Les soldats en Syrie hellénistique : des Grecs ou des Syriens ?
La réponse, c’est : un peu de tout. L’armée est un vivier dans lequel les habitants des royaumes séleucides et lagides se rencontrent.
C’est aussi un creuset d’hellénisation, au moins de surface, des populations de Syrie.
Je vous explique tout ça en 3 points :
- le contexte : l’importance de recruter en Syrie hellénistique
- les soldats : « Grecs » et « Orientaux »
- l’hellénisation dans les armées
L’importance de recruter au Levant antique
Les royaumes hellénistiques sont nés de la guerre, celle d’Alexandre. Ils ont ensuite survécu par la guerre, en se battant souvent les uns contre les contres. Ainsi les Séleucides et les Lagides.
La guerre initiale comme celles qui ont suivi ont permis de décongestionner un monde grec qui était en crise. Que ce soit par la colonisation agricole ou par le mercenariat, des Grecs ont trouvé une nouvelle vie loin de la Grèce égéenne.
Les Séleucides comme les Lagides ont besoin de recruter massivement. Même en dehors des guerres, il faut des hommes pour tenir les garnisons, afin de maintenir l’ordre dans les territoires. Et, lorsqu’il y a la guerre, on doit lever des armées de campagne. Il en faut donc, des soldats !
Mais qui sont-ils, ces hommes armés qui composent les armées hellénistiques du Levant ?
Les soldats en Syrie hellénistique : leurs origines
On connaît beaucoup de soldats de Syrie hellénistique grâce aux sources. Sous les Séleucides, par exemple, il y a eu des dénombrements de troupes lors de certaines batailles (Raphia en 217, Magnésie en 190) et à l’occasion de parades (comme celle de Daphnè en 166).
On connaît aussi les troupes lagides grâce à des séries constituées pour les garnisons de Rās Ibn Hāni, d’Ammanitide et de Sidon. On a aussi des documents épars provenant de Gaza et de Ptolémaïs.
Les soldats chez les Séleucides
Lors des dénombrements séleucides, on voit que les Grecs sont assez rares dans les armées de campagne : 12 % à Raphia et 9 % à Magnésie.
Parmi ces Grecs, les Crétois fournissent une grosse partie : un tiers en 217, la moitié en 190.
Il n’y a pas de Grecs du tout lors du défilé de Daphnè.
Les Macédoniens, en revanche, sont plus nombreux : 32 % à Raphia, 28 % à Magnésie, 49 % à Daphnè. Attention toutefois car Daphnè n’est pas forcément représentative de ce qu’est l’armée dans son ensemble. On y fait surtout défiler les troupes d’élite. Or, l’élite de l’époque, c’est la phalange macédonienne, formée de Macédoniens ou d’hommes équipés « à la macédonienne ».
Les Thraces sont un peu présents : 5 % à Magnésie et 7 % à Daphnè.
L’essentiel des troupes est en fait composé d’« Orientaux », toutes provenances confondues : 54 % à Raphia, 57,5 % à Magnésie, 44 % à Daphnè.
Les soldats chez les Lagides
Chez les mercenaires lagides d’Ibn Hāni, on a en partie des Grecs de Cyrène, de Chypre ou de Grèce propre (Béotie, Thessalie, Athènes) et quelques Thraces, Macédoniens et Pisidiens.
Ceux de Sidon viennent souvent des régions sud-ouest de l’Asie Mineure (la Pisidie, la Lycie…). Ils viennent aussi de Sparte, de Crète, de Thessalie.
Quant aux clérouques d’Ammonitide, ils comptent des Juifs, des Perses, des Arabes en plus des Grecs.
Ci-dessous, j’ai retranscrit pour vous des inscriptions qui montrent qui sont les soldats de Syrie hellénistique :
Inscriptions de stèles peintes de Sidon :
« 1 — « Le politeuma des Cauniens (honore) Hippolytos (?) et Apollonidès, fils d’Hermagoras, Zénon fils de Zénon,… de Zénon, Isidôros fils d’Athénodôros, Hermonax fils d’Arthémidôros, leurs concitoyens ».
2 — Hécataios fils de Mènogènos, de Thyatire, ses compagnons. Excellent Hécataios, salut.
3 — Salma…, originaire d’Adada, excellent, salut.
4 — Dioscouridès fils d’Exaboas, Pisidien de Balboura, porte-enseigne des troupes auxiliaires, excellent, salut. Céraias son frère a dressé (cette stèle).
5 — Saéttas, fils de Trocondos, symmachos, Pisidien originaire de Termessos près Oinoanda, le politeuma des habitants de Termessos près Oinoanda (honore) leur excellent concitoyen. Salut.
6 — Le politeuma des Pinaréens honore Cartadis, fils d’Hermactilibos, Lycien, excellent et regretté ; salut.
7 — À Diodotos, fils de Patrôn, Crétois d’Hyrtakina, Athabous, dignement, à son mari. Excellent Diodotos, salut.
