Dans un article précédent, j’ai vu avec vous des actes essentiels de la religion grecque : la prière et l’offrande.
Ils sont essentiels, mais le panorama de la religiosité grecque antique reste incomplet. Dans un dialogue, Platon fait parler un devin célèbre de son époque, reconnu pour son savoir religieux : Euthyphron. Il lui fait dire :
« La piété consiste à savoir prier et sacrifier en disant et en faisant ce qui est agréable aux dieux : elle assure le salut des familles et des États. »
Il est donc temps de parler du sacrifice ! Nous allons l’aborder en même temps que les cultes familiaux et civiques, les processions et plus globalement les fêtes religieuses : car c’est au sein de ces célébrations qu’il se pratique. Nous aurons ainsi fait le tour des plus grandes actes de la religion dans la Grèce antique.
→ Retrouvez ici l’article sur la prière et l’offrande dans l’antiquité grecque.
Les cultes familiaux et civiques dans la Grèce antique
Les cultes du groupe familial
Le groupe familial a ses propres rites (qui n’impliquent d’ailleurs pas tous un sacrifice). Quelques exemples :
- Le culte du foyer centré autour de la déesse Hestia. Dans l’Alceste d’Euripide, on voit un mourant adresser une dernière prière à cette divinité.
- Le culte d’Apollon Patrôos et Zeus Herkeios. Aristote nous apprend que les citoyens athéniens envisagés pour devenir archontes doivent prouver que leur famille participe à ce culte.
- Le culte d’Agathos Daimôn, « le bon démon domestique ». Il est représenté sous la forme d’un serpent. On lui fait une libation de vin pur à la fin du repas quotidien.
- Le culte d’Hermès ou d’Hécate Prothyraia à la porte de la maison.
Les cultes du groupe civique
La piété, vecteur de la citoyenneté
Il y a des cultes à tous les niveaux civiques.
- Au niveau de la phratrie. La phratrie est une subdivision de la cité. Elle est organisée autour de cultes communs et de fêtes particulières. Exemple : les Apaturies dans les villes ioniennes. Pour être un vrai citoyen, il faut participer à la vie religieuse de la phratrie. (C’est moins vrai à Athènes.)
- Au niveau de la tribu. C’est la division principale du corps civique. À Athènes, les tribus tirent leur nom d’un héros local dit héros « éponyme ». On lui rend des honneurs religieux.
- Au niveau du dème dans l’Attique (avec équivalence dans les bourgades des autres États grecs). Ce sont des unités administratives à base territoriale tardives, mais elles ont quand même leurs sanctuaires et leurs cultes.
Dans la religion grecque, on ne se sent citoyen que si on participe à tous ces cultes. La patrie, c’est d’abord la religion qui a été transmise par les ancêtres. Le Serment des Éphèbes athéniens le dit clairement dans une inscription du IVe siècle :
« Je combattrai pour défendre les sanctuaires et la cité (…). J’honorerai les cultes ancestraux. »
Les femmes (en tout cas, celles des grandes familles) sont elles aussi engagées dans ce processus, et cela dès l’enfance. Pour preuve, le chœur des femmes dans la pièce Lysistrata d’Aristophane dit :
« À peine avais-je atteint l’âge de sept ans que j’étais nommée arrhéphore. Quand j’eus dix ans, j’ai préparé les gâteaux sacrés pour la déesse Archégète. Puis j’ai revêtu la tunique safran comme ourse aux Brauronies. Enfin, jeune fille, je portais les corbeilles d’offrandes et le collier de figues. »
Les cultes : des avantages et du plaisir
Les cérémonies sacrées sont importantes pour le Grec d’un point de vue politique et social. Mais ce sont aussi des moments de plaisir et des avantages.
Ainsi, le sacrifice permet aux Grecs de manger de la viande. Le gros bétail est rare dans la péninsule. Beaucoup de gens n’en mangent que lorsqu’il y a des sacrifices. Le banquet sacré est gratuit !
Par ailleurs, les fêtes réjouissent le public. Les cavaliers qui caracolent, la beauté des canéphores (les porteuses d’offrandes), la musique… sont aussi du spectacle !
C’est particulièrement le cas des processions. Elles ont une vertu propitiatoire, mais elles sont aussi réjouissances. Les badauds commentent et échangent des lazzis avec les membres du cortège. Ces plaisanteries sont parfois de règle. Par exemple, dans la procession d’Éleusis, les spectateurs sont groupés autour d’un pont où ils accablent les pèlerins d’obscénités. Ce sont les géphyrismes ou « plaisanteries du pont ».
Dans les Anthestéries et les Lénéennes, fêtes de Dionysos en Attique, on lance ces plaisanteries du haut des voitures : ce sont les « brocards des chariots ». Ces coutumes auraient joué un rôle dans la naissance de la comédie. Je vous explique ça plus bas. 🙂
De la procession à l’autel du sacrifice
Les processions dans la religion grecque antique
Les processions sont réglées par des ordonnateurs. Ce sont des personnages officiels. On les voit sur la frise du Parthénon : ils marchent à l’envers des autres participants du cortège.
Le sculpteur Phidias et son équipe ont représenté le cortège des Grandes Panathénées sur la frise qui court en haut des murs et des porches intérieurs du Parthénon. On y voit hommes et bêtes, cavaliers et chars, jeunes filles et porteurs d’offrandes, en tout 360 personnages. Le cortège débouche au-dessus de l’entrée du temple, où sont assemblés tous les dieux.
Les processions parcourent la ville jusqu’au sanctuaire. Celui-ci peut consister une simple esplanade : le plus important, c’est qu’on y trouve l’autel.
L’autel grec antique
Après la procession a lieu le sacrifice. Mais avant de vous expliquer dans le détail comment celui-ci a lieu, on va s’arrêter un peu sur l’autel qui l’accueille !
L’autel est le monument qui reçoit le feu sacrificiel. Ce feu qui va dévorer tout ou partie de la victime. (On voit le détail juste après.)
L’autel de cendres : l’eschara
Ce n’est pas forcément un édifice. En fait, quelquefois, ce n’est même pas bâti. L’autel peut être un trou creusé dans le sol ou un petit tas de pierre en forme de dôme, sans appareil architectural.
Ce premier type d’autel primitif s’appelle eschara. Le terme signifie aussi « foyer ». Il va rester la forme habituelle des autels aux divinités chthonienne, aux héros et aux défunts.
On retrouve ce type d’autel primitif même en pleine période classique et pour d’autres types de cultes. À Olympie, le grand autel de Zeus est un eschara ! Il n’en reste rien aujourd’hui. Mais, à l’époque, c’était un monticule formé par l’accumulation des cendres des sacrifices. Pausanias le décrit comme un tronc de cône de 37 mètres de circonférence à la base et 9,50 mètres au sommet. Il faisait 6,50 mètres de haut. Un escalier taillé dans le massif de cendres montait jusqu’à la plate-forme supérieur où avaient lieu les sacrifices.
On y faisait des sacrifices tous les jours. Une fois par an, à jour fixe, les devins attachés à cet autel mélangeaient la cendre recueillie pendant l’année avec de l’eau de l’Alphée, le fleuve d’Olympie. Puis ils l’ajoutaient à l’autel. Ainsi, le monticule grossissait littéralement grâce à la piété des fidèles.
On retrouve aussi un autel de cendres au sanctuaire d’Apollon de Didymes, près de Milet. Il aurait été édifié par Héraclès. Apollon a un autre autel étrange, en cornes cette fois (Keratôn), à Délos. D’après Callimaque dans l’Hymne à Apollon, le dieu l’a bâti lui-même avec les cornes des chèvres abattues par sa sœur Artémis dans l’île.
Les autels en dur
Toutefois, la plupart des autels de la religion grecque sont architecturaux. En tout cas, ce sont ceux qui ont le mieux subsisté. Ils sont en pierre, monolithes ou maçonnés, et ont la forme d’une table cylindrique ou rectangulaire. Les plus modestes sont des cubes de pierre avec le nom de la divinité gravé sur une face latérale.
Mais il y a aussi des autels monumentaux. Un massif rectangulaire oblong sert de table. Il est souvent surélevé sur un socle de plusieurs marches. Il y a parfois des rebords latéraux à la table, des barrières hautes et pleines pour couper le vent et empêcher les cendres de tomber. Parfois, l’autel est revêtu de marbre, de moulures et de bas-reliefs.
Le Trône Ludovisi, au Musée des Thermes de Rome, est le décor de la face latérale d’un autel sculpté par un artiste ionien dans le deuxième quart du Ve siècle av. J.-C.
L’autel élevé par la ville de Chio devant le temple d’Apollon à Delphes, dans le premier quart du Ve siècle, fait 8,50 mètres sur 2,20 mètres. Il domine le dernier lacet de la Voie Sacrée : c’est déjà un beau monument. Il a été partiellement reconstruit avec son corps de calcaire sombre, avec base et table de marbre blanc.
Mais il existe des autels bien plus spectaculaires.
Quelques exemples d’autels « géants »
Les dimensions de ces autels sont parfois considérables. Dès l’époque archaïque, on a des autels de 20 à 30 mètres de long sur 6 à 13 mètres de large. Par exemple :
- l’autel de la « Basilique » (temple de Héra) à Poséidonia-Paestum
- le temple D de Sélinonte
- le temple d’Apollon à Cyrène
- le temple d’Aphaia à Égine
À l’époque classique, on retrouve des autels aussi grands, comme celui du temple de Héra à Agrigente et celui d’Aléa Athéna à Tégée. L’Olympieion d’Agrigente a un autel de 56 mètres sur 12.
L’époque hellénistique voit fleurir des autels encore plus grands ! Au milieu du IIIe siècle, le roi de Syracuse, Hieron II, fait bâtir un autel long d’un stade olympique, soit 192 mètres !
La configuration des autels
Les autels et les temples
Dans la religion grecque, le temple est moins important que l’autel. Il peut y avoir un autel sans temple, alors qu’il n’y a jamais de temple sans autel. Je précise à cette occasion que le terme « sanctuaire » n’est pas l’équivalent de « temple ». Un sanctuaire est un lieu sacré avec un autel, et pas forcément un temple.
D’ailleurs, pendant toute l’époque archaïque, le sanctuaire de Zeus, à Olympie, n’avait pas de temple. Celui-ci a été construit par l’architecte éléen Libon dans le deuxième quart du Ve siècle. Idem à Dodone.
Quand il y a un temple, on place l’autel devant. Ce n’est pas une obligation, juste une habitude architecturale. À l’Acropole d’Athènes, l’autel d’Athéna a été construit devant un temple archaïque qui n’existe plus. Quand on a érigé le Parthénon, on n’a pas déplacé l’autel pour le mettre devant le nouvel édifice. Les Athéniens ont continué à faire les sacrifices sur le vieil autel, et non devant le Parthénon.
L’esplanade autour de l’autel
L’autel est toujours situé en plein air. Pourquoi ? À cause de la fumée provoquée par les sacrifices. Il faut aussi ménager de la place aux alentours pour tous les assistants et pour le public.
Les autels intérieurs sont donc rares, sauf dans le cas d’autels domestiques.
Il faut prévoir de la place autour de l’autel. En général, il y a une esplanade avec suffisamment de place pour accueillir les acteurs et les spectateurs du sacrifice.
