Archives de catégorie : Antiquité grecque

La religion minoenne : des serpents, des félins… et des taureaux ?

La religion minoenne est très mal connue, mais quelques traces archéologiques permettent d’en dessiner les contours. De la déesse aux serpents au saut du taureau en passant par le Zeus d’Europe, faisons un petit tour de ce qu’ont pu être les rites des Crétois de l’âge du bronze.

Pas de temple chez les Crétois !

Un premier constat : il n’y avait pas de temple bâti dans la civilisation minoenne. En tout cas, on n’en a retrouvé aucun.
Les Crétois pratiquaient des rituels dans différents espaces :

Les grottes sacrées

Des grottes ont été utilisées à des fins cultuelles du néolithique jusqu’à la fin de l’antiquité. On y a retrouvé de nombreuses offrandes : des statuettes, des armes et notamment des labrys (doubles haches).

Les sanctuaires palatiaux

Les archéologues ont identifié certains espaces des palais minoens comme des sanctuaires dans lesquels on faisait des offrandes aux dieux. C’est le cas d’une salle dans les sous-sols de Cnossos.

On pense que les Crétois ont également pu pratiquer les rites et les offrandes en plein air.

Mais quels dieux y honoraient-ils ?

Quels dieux dans la religion des Minoens ?

La déesse de la terre ou déesse aux serpents

L’emplacement d’un sanctuaire dans le sous-sol de Cnossos peut supposer un culte dédié à une divinité de la terre. Certaines traces indiquent qu’il existait une déesse de ce type, ou peut-être une déesse-mère. Toutefois, nous ne connaissons pas son nom.

S’agit-il de cette déesse aux serpents dont on a des représentations dans certains sanctuaires crétois ? Elle est associée à un félin, comme le montre la statuette ci-dessous. Cette association n’est pas évidente. Le félin est-il un chat, symbole de royauté ? Ou est-ce un léopard, comme dans les statuettes de la déesse-mère qu’on a retrouvées pour l’Anatolie néolithique ?

Les offrandes consacrées à cette divinité laisse en tout cas envisager une divinité domestique et bienfaisante. Le culte l’associait à un dieu subordonné qui était sans doute son fils.

Cette déesse avait aussi pour attribut le labrys (double hache), un objet souvent retrouvé au milieu des offrandes déposées dans les sanctuaires.

On se demande aussi si les Minoens pratiquaient des danses rituelles au cours desquelles ils entraient en transe. La déesse leur apparaissait alors, peut-être sur un arbre ou un pilier sacré.

Déesse aux serpents de Cnossos - Musée archéologique d'Héraklion, Crète
Déesse aux serpents de Cnossos - Musée archéologique d'Héraklion, Crète

Zeus

Dans la mythologie grecque, Zeus est lié à la Crète par sa naissance. C’est là que sa mère, Rhéa, l’aurait caché pour le soustraire à l’appétit de son père, Chronos (qui, comme on le sait, dévorait ses enfants). Zeus y aurait été nourri par des animaux.


Mais le Zeus crétois diffