À l’heure où on constate un retour d’antisémitisme dans notre monde (aussi fou que cela puisse paraître moins d’un siècle après la Shoah), j’ai souhaité parlé de la persécution des Juifs sous Antiochos IV, en Syrie antique (IIe siècle av. J.-C.).
Attention, je ne prétends en rien faire une comparaison qui n’aurait aucun sens entre des époques bien différentes. Par contre, je trouve intéressant de parler de ce cas de persécution antique car il est vraiment particulier. En effet, les Anciens n’étaient pas du tout portés à persécuter qui que ce soit pour des raisons religieuses. Contrairement aux religions chrétiennes et à l’Islam, les Grecs et les Romains d’avant le christianisme n’étaient pas prosélytes du tout et accueillaient tous les cultes.
Alors pourquoi cette persécution des Juifs en 168-167 av. J.-C. ?
Contexte : l’édit de persécution d’Antiochos IV
En 168-167, le roi Antiochos IV promulgue un édit de persécution qui, semble-t-il, interdit toute pratique du judaïsme et impose les cultes païens à Jérusalem.
Tout semble commencer par une initiative du grand-prêtre Jason qui fonde à Jérusalem une cité grecque nommée Antioche. Son souhait est sans doute de moderniser en douceur le judaïsme et de l’aider à s’intégrer dans un monde hellénisé. Et, dans un premier temps, tout se passe bien.
Puis, vers 169-168, a lieu une révolte populaire. La répression s’abat sur la Judée.
Pourquoi celle-ci dégénère-t-elle en persécution ?
La persécution des Juifs sous Antiochos IV : quelques théories
Théorie : c’est la faute des Juifs hellénisés
Des historiens ont parfois dit que les Juifs hellénisés étaient responsables. C’est le cas d’Élias Bickerman (1897-1981) et de Martin Hengel (1926-2009) : ils disent qu’Antiochos IV a été manipulé par les extrémistes du clan de Ménélas et par les Tobiades. Ménélas et les Tobiades sont des Juifs hellénisés.
La Bible dit que, par la suite, certains Juifs (les Juifs hellénisés ?) font preuve de zèle dans la persécution :
« Et plusieurs des Israélites embrassèrent cette servitude qu’il [le roi] leur imposait : ils sacrifièrent aux idoles, et ils violèrent le sabbat. » (1er Livre des Maccabées, I, 45)
Théorie : Antiochos IV est fou
Antiochos IV a mauvaise réputation chez les Juifs, mais aussi chez des auteurs classiques comme Polybe, qui le taxe d’épimania, « folie ». Il joue sur la ressemblance du mot avec l’épithète officielle du roi proclamant son épiphania (« manifestation » de sa divinité — rappelons qu’à cette époque, les rois grecs sont divinisés).
Antiochos IV a donc décrété la persécution pour se débarrasser de gêneurs.
Toutefois, ce portrait ne cadre pas avec ce qu’on sait de la politique du roi. Et même si Antiochos IV était « fou », cela expliquerait davantage la brutalité de la persécution que la persécution elle-même. C’est un peu facile de prêter tout et n’importe quoi à quelqu’un sous prétexte qu’il est « fou ».
Théorie : Antiochos IV est un fanatique pro-hellénique
Contre-argument : l’hellénisme accepte (presque) tous les cultes
Affirmer ça, c’est méconnaître la mentalité de l’époque.
Évidemment qu’Antiochos IV est helléniste. Comme tous les rois grecs. Et, comme eux, il couvre de cadeaux les vieilles cités grecques que sont Athènes, Tégée, Cyzique, Mégalèpolis, Délos. Dans son royaume même, il refonde des cités grecques.
C’est d’ailleurs pourquoi il soutient l’initiative du grand-prêtre Jason lorsque celui-ci fonde à Jérusalem une cité grecque nommé Antioche, en l’honneur du roi. C’est une pratique tout à fait courante dans la pensée grecque et qui n’implique pas du tout de répression de la communauté indigène préalable.
Lorsqu’a lieu une révolte populaire à Jérusalem, qui menace la cité d’Antioche-Jérusalem, le roi essaie de protéger la polis et recourt à la violence. Il l’aurait fait dans n’importe quelle situation : ça n’explique pas la persécution des Juifs par Antiochos IV.
L’hellénisme accueille tous les cultes, il n’est jamais exclusif. Seuls sont interdits les rites cruels, comme dans certains cultes d’Asie Mineure qui impliquent des mutilations, ou les cultes qui rejettent les autres dieux.
Contre-argument : le judaïsme a toujours été accepté par les rois grecs
On pourrait dire en ce cas que le judaïsme entre dans cette catégorie, car il est considéré à l’époque comme :
- barbare et cruel dans ses rites (à cause de la circoncision)
- injurieux envers les autres cultes (à cause de son exclusivisme et de son code de pureté rigoureux qui stigmatise les non-Juifs)
Pourtant, le judaïsme est accepté depuis l’époque d’Alexandre. Certains auteurs classiques le considèrent même avec sympathie.
Certes, ses particularités ont occasionné un antijudaïsme populaire et même intellectuel, mais celui-ci est plutôt tardif et postérieur à ce qui nous occupe ici. (Sauf le témoignage de Manéthon, un prêtre égyptien qui a écrit en grec sous Ptolémée II au IIIe siècle et qui est cité par Flavius Josèphe.)
