Nouvelle de fantasy | La Voix des Dragons II

Je vous salue, amoureux ou amoureuse des dragons ! Dans ces lignes, vous allez vous envoler avec les plus nobles des créatures fantastiques dans un récit de guerre impitoyable, qui n’épargne pas non plus les hommes et les femmes. Voici la seconde partie d’une histoire de dragon à lire entièrement et gratuitement en ligne.


Pour accompagner cette histoire de dragons, je vous suggère une musique épique. Bonne lecture !

La Voix des Dragons

Caché dans l’ombre de deux tentes, Morvan leva la tête. L’espace d’un instant, il avait vraiment cru y passer. La cracheuse de tempêtes s’éloignait désormais en lévitant, dans un bourdonnement léger, sans commune mesure avec le bruit de tonnerre qui déferlait d’elle lorsqu’elle était lancée sur l’ennemi.


Si je le pouvais, crevure, c’est toi que je mettrais en pièces.


Cette option-là était hors de sa portée. Là où les dragons avaient échoué, comment aurait-il pu réussir, lui ?


Il avait une autre cible en vue.

Machinalement, il serra la main sur le pommeau de la dague qu’il portait à la ceinture. Ses yeux fouillèrent l’obscurité. Le passage de la machine avait brièvement éclairé les lieux ; cette saleté leur servait aussi de patrouille. Il esquissa dans l’ombre un sourire. À ce jeu-là, elle était moins forte que Morvan, le chef éclaireur de l’armée de Calher. Là où le chef Morvan voulait s’infiltrer, personne ne pouvait le débusquer.


Lorsqu’il aurait placé le signal et le combustible sur la tente de commandement adverse, il changerait de registre, pour la première et la dernière fois de sa carrière. Une fois n’était pas coutume, il se révélerait à l’ennemi. Il attaquerait le commandant ennemi. Un Prince, paraissait-il. Morvan comptait sur ses talents martiaux pour tenir quelques minutes et semer la pagaille, le temps que soit mené à bien le raid éclair mené par la Voix et les dragons. Le souffle des créatures n’épargnerait rien sur des dizaines de mètres. Le chef éclaireur avait confiance dans la petite Saphia ; elle était bien du sang de Merk, une main de fer dans un gant de fer. Qui l’aurait cru ?


Évidemment, il ne fallait pas espérer survivre à ça. Même lui…


Il cracha par terre. Il n’avait pas le temps pour de telles considérations.


Il se glissa entre les tentes.

À l’abri derrière les remparts de la Cité, Carl retenait son souffle. Il ne reconnaissait pas les lieux dans lesquels il avait grandi.


Les champs, les prés, les sous-bois, les bosquets avaient noirci sous le souffle des dragons. Même au cœur de la nuit, Carl voyait affleurer dans l’éclat des torches du camp ennemi et dans celles de la muraille les décombres fumants, ici d’une tour agricole, là d’une ferme. Le paysage dévasté resterait à jamais imprimé dans sa mémoire. S’il survivait… Il faudrait des années, des décennies peut-être, avant que la terre offrît de nouvelles ressources. Le prix à payer pour dissuader l’ennemi de poursuivre le siège : les commandants Mendel et Wilfried avaient donné les ordres sans état d’âme.


Dans ce décor sinistre, les tentes bariolées des ennemis ressemblaient à des gemmes. Des billes de couleur jetées dans la suie. Innombrables. Un océan de perles multicolores.


Soudain, du mouvement. Les dragons venaient de surgir du nord-ouest, de la crique qu’une poignée de guerriers enfermés dans un bastion gardait encore. Ombres immenses tranchant sur les nuées faiblement étoilées, ils approchaient silencieusement. Si peu, désormais, si peu ! De plusieurs dizaines, ils n’étaient plus que seize, seize créatures privées de compagnon. Tous massacrés. Là-haut, seule la Voix pouvait encore les guider.


