Drôle d’animal, le Grec antique, tout à la fois rationnel et pétri de religiosité ! Je vous invite à vous immerger dans la religion grecque antique au-delà de la simple classification des dieux. Vivons un peu le sacré à la manière des Grecs de l’antiquité : au niveau individuel, intime, et au niveau social, dans la cité. Nous verrons aussi à quel point l’anthropomorphisme grec est fonction de la complicité profonde du Grec avec ses dieux !
La religion grecque : entre instinct et rationalisation
Un instinct face aux forces de la nature : le thambos
Pour le Grec de l’antiquité, la religion est une expérience intime qui est vécue avec intensité.
Il existe un mot emprunté peut-être au vocabulaire d’une langue préhellénique qui exprime cette expérience. C’est le thambos. Le thambos est à la fois crainte et respect. C’est un sentiment éprouvé devant des phénomènes qui semblent relever d’une force surnaturelle. Ou devant des petits riens qui pourraient en fait être provoqués par une volonté mystérieuse, dont on ne comprend pas les vues.
C’est un sentiment qui fait parti intégrante de l’âme grecque et que nous pourrions encore éprouver, de nos jours, lorsque nous cessons de nous laisser entraîner par les trépidations de la société actuelle.
Ce sentiment naît surtout à l’observation de la nature. Un paysage grandiose. Une lumière ou une ombre, un silence ou un bruit. Un vol d’oiseau, le passage d’une bête, la majesté d’un arbre. La liste est infinie.
Pour les Grecs, ce sont autant d’indices de l’existence d’un dieu qui façonne le monde et laisse des signes de sa présence.
De là vient l’aniconisme primitif : l’adoration du dieu sous forme de pierres, d’arbres, de morceaux de bois. Ainsi que le thériomorphisme, les vénérations de divinités animales et de monstres. Ces modèles divins subsistent longtemps en certains endroits puisque, au IIe siècle de notre ère, Pausanias signale des cultes à des pierres sacrées et une Déméter à tête de cheval en Arcadie.
La rationalisation du sentiment religieux
Malgré cet instinct du sacré qu’on ne peut déchiffrer (en tout cas pas facilement et jamais de façon certaine), les Grecs sont un peuple très rationnel. Ils sont attachés au raisonnement logique. Au-delà de son aspect intuitif, la religion est donc aussi un objet de rationalisation.
C’est d’ailleurs pourquoi la religion grecque antique est polythéiste. Les signes du divin sont partout : n’est-ce pas le signe de l’existence d’une foule de divinités ?
Les Grecs fractionnent cette présence divine en individualités différenciées plus faciles à appréhender. Ils transforment les dieux en êtres à leur mesure.
De là vient le grand nombre de lieux de culte, sanctuaires petits et grands, autels rustiques, tas de pierres, arbres sacrés et grottes qui existent partout dans le paysage grec. Il faut vénérer ces entités partout où elles surgissent par des signes. De là vient aussi qu’on ne vénère pas seulement des dieux et des déesses, mais aussi des créatures comme les nymphes ou des héros anonymes.
Ceci explique enfin qu’on honore les divinités majeures sous un aspect spécifique en fonction des sites géographiques, avec une épithète particulière adaptée à la façon dont elles se sont manifestées localement.
Des dieux proches des mortels
Chaque individu noue une relation personnelle avec un ou plusieurs dieux. Celui-ci est son complice. En fait, il est semblable à lui.
L’anthropomorphisme grec
Le Grec a fait des dieux des individus (presque) comme lui. Cet anthropomorphisme, on le doit à trois particularités des Grecs anciens que nous avons vues plus haut :
- son sens du divin (le thambos) ;
- son rationalisme irréductible ;
- son imagination créatrice.
Quand il ressent la divinité, le Grec retranscrit son ressenti pour qu’elle soit assimilable par toute la communauté. Il en fait donc un être comme lui, mais qui a une position hiérarchique supérieure dans la société.
Très vite, d’ailleurs, les Grecs oublient l’aniconisme primitif et le thériomorphisme. Ils se figurent rapidement les dieux sous la forme de statues, de peintures, de personnages poétiques… qui se transmettent de génération en génération et fixent durablement l’image de la divinité.
Ces représentations sont comme lui. C’est le bronze chypriote de l’Apollon Alasiotas des artistes mycéniens. Puis les effigies plus raides de Dréros en Crète, en bois recouvert de plaques de bronze martelées et clouées. Ou encore l’Apollon efflanqué en fonte pleine dédié par le Béotien Manticlos.
La complicité avec le dieu
Le Grec se sent proche des dieux. Il les sollicite avec confiance et sympathie, et non avec crainte.
Cela se voit dans l’Iliade. Apollon aime Hector et Diomède est le chouchou d’Athéna. La déesse est également la protectrice d’Ulysse dans l’Odyssée. Les dieux viennent directement au contact des mortels pour leur parler et les aider à vaincre leurs ennemis.
Les théoxénies et les hiérogamies
Des légendes montrent les dieux invitant des mortels à leur table, comme Tantale à celle de Zeus. Des repas divins, les théoxénies, connus surtout dans le culte des Dioscures, prolongent cette idée dans la religion grecque antique.
La relation aux dieux est si forte que les Grecs ne sont pas choqués par l’idée d’unions amoureuses et charnelles (contrairement aux Pères de l’Église, quelques siècles plus tard). À l’époque classique, il y a encore des rites d’hiérogamie, ou mariage divin. Là où ils existent, les populations y tiennent beaucoup. La légende dit qu’un athlète célèbre, Théogénès de Thasos, a été conçu lors d’une cérémonie de ce genre (au début du Ve siècle). Son père, Thasien, était prêtre d’Héraclès. Il avait tenu le rôle du dieu lors du rite, avec son épouse. D’ailleurs, Théogénès signifie « né d’un dieu ».
Ce type de cérémonie existe à Athènes. Chaque année, la « reine » (l’épouse de l’archonte-roi) s’unit à Dionysos, vraisemblablement représenté par son époux.
Virgile a saisi l’essence de cette proximité aux dieux, lui qui écrit à la fin de la IVe Bucolique :
« Qui non risere parenti, nec deus hunc mensa, dea nec dignata cubili est. »
« Ceux qui n’ont pas, enfants, souri à leur mère, un dieu ne les reçoit pas à sa table, une déesse ne les admet pas dans son lit. »
La religion grecque antique au cœur de la cité
La religion, ciment de la société grecque
Alors oui, la religion est une expérience intime… mais elle reste quand même l’affaire de tout un groupe social, comme on l’a vu avec l’exemple des théoxénies et des hiérogamies.
Il suffit de regarder deux de nos sources principales pour s’en convaincre :
- des textes réglementaires de cérémonies collectives ;
- des monuments publics élevés aux dieux de la cité.
Le Grec ne se considère pas comme un individu isolé qui peut obtenir son salut personnel indépendamment du groupe auquel il appartient. Rien à voir avec le christianisme.
Faut-il rappeler que c’est un « animal politique » (Aristote) ? De polis, la cité.
La religion le rassure, parce qu’elle l’unit aux autres. Lorsqu’il y a des cérémonies religieuses, celles-ci s’adressent à un dieu, certes. Mais tous les témoins sont là, derrière le ou les acteurs de la manifestation.
C’est pour cela que le Grec parle librement de ce qu’on pourrait appeler ses ressentis mystiques avec sa communauté. Il ne les intériorise pas comme nous pourrions le faire aujourd’hui. Dès qu’il ressent le thambos, il en fait part aux autres, surtout s’il pense ressentir l’apparition d’une déité qui n’est pas encore vénérée par le groupe.
Cela permet de perpétuer les cultes traditionnels ou d’en créer de nouveaux.
L’omniprésence du divin dans la société
Hérodote dit d’Homère et d’Hésiode :
« C’est à eux que l’on doit l’exposé poétique de la théogonie ; ils ont donné aux dieux leurs appellations rituelles ; ils ont défini les détails de leurs cultes et leurs attributions respectives ; ils ont fait connaître leurs figures. »
(Histoires)
En fait, les dieux étaient déjà des « réalités vivantes » de la société grecque bien avant les deux célèbres poètes. Mais les poèmes homériques et ceux d’Hésiode sont devenus comme un catéchisme. On apprend à lire dans ces textes. Dans Homère, on retrouve toutes les figures des dieux les plus connus et tous les principes moraux importants de la culture grecque. Dans Les Travaux et les jours d’Hésiode, on a tous les préceptes rituels respectés dans la religion grecque antique.
Grâce à l’importance qu’ils prennent, ces textes sont un révélateur de l’omniprésence du divin dans la société. Les sculptures et les peintures inscrivent aussi le divin dans l’espace matériel quotidien de chaque individu.
Les dieux sont partout.
Le dieu grec : ici… et ailleurs
Le dieu n’est jamais si bien représenté que dans la statue de culte : l’agalma, ou image divine, par opposition à l’eikôn, qui est la représentation d’un mortel. (Plus tard, en grec byzantin, le sens de l’icône basculera et celle-ci deviendra une image sacrée).
Le Grec est rationnel, on l’a vu. Il a besoin de ce support pour sa relation au divin. Aucune autre religion ne dépend autant d’un simulacre.
Parce que l’agalma est plus que la représentation d’un dieu. Elle est aussi le signe de sa présence. Les Grecs sont très attachés aux images sacrées les plus anciennes, souvent en bois, qu’on appelle xoana. À l’Acropole d’Athènes, il y a une statue d’Athéna, colossale, en or et en ivoire. C’est Phidias qui l’a faite, elle est gardée dans le Parthénon. Mais les Athéniens ne la vénèrent pas autant que le vieux xoanon en bois d’olivier qui est conservé dans l’Érechthéion. On dit ce xoanon tombé du ciel. Tous les quatre ans, on lui fait l’offrande d’un peplos lors des grandes Panathénées.
De toute façon, le dieu est insaisissable et ne saurait être enfermé dans les limites du bois, de l’argile ou de la pierre… La statue est le dieu, mais le dieu n’est pas que la statue.
Il se trouve aussi bien ici qu’ailleurs… dans une ombre, dans un silence, dans le vol d’un oiseau ou le cri d’un corbeau.
J’espère que cet article sur la religion grecque antique vous a plu. Inscrivez-vous à ma newsletter pour faire escale dans la mythologie et l’antiquité chaque dimanche !
Source : CHAMOUX, François, La Civilisation grecque, Arthaud, Paris, 1984
Image d’en-tête : Procession en vue du sacrifice d’un agneau aux Charites – Peinture sur bois – Corinthie, vers 540-530 av. J.-C. – Musée national archéologique d’Athènes
À PROPOS DE L'AUTEURE
Je suis Marie, passionnée d'antiquité et de mythologie grecque depuis l'enfance. J'ai acquis un gros bagage dans ce domaine grâce à mes lectures, innombrables, sur le sujet : ma bibliothèque compte plusieurs centaines d'ouvrages, sources antiques et essais historiques traitant de nombreux aspects de ces périodes anciennes.
Je suis également diplômée d'histoire ancienne et médiévale (Maîtrise, Paris IV Sorbonne). J'ai notamment travaillé sur l'antiquité tardive, le Bas Empire romain et la romanisation des peuples germaniques.
Je suis l'auteure de plusieurs romans et nouvelles, dont Atalante, qui réinterprètent et revisitent la mythologie grecque et l'antiquité.
Je suis admirative de ta capacité à simplifier un thème aussi riche que celui-ci pour le rendre accessible, Marie.
(Oui, je prends enfin le temps d’explorer ton blog pendant l’été, il est dans ma liste à lire 🙂 )
Tu me fais le plus beau des compliments, merci beaucoup Aemarielle ! 😊 J’ai un peu réduit ma fréquence de publications, mais tu vois, je ne lâche pas l’affaire. Les prochains articles seront encore consacrés à la religion (avec la pureté rituelle, la prière, l’offrande et le sacrifice !)