Théorie : Antiochos IV a un projet d’unification culturelle du royaume
C’est ce que dit la Bible :
« Alors le roi Antiochus écrivit des lettres à tout son royaume, afin que tous les peuples n’en fissent plus qu’un, et que chaque peuple abandonnât sa loi particulière. » (1er Livre des Maccabées, I, 43)
Comme on l’a vu plus haut, ça n’a pas de sens. Ce serait vraiment une première dans l’histoire grecque antique si un roi avait voulu agir ainsi. (Je ne vois qu’Akhénaton, et on se trouve en dehors de l’espace grec, pour avoir voulu faire cela pendant l’antiquité…)
Un roi grec ne s’intéresse pas aux cultes particuliers de ses sujets. Tout ce qu’il veut, c’est qu’on lui paie le tribut et qu’on ne menace pas son autorité.
En plus, pourquoi les Juifs auraient-ils été les seules victimes de cette politique ? On ne parle de cela pour aucun des autres peuples vivant sous l’autorité d’Antiochos IV.
Par ailleurs, l’imposition des cultes païens aux Juifs arrive après l’Édit de persécution des Juifs par Antiochos IV. Et l’édit arrive après la révolte. Donc, la révolte juive ne répond pas à l’instauration des cultes païens. Bien sûr, ça n’arrange pas les choses, mais ça n’explique pas la situation.
Une explication de la persécution des Juifs : c’est politique
Ménélas, le Juif pro-hellène « fanatique »
D’après Victor Tcherikover (1894-1958), l’explication est politique.
Et, pour comprendre ceci, il faut revenir plus loin dans le temps, en 172 av. J.-C.
On retrouve Ménélas, un prêtre juif helléniste. Il écarte Jason du grand pontificat en promettant plus d’argent à Antiochos IV. Rappelons que les rois séleucides sont aux abois financièrement depuis qu’ils ont perdu la guerre contre les Romains, quelques années plus tôt.
Ménélas donne de l’argent au roi en pillant le Temple.
Or, Ménélas appartient à une faction extrême du judaïsme : celle des pro-hellènes qui souhaitent transformer la religion juive. (D’ailleurs, plus tard, Ménélas va appliquer l’édit de persécution sans sourciller.)
La colère des Juifs pieux et la défense de la Torah
Pour les Juifs pieux, Ménélas et ses partisans sont des fanatiques ennemis de la Torah. Pour défendre la Torah, il faut résister à Ménélas. Et on va le faire en invoquant sans cesse le nom de la Torah : tous les troubles à venir citent le texte, comme l’affirment sans cesse les deux Livres des Maccabées.
L’interdiction de la Torah par Antiochos IV
Pour Antiochos IV, la Torah est donc le problème central. C’est un facteur de troubles qu’il faut interdire. Dans son esprit, c’est logique : les Juifs ont tous les avantages des communautés reconnues. Ils se gouvernent eux-mêmes selon leurs coutumes propres (patrios politeia, leur constitution ancestrale). Pourtant, ils se rebellent quand même, et à un moment critique, car le roi est en guerre contre l’Égypte. Les Juifs menacent ses arrières.
Antiochos décide donc de les punir comme il l’aurait fait avec n’importe quelle communauté. Il leur retire les avantages concédés et les soumet à la loi commune de la chôra basilikè, la terre dépendant immédiatement du roi.
Il n’interdit pas à strictement parler le judaïsme, mais il interdit la Torah. Il ne comprend pas qu’en interdisant l’un, il interdit l’autre. Rappelons qu’à l’époque, il n’existe aucune autre religion du livre comme le judaïsme.
Dans cette théorie politique de la persécution, le roi fait une terrible erreur de jugement. Il n’a visiblement pas été aidé par les Juifs hellénisés, qui seuls auraient pu lui expliquer la portée de sa décision.
Cette théorie donne une explication plus nuancée et somme toute plus crédible des causes de cet édit de persécution, une décision vraiment inouïe a priori dans le monde grec antique.
J’espère que cet article sur la persécution des Juifs sous Antiochos IV vous a plu et vous a appris des choses. Pour baigner régulièrement dans ce monde antique fascinant, je vous invite à me retrouver dans ma newsletter. À bientôt !
Sources : SARTRE, Maurice, D’Alexandre à Zénobie – Histoire du Levant antique – IVe siècle av. J.C. – IIIe siècle ap. J.-C., Fayard, 2001
Image d’en-tête : Soldats séleucides volant la Menorah du Temple et d’autres objets du culte juif. Gravure de la Bible McLean (1810-15) – Illustration montrant la persécution des Juifs sous Antiochos IV
À PROPOS DE L'AUTEURE
Je suis Marie, passionnée d'antiquité et de mythologie grecque depuis l'enfance. J'ai acquis un gros bagage dans ce domaine grâce à mes lectures, innombrables, sur le sujet : ma bibliothèque compte plusieurs centaines d'ouvrages, sources antiques et essais historiques traitant de nombreux aspects de ces périodes anciennes.
Je suis également diplômée d'histoire ancienne et médiévale (Maîtrise, Paris IV Sorbonne). J'ai notamment travaillé sur l'antiquité tardive, le Bas Empire romain et la romanisation des peuples germaniques.

Je suis l'auteure de plusieurs romans et nouvelles, dont Atalante, qui réinterprètent et revisitent la mythologie grecque et l'antiquité.