Saphia…


Carl se mordit les lèvres, jusqu’à en avoir le goût du sang dans la bouche. Il ne voulait pas se souvenir de leur dernière rencontre. Elle n’était plus la jeune fille douce et coquette qu’il avait rencontrée l’année d’avant à la Célébration du Redoux. Saphia était une femme et elle le haïssait. Le massacre de son oncle et mentor, celui de ses frères et sœurs, cousins et cousines… par des soldats comme lui. Elle avait vu l’uniforme bleu à l’œuvre.


Je vais me battre et gagner parce que c’est ce que mon oncle voulait. Il y croyait, lui, plus que tous les autres, plus que toi, plus que tous ces grands guerriers qui ne pensaient qu’à se sauver, la queue entre les jambes… Si ce n’était pas pour lui, vous pourriez tous crever. Et il crèvera, l’autre. Je le jure.


Elle volait à présent dans les airs. Elle menait la charge. Elle allait au-devant des cracheurs de tempêtes…


Carl étouffa un cri de terreur. Les machines cauchemardesques venaient de quitter le camp pour intercepter les dragons. Flammes, rugissements, claquements violents d’ailes : la nuit devint en un instant cacophonique. Sur les remparts, les soldats s’étaient pétrifiés, épouvantés et fascinés par le combat dantesque qui déchirait le ciel noir.


Dieux, protégez-la ! Mais les Dieux se souciaient-ils du sort des malheureux combattants de Calher ? Se souciaient-ils de ces hommes et de ces femmes qui luttaient pour leur liberté et leur vie ?


Des dragons chutèrent, comme des pierres. L’un d’eux tomba lourdement au milieu du campement ennemi et des hurlements humains s’élevèrent, vite noyés dans le vacarme du combat. Le Grand Rouge de Saphia virevoltait, superbe, pour éviter les jets incendiaires du cracheur.


Soudain, comme une étincelle. Gigantesque. Un souffle enflammé monta du campement vers le ciel déjà surchargé. Dans le flot de fumée noire qui l’auréola, la silhouette chétive d’un des dragons s’éloigna en battant furieusement des ailes. Carl, abasourdi, le reconnut. Béryl, l’un des plus jeunes parmi les créatures.


Un hurlement suraigu, inhumain, jaillit de plusieurs cracheurs en même temps. Ils rompirent tous l’engagement, se jetèrent à la poursuite du malheureux et le rattrapèrent. Le rugissement de Béryl glaça d’horreur Carl alors que les boules d’acier noir exhalaient leurs souffles brûlants. Il n’était qu’un humain mais il perçut chez le dragon la douleur et l’épouvante. Quelques secondes plus tard, il ne restait plus rien de lui. Comme tant de ses congénères avant lui, ironie du sort ! il était mort par les flammes.


En-dessous de lui, dans le camp ennemi, le brasier était devenu incontrôlable.

Éternelles histoires de dragons…

Les ennemis disparaissaient dans le crépuscule. Ils retraitaient dans un paysage calciné, aux cahutes noircies et parsemé de cadavres, sur un sol abreuvé de sang jusqu’à plus soif. Ils abandonnaient leur objectif de conquête totale. Les envahisseurs se montrent quelquefois raisonnables et les défenseurs fous furieux.


Ils avaient perdu leur Prince. Morvan n’avait pas failli : Wilfried, le cœur lourd d’avoir sacrifié un de ses meilleurs hommes et amis, se le représentait trop bien, enserrant de ses bras le commandant ennemi pour l’empêcher de fuir.


Cela n’amoindrissait pas les forces adverses. Ils auraient encore pu vaincre les guerriers de Calher. Il leur aurait fallu du temps et nombre d’hommes seraient morts mais Wilfried, en bon militaire, savait combien ces considérations sont de peu d’importance aux yeux des conquérants. C’était pourquoi il fallait supprimer ledit conquérant.


Des années plus tard, il pourrait raconter cet instant mémorable, car il en en avait été le témoin direct. Il donna cependant immédiatement des ordres de prudence et de vigilance : cette retraite apparente pouvait n’être qu’un leurre.