8 — Aristeidès, fils d’Aristeidès, Lacédémonien de Gytheion ; ses amis et compagnons de tente Alexôn et Tétartidas. Excellent (compagnon), salut.
9 — Stomphias, fils d’Apollonidas, d’Euromos, homme excellent, salut.
10 — Eunostidès, fils de Nicanor, Perrhèbe.
11 — Le politeuma des…ndéens (honore) Hermolaos (?), fils de Démétrios (?), ……, leur concitoyen. Excellent homme, salut. »
(Th. MACRIDY, « À travers les nécropoles sidoniennes. I. Stèles peintes de Sidon », RB, 1904, p. 547-556
Liste de mercenaires trouvée à Ras Ibn Hani (près de Laodicée) :
Colonne 1 Colonne 2
……… de Cyrène
……… d’Étenna
……… de Cyrène
……… de Béotie
……… de Philôtèra
……… d’Aspendos
……… de Phocide
……… de Thrace
……… de Milet
Diotimos de Salamine
Nicanor de Béotie
Ménippos de……
Démogoras de Salamine
Onétor de Salamine
Philippos de Cyrène
Hérachrètos de Pisidie
Micion d’Héraclée
Théochrètos de Cyrène
Agis de Lysimacheia
Pyrrhichos de Macédoine
Simonidès d’Athènes
Bithys de Thrace
Damasias de Salamine
Cléon de Thessalie
Apollônios d’Étenna
Dion de Cyrène
(J.-P. REY-COQUAIS, « Inscription grecque découverte à Ras Ibn Hani : stèle de mercenaires lagides sur la côte syrienne », Syria, 55, 1978, p. 314-325)
Épitaphe de Ptolémaïs :
Hypergénès, fils d’Eurymédès, Crétois, Dèttonien, salut.
(SEG, XXVI, 1679)
Les soldats de Syrie hellénistique sont-ils hellénisés ?
Les Grecs et les Hellènes
On voit donc que, souvent, les Grecs qui sont originaires de Grèce propre sont très minoritaires.
Ils sont trop peu nombreux pour imposer aux armées un style de vie à la grecque.
En revanche, on compte beaucoup de Macédoniens, de Thraces et surtout des mercenaires venus d’Asie Mineure (Pisidiens, Pamphyliens, Phrygiens, etc.). Ces hommes ne sont pas à strictement parler originaires de ces territoires éloignés : ils sont nés dans les colonies militaires du royaume. Mais leur famille est hellénisée depuis longtemps :
- Ils portent des noms grecs.
- Ils parlent grec (les stèles de Sidon sont d’un style grec parfait).
- Ils fréquentent le gymnase (très bien attesté en Égypte).
- Ils ont une vie associative sous la forme de la politeuma ethnique (on la voit à Sidon).
Les « Orientaux »
Les « Orientaux », en revanche, ne forment pas un ensemble homogène (d’où les guillemets que j’utilise ici). On peut distinguer deux profils différents :
- les Arabes fournis occasionnellement par les sheiks du Sinaï ou de Transjordanie
- les soldats syriens ou iduméens, enrôlés individuellement et mélangés aux autres soldats
On se doute bien que les hommes des contingents entièrement arabes conservent leur style de vie propre.
En revanche, les Syriens ou Iduméens vivent l’influence de leurs compagnons d’armes. Ils conservent leurs traditions nationales, notamment leurs cultes, mais sont hellénisés en surface ou en partie. Ils parlent grec. Ils ont parfois des noms grecs. On le remarque notamment chez les clérouques de Tobias l’Ammanite, qui sont témoins ou garants dans des contrats grecs.
(Il serait d’ailleurs intéressant de voir comment se passe l’influence inverse des Syriens vers les Hellènes, mais je n’ai pas trouvé d’informations dans ce sens.)
L’armée est donc, comme souvent à toutes époques et en tous lieux, un facteur d’assimilation, ici hellène, des populations.
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Sources : SARTRE, Maurice, D’Alexandre à Zénobie, Histoire du Levant antique, IVe siècle av. J.-C. – IIIe siècle ap. J.-C., Fayard, 2001
À PROPOS DE L'AUTEURE
Je suis Marie, passionnée d'antiquité et de mythologie grecque depuis l'enfance. J'ai acquis un gros bagage dans ce domaine grâce à mes lectures, innombrables, sur le sujet : ma bibliothèque compte plusieurs centaines d'ouvrages, sources antiques et essais historiques traitant de nombreux aspects de ces périodes anciennes.
Je suis également diplômée d'histoire ancienne et médiévale (Maîtrise, Paris IV Sorbonne). J'ai notamment travaillé sur l'antiquité tardive, le Bas Empire romain et la romanisation des peuples germaniques.
Je suis l'auteure de plusieurs romans et nouvelles, dont Atalante, qui réinterprètent et revisitent la mythologie grecque et l'antiquité.