Devant la table de l’autel, on scelle un anneau de fer dans le sol ou dans la dalle sur laquelle se tient le prêtre sacrificateur. (Cette dalle est dite prothysis.) L’anneau sert à attacher les victimes. On l’a parfois retrouvé dans des fouilles archéologiques.
Il faut imaginer un spectacle très vivant et très animé, qui fait appel à tous les sens : parfums de l’encens et de la viande, sons des flûtes, hymnes des chœurs, grésillements des chairs dans le feu… Les assistants et le public reprennent parfois d’une seule voix des acclamations rituelles.
Le sacrifice grec, une forme particulière d’offrande
Qu’est-ce qu’un sacrifice en Grèce antique ?
Sous la plume de Platon, retrouvons Euthyphron. Socrate lui dit :
« Sacrifier, c’est faire une offrande aux dieux. »
Dans la religion grecque, le sacrifice est donc une forme particulière d’offrande.
Il peut être privé ou public. Dans tous les cas, il a une grande place dans la vie religieuse grecque.
Le plus important, c’est que les règles du sacrifice soient respectées. C’est un legs de la tradition construite par les ancêtres : il faut en prendre soin.
Le sacrifice grec est-il toujours sanglant ?
Non. On pouvait faire des libations de boissons et des oblations de gâteaux, par exemple. Certains cultes demandent des sacrifices sans effusion de sang.
Toutefois, les sacrifices sanglants, avec égorgement et parfois écartèlement, sont les plus nombreux.
Des érudits de basse époque se sont posés la question, eux aussi. Certains d’entre eux pensaient que, à l’origine, on ne faisait pas des sacrifices sanglants. C’est le cas d’Ovide, par exemple (Fastes, Livre I).
Mais leur raisonnement est spécieux. Ils spéculent souvent pour des raisons idéologiques. Ce sont en général des adeptes de la tradition pythagoricienne, qui rejette les sacrifices sanglants.
Quand on regarde le plus vieux poème grec antique, l’Iliade, on découvre une abondance de sacrifices sanglants. Ainsi dans le Chant I, lorsqu’Ulysse remet Chryséis à son père. Il débarque du bateau des victimes à sacrifier immédiatement pour calmer la colère d’Apollon.
« Cependant, Ulysse s’avançait vers Chrysa, transportant l’hécatombe sacrée. (…) Débarquant enfin où se brise la mer, ils firent alors, pour Apollon dont le trait porte loin, descendre l’hécatombe. »
Étymologiquement, une hécatombe indique un groupe de 100 bœufs. Cependant, chez Homère, le sens est déjà élargi à un groupe de nombreuses victimes, qui ne sont pas forcément des bœufs.
Les étapes du sacrifice grec antique
L’exemple de l’Iliade
La même scène de l’Iliade nous montre aussi les principaux actes du sacrifice grec antique :
- D’abord, on dispose les animaux à sacrifier autour de l’autel.
- On se lave les mains pour se purifier puis on prend en main des grains d’orge.
- Le prêtre d’Apollon prononce une prière.
- On répand les grains d’orge. Il s’agit d’une première offrande.
- On égorge les victimes en leur relevant le mufle pour que le sang jaillisse en l’air, vers l’autel.
- On dépèce les animaux morts.
- On enveloppe les cuisses dans de la graisse, puis on les fait brûler dans le feu allumé sur l’autel. Le prêtre les arrose de libations de vin.
- Quand les morceaux sont consumés, on découpe le reste de la viande et on la rôtit à la broche.
- Tout le monde la mange lors d’un festin.
Les 6 étapes du sacrifice dans la religion grecque
La plupart des sacrifices ressemblent à celui d’Ulysse. Il y a 6 étapes :
- ordonnancement solennel
- gestes de purifications
- prière
- égorgement
- crémation et libations
- consommation
Les variations de rites dans les sacrifices
Les rites varient tout de même beaucoup. Parfois, on n’a pas le droit de consommer la chair des victimes. Celle-ci est totalement brûlée : on parle alors de crémation intégrale ou holocauste.
C’est le cas :
- dans les sacrifices qui accompagnent un serment
- dans certains rites expiatoires
- dans les cultes à certaines divinités : celles de la terre et les dieux infernaux
- dans les cultes aux héros
- dans les rites funéraires
Les variations et les interdits peuvent survenir à n’importe quel niveau. Un règlement thasien interdit par exemple de chanter le péan, alors que celui-ci accompagne souvent la cérémonie partout ailleurs. Lors de la fête annuel de Sicyone, dans le sanctuaire rural des Euménides, Pausanias nous dit qu’on ne se couronne pas des fleurs qu’on a apportés, comme dans la plupart des sacrifices.
Différences entre dieu ouranien et dieu chthonien ?
On a longtemps cru qu’il y avait une différence nette entre les dieux « ouraniens » (les divinités du ciel) et les dieux « chthoniens » (les divinités d’en bas). Les premiers étaient jugés secourables, on leur rendait donc des hommages confiants et participatifs, comme celui du festin. Les divinités chthoniennes, au contraire, étaient jugées redoutables. Les rituels chthoniens, comme l’holocauste, étaient donc des rituels d’aversion destinés à écarter une menace malfaisante ou hostile.
En réalité, les dieux ne sont pas figés dans une catégorie. Par exemple, Zeus est le dieu du ciel par excellence. Pourtant, Zeus Meilichios est un dieu de la terre à la forme de serpent. Dans l’Anabase, Xénophon signale qu’on lui offre des holocaustes.
Le cas des héros
Même chose pour les héros de la religion grecque. À Thasos, Héraclès reçoit un double culte, l’un ouranien, l’autre héroïque et chthonien.
Parfois, la confusion se retrouve dans un même culte. Pausanias nous parle d’un sacrifice à un héros local, à Trônis, en Phocide. On fait pénétrer le sang de la victime par une ouverture dans le tombeau héroïque : c’est un élément chthonien et funéraire évident. Mais, dans le même temps, on consomme les chairs de la victime, comme dans un rituel ouranien.
Bref, les cultes ont des caractères locaux forts, ils changent d’un sanctuaire à l’autre. Ils varient aussi en fonction des divers aspects d’une divinité.
Le choix des victimes du sacrifice
Que peut-on offrir aux dieux lors d’un sacrifice ? Beaucoup de choses, et pas seulement des animaux. Tous les biens consommables peuvent être sacrifiés : des graines, des végétaux, des boissons (vin, lait…), des gâteaux aussi bien que des bœufs ou des chevreaux.
En tout cas, là aussi, il y a des règles. Offrir une victime non conforme à l’usage est un sacrilège. Des sanctions pécuniaires et religieuses sont prévues. C’est le cas pour les animaux comme pour les oblations et les libations. Le vin est très souvent employé, mais certains cultes le proscrivent.
À Thasos, plusieurs règlements du Ve siècle interdisent de sacrifier des chèvres ou des porcs à certains dieux. C’est aussi le cas à Délos.
À Cyrène, on recommande de sacrifier un chevreau roux à Apollon Apotropaios. À Lampsaque, sur l’Hellespont, on immole des ânes à Priape. À Sparte, le dieu de la guerre Enyalios reçoit le sacrifice de chiens. À Sicyone, dont on a parlé plus haut, on sacrifie des brebis pleines et on fait des libations d’hydromel.
Avant de mourir, Socrate recommande qu’on sacrifie un coq à Asclépios (voir Platon, Phédon).
À noter : le porc est souvent utilisé dans les cérémonies purificatrices ou expiatoires.
Les sacrificateurs : des prêtres spécialisés
L’opération sacrificielle est donc très technique. Il faut absolument éviter les erreurs sacrilèges. C’est pourquoi on fait appel à des spécialistes.
En grec, le verbe « sacrifier » (hiereuein) est apparenté à hiereus (« prêtre »).
