nécessaires à l’adoration de Dieu. Quiconque violera ces lois paiera aux prêtres une amende de 3 000 drachmes d’argent.
(Flavius Josèphe, Antiquités Juives, XII, 145-147)

Cet édit n’a sans doute pas été promulgué pour tout le royaume. Juste en Judée sous Antiochos III et sûrement Séleucos IV et ses successeurs. Antiochos III y montre sa volonté de voir respecter la Torah et ses bonnes dispositions envers les Juifs.

Les Juifs et Séleucos IV

Monnaie montrant le profil de Séleucos IV - Extrait de l'ouvrage d'Edward T. Newell, The Seleucid Mint of Antioch, Chicago, Obol International, 1978, © DR
Monnaie montrant le profil de Séleucos IV - Extrait de l'ouvrage d'Edward T. Newell, The Seleucid Mint of Antioch, Chicago, Obol International, 1978, © DR

Séleucos IV (et aussi Antiochos IV, son frère, qui lui succède) ne remettent pas en cause les avantages des Juifs tant que ceux-ci restent tranquilles.

La querelle entre Séleucos IV et le grand-prêtre Onias III

Il y a certes de vives tensions entre Séleucos IV et le grand-prêtre Onias III, mais il ne faut pas forcément considérer qu’Onias III est anti-séleucides. Il semble qu’il s’agisse d’une question d’argent.

Séleucos IV était à court d’argent, comme son père Antiochos III depuis la paix d’Apamée (paix entre les Séleucides et les Romains en 188). Il voulut profiter d’une querelle entre le grand-prêtre Onias et Simon, chargé de veiller à l’administration des taxes, pour piocher dans les dépôts du Temple.

Bien sûr, tous les Juifs y virent un épouvantable sacrilège et l’opération échoua.

Le Tobiade Hyrcan, un pro-lagide ?

De même, le Tobiade Hyrcan est parfois présenté comme pro-lagide en se basant sur les écrits de Flavius Josèphe. Mais rien n’est moins sûr.

Hyrcan a conservé le pouvoir en Ammanitide, où il fait reconstruire et embellir son palais d’Irāq al-Amīr. Il dépose ses fonds dans le Temple de Jérusalem.

Or, voilà que Séleucos IV a envie de se servir dans ces fonds. Le grand-prêtre Onias III fait face à Héliodoros, ministre de Séleucos IV. Il le met en garde contre toute envie de piller le Temple et cite explicitement Hyrcan. Si Hyrcan était un sympathisant lagide, le fait qu’il ait des fonds dans le Temple donnerait encore plus envie à Héliodoros de s’en emparer.

Des relations inchangées entre le roi et les Juifs

Globalement, rien ne change. L’attitude des Séleucides reste la même envers les Juifs. Quand Séleucos IV meurt en 175, les Juifs ont toujours un statut plutôt favorable (même si le grand-prêtre Onias III n’est plus le bienvenu à Antioche).

Ces bonnes relations sont possibles car la domination séleucide est légère — et le mode de pensée ouvert « à la grecque » respecte le mode de vie « à la juive » et ses traditions.

Voilà, vous en savez plus sur la Judée sous Antiochos III et Séleucos IV, au tournant des IIIe-IVe siècles avant J.C. Pour en apprendre toujours plus sur ces époques antiques lointaines, abonnes-vous à ma newsletter !

Sources : SARTRE, Maurice, D’Alexandre à Zénobie – Histoire du Levant antique – IVe siècle av. J.C. – IIIe siècle ap. J.-C., Fayard, 2001