Ses hommes abasourdis ne réagirent pas avec autant de circonspection. Du haut des remparts auquel le commandant assistait à l’inespéré, il entendit des hurlements de triomphe. Une vague de vivats ébranla les murailles, couverte bientôt par les rugissements formidables des dragons qui volaient au-dessus des troupes en retraite comme pour les narguer. Wilfried ne put, lui aussi, contenir son soulagement lorsqu’il reçut les premiers rapports des secteurs est et sud de la ville. Partout, l’armée ennemie s’était retirée.


Un pas léger, dans son dos, lui fit tourner la tête. La Voix des Dragons s’approchait. Elle semblait très jeune, dans la robe et le manteau grenats propres à sa fonction nouvelle que, faute de temps, il n’avait pas été possible d’ajuster à ses mesures. Ses cheveux blond vénitien pendaient lamentablement sur ses épaules : elle venait sans doute de mettre pied à terre. Mais ses yeux le cherchèrent directement, sans peur et sans plus rien de la timidité du fameux jour. Elle avait fait ses preuves dans le feu et le sang.


Elle s’arrêta à deux pas de Wilfried et, bien campée sur ses pieds, elle croisa les bras et releva la tête.


« Commandant. »


Elle était stupéfiante. Elle avait à la fois tout perdu et tout gagné en ces quelques jours de folie durant lesquels le sort s’était inversé. Wilfried ne pouvait que deviner ses états d’âme : son oncle et les siens avaient été massacrés par ses hommes. Elle devait leur apporter son assistance, c’était son devoir, mais à quel point le haïssait-elle, lui, et cette cité qu’elle venait de sauver ? Wilfried, bêtement, découvrit à cet instant seulement à quel point il l’admirait et l’estimait, pour son courage, pour son dévouement, pour son incroyable intelligence au combat. Sans son aide, sans l’intervention héroïque des dragons, ils auraient tous été asservis.


Elle méritait qu’il rendît au mort ce qui lui revenait. Lentement, il hocha la tête.


« Saphia. Oui. Il avait raison, ce con. »


Le dernier mot lui échappa sans qu’il s’en rendît compte et il se mordit la langue. La fatigue et le désarroi devant un tel gâchis s’étaient exprimés. Son collègue Mendel se moquait souvent de son langage peu châtié, qui trahissait ses origines…


Il vit Saphia se raidir sous l’insulte. Ses yeux brillaient violemment. Sa colère était juste ; elle était la Voix des Dragons et elle méritait plus que des acquiescements bourrus de caserne. Mais Wilfried était trop ému et trop épuisé pour se perdre en excuses.


Il tomba à genoux.


« Merci. »


Elle frémit. Ses yeux troublés le fixèrent, incrédules ; puis elle se détourna de lui et baissa la tête.


Ce fut la première et la dernière fois de sa vie que Wilfried, le commandant de l’armée de Calher, vit la Voix des Dragons pleurer.

J’espère que cette histoire de dragons vous a plu ! Si vous en voulez plus, lisez ma petite historiette, une nouvelle fantastique avec un dragon pas tout à fait comme les autres. Ou encore, je vous invite à retrouver le récit que j’ai fait d’une rencontre merveilleuse entre deux Immortels dans Présences d’Esprits. À bientôt !

Crédits image en-tête : Tomáš Lhotský

À PROPOS DE L'AUTEURE

Je suis Marie, passionnée d'antiquité et de mythologie grecque depuis l'enfance. J'ai acquis un gros bagage dans ce domaine grâce à mes lectures, innombrables, sur le sujet : ma bibliothèque compte plusieurs centaines d'ouvrages, sources antiques et essais historiques traitant de nombreux aspects de ces périodes anciennes.

Je suis également diplômée d'histoire ancienne et médiévale (Maîtrise, Paris IV Sorbonne). J'ai notamment travaillé sur l'antiquité tardive, le Bas Empire romain et la romanisation des peuples germaniques.

Je suis l'auteure de plusieurs romans et nouvelles, dont Atalante, qui réinterprètent et revisitent la mythologie grecque et l'antiquité.

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