Le choix du prêtre ou de la prêtresse
En général, il y a un seul prêtre ou une seule prêtresse qui est attaché au sanctuaire pour veiller à la bonne exécution du sacrifice.
Pour autant, c’est un citoyen comme les autres : il n’y a pas de classe sacerdotale dans la religion grecque. Le prêtre est choisi par élection ou tirage au sort dans les meilleures familles de la cité. C’est une fonction analogue à celle des autres magistrats, qui se caractérise surtout par sa technicité. N’oublions pas qu’il n’y a pas de séparation nette entre civil et sacré en Grèce antique.
Cette fonction est rarement donnée à vie.
Les avantages et les obligations du sacrificateur
La fonction apporte du prestige et une place d’honneur dans les cérémonies publiques. Le prêtre a aussi des avantages matériels :
- une part privilégiée de la viande des victimes
- une redevance en argent sur les sacrifices
- des exemptions d’impôts ;
- etc.
En retour, il doit respecter des règles de bienséance et de dignité. Par exemple, il porte des vêtements blancs ou est tenu à la chasteté (c’est souvent le cas pour les prêtresses).
Processions et sacrifices : du spectacle… aux spectacles
Des rites théâtralisés
Le « meurtre du bœuf » d’Athènes
Les sacrifices sont parfois comme des jeux sacrés. Les acteurs reprennent un scénario qui remonte à la nuit des temps. C’est le cas des Dipolies d’Athènes, qui célèbrent Zeus Polieus, le protecteur de la cité. Elles ont lieu sur l’Acropole dans un enclos en plein air, où il n’y a pas de temple, au milieu du mois de Skirophorion (mai-juin).
Aristophane les décrit dans les Nuées (423). Il dit que c’est une fête archaïque. Elle comporte un sacrifice qu’on appelle les Bouphonies ou « meurtre du bœuf ». Voici comment Pausanias les décrit :
« Au sujet de Zeus Polieus, je vais rapporter les usages établis pour lui faire un sacrifice, mais je ne transcrirai pas l’explication qu’on en donne. Sur l’autel, on place des grains d’orge mêlés à des grains de blé et on les laisse sans surveillance. Le bœuf qui a été préparé pour le sacrifice s’approche de l’autel et touche à ces grains consacrés. Alors un des prêtres, qui a reçu le nom de Tueur de bœuf, le tue d’un coup de hache et aussitôt, jetant la hache sur place (car telle est la prescription rituelle), il s’enfuit et disparaît. Les autres, feignant d’ignorer qui a tué le bœuf, traduisent la hache en jugement devant le tribunal. »
Pausanias n’explique pas le pourquoi de cette drôle de coutume : il y a une exigence de silence. C’est peut-être la survivance d’une vieille croyance paysanne selon laquelle le sacrifice d’un bœuf est un meurtre. C’est en effet l’animal auxiliaire par excellence du paysan.
En tout cas, le sacrifice a des allures de fiction dramatique. On retrouve d’autres exemples de théâtralisation ailleurs dans la religion grecque, à Delphes et Sparte par exemple.
Sacrifices théâtralisés à Delphes et Sparte
Tous les huit ans, à Delphes, sur l’aire qui se situe à mi-hauteur de la Voie Sacrée, on procède à un « mystère », le Stéptérion. Il commémore une antique légende delphique, le meurtre du serpent Python par Apollon. Lors de la cérémonie, on incendie la « hutte de Python » qui a été construite pour l’occasion. Plutarque précise qu’une flûte imite le son du serpent.
À Sparte, la fête des Carnéennes se transforme en drame guerrier ! On dresse neuf baraquements analogues à ceux d’un camp, occupés chacun par neuf hommes sous les ordres d’un chef qui leur explique leur rôle. Le compilateur du IIIe siècle de notre ère Athénée explique que cette mise en scène représente une expédition militaire.
Les danses accompagnent souvent les sacrifices et leur donnent une dimension spectaculaire.
La théâtralisation rituelle avec Dionysos
Le culte de Dionysos est très riche en ce sens.
Pourquoi Dionysos ?
Dionysos est un dieu de la végétation, surtout de la vigne, et par extension du vin. Il a longtemps passé pour un dieu étranger passé tardivement en Grèce à partir de la Thrace ou de l’Orient. Mais, en fait, on trouve son nom dans un document mycénien. C’est donc un élément ancien du panthéon.
Dionysos est celui qui incite le plus à l’extase mystique, aux contorsions violentes et à l’enthousiasme sans frein. J’en ai parlé ici avec le culte à Dionysos des bacchantes. Son culte puise à une tradition rurale de culte agraire : des fêtes gaillardes liées aux rudes travaux de l’été et de l’automne.
Les processions de Dionysos
À la fin de la période archaïque, de véritables représentations dramatiques apparaissent dans le culte de Dionysos. Bien sûr, il y a les habituels chœurs chantants et dansants et des processions. Mais ces chœurs exécutent un hymne particulier, le dithyrambe (« chant du bouc »). Quant aux processions, elles sont particulièrement joyeuses et bruyantes.
Elles promènent dans la cité l’image d’un sexe mâle, un phallos. C’est un symbole de fécondité et de renouveau.
Les membres du cortège (le thiase = les compagnons du dieu) sont inspirés des satyres, ou chèvre-pieds. Ils en ont le costume, le masque barbu et camus, la peau de chèvre autour des reins, la queue et le phallus postiches.
On voit ces satyres dans les cortèges de Dionysos sur des vases attiques dès le début du VIe siècle.
La transformation du rite en théâtre
La naissance de la tragédie
Dans sa Poétique, Aristote explique que le dithyrambe a donné naissance à la tragédie. Dithyrambe (« chant du bouc ») évoque un animal, le bouc, dont le nom en grec est tragos. Cet animal était consacré à Dionysos dans la religion grecque.
Le poète attique Thespis, du bourg d’Icaria, situé sur le flanc du mont Pentélique, aurait ainsi été le premier à introduire une nouveauté dans le dithyrambe : il aurait fait dialoguer un acteur avec le chœur et son chef. L’hymne lyrique du dithyrambe devient ainsi un élément dramatique qui va ensuite se développer.
Le marbre de Paros donne une date à la première représentation dramatique à Athènes. C’est en 534. C’est la date qu’on retient comme naissance du théâtre en tant que genre littéraire.
Par la suite, les principales fêtes dionysiaques à Athènes sont les Grandes Dionysies ou Dionysies urbaines fin mars et les Lénéennes fin décembre, ainsi que les Dionysies rurales fin novembre dans les villages de l’Attique. Or, les magistrats responsables de ces fêtes organisent toujours des représentations théâtrales qui donnent lieu à des concours.
La naissance de la comédie
D’après Aristote toujours, la comédie attique est née des processions phalliques, des chants et lazzis et des chœurs de satyres qui les accompagnaient. De là vient son caractère impudent et lascif.
Le premier concours comique des Grandes Dionysies a lieu entre les deux guerres médiques, vers 486 selon la Souda. C’est un demi-siècle environ après le premier concours tragique. Il devient un élément important des fêtes dionysiaques en Attique. Très licencieuses, les comédies veulent faire rire par tous les moyens, même les plus audacieux. Elles brocardent même leur dieu ! En 405, dans les Grenouilles, Aristophane ridiculise Dionysos. Il le déguise en Héraclès et le fait descendre aux Enfers. Dionysos s’y montre couard et pusillanime. Ses mésaventures sont comiques : Aristophane lui fait même administrer des coups de bâton !
Dans l’Alceste, Euripide refait quant à lui le portrait d’Héraclès. Il le présente comme un ivrogne et un goinfre. L’Alceste est un drame satyrique avec des éléments burlesques.
Ces plaisanteries vont de pair avec une piété sincère. Les Grecs sont familiers de leurs dieu et ont confiance en eux. Ils admettent que leurs divinités anthropomorphes aient des faiblesses humaines, puisqu’ils ont aussi l’apparence des mortels. Cela ne les empêche pas de les révérer.
Ailleurs, le poète comique Aristophane en parle aussi avec noblesse :
« Ô Pallas, protectrice de la cité, souveraine de cette terre la plus sacrée de toutes, et qui l’emporte sur toutes par les armes, les muses et les richesses, viens au milieu de nous, accompagnée de notre collaboratrice dans les expéditions guerrières, la victoire, qui va nous accompagner dans les chœurs et se mettre de notre côté contre nos ennemis. » (Les Cavaliers)
Le caractère religieux du théâtre
Le théâtre va garder une nature religieuse marquée jusqu’à la fin de la période hellénistique. Les installations sont d’abord en bois, puis on les construit en dur — elles se trouvent toujours dans un sanctuaire de Dionysos. L’emplacement est circulaire pour que le chœur puisse évoluer autour de l’autel du dieu. Le prêtre de Dionysos y a une place d’honneur.
Les représentations ont lieu uniquement pendant les fêtes religieuses. Elles sont accompagnées d’autres rites propres à la religion grecque : processions, sacrifices, purifications.
Un discours de Démosthène montre que les concours dramatiques ont encore un caractère sacré au milieu du IVe siècle. Démosthène y conspue Midias, un ennemi qui l’a frappé alors qu’il assumait les fonctions de chorège.
Et le théâtre raconte la religion…
Puis, dans une dernière boucle, le théâtre né de la religion se met à raconter la religion…
Dans Les Acharniens, Aristophane montre le paysan Dicéopolis célébrant les Dionysies rurales.
Dicéopolis dirige la cérémonie en tant que chef de famille. Il prend la tête d’une petite procession, composée de sa fille qui porte la corbeille d’offrandes (comme une canéphore) et de ses deux esclaves brandissant un grand phallos. Dicéopolis offre au dieu un gâteau arrosé de purée de légumes. Il prie :
« Seigneur Dionysos, puisses-tu prendre plaisir à cette procession que je mène et à ce sacrifice que je t’offre avec toute ma famille ! Puisse-je célébrer heureusement les Dionysies rurales ! »
Ensuite, la procession se met en marche. Dicéopolis entonne l’hymne phallique tandis que son épouse l’observe depuis la terrasse de leur maison…
J’espère que cet article très complet sur la religion grecque vous a plu ! Je vous rappelle que j’ai écrit un autre article sur la pureté rituelle, la prière et l’offrande ici.
À très bientôt pour d’autres plongées dans la Grèce et la Rome antique !
Source : CHAMOUX, François, La Civilisation grecque, Arthaud, 1984
Image en-tête : Plaque en relief du IIe siècle de notre ère montrant un prêtre et une prêtresse accomplissant un rituel religieux – Musée archéologique du Pirée – Crédit photo Marc Cartwright
À PROPOS DE L'AUTEURE
Je suis Marie, passionnée d'antiquité et de mythologie grecque depuis l'enfance. J'ai acquis un gros bagage dans ce domaine grâce à mes lectures, innombrables, sur le sujet : ma bibliothèque compte plusieurs centaines d'ouvrages, sources antiques et essais historiques traitant de nombreux aspects de ces périodes anciennes.
Je suis également diplômée d'histoire ancienne et médiévale (Maîtrise, Paris IV Sorbonne). J'ai notamment travaillé sur l'antiquité tardive, le Bas Empire romain et la romanisation des peuples germaniques.
Je suis l'auteure de plusieurs romans et nouvelles, dont Atalante, qui réinterprètent et revisitent la mythologie grecque et l'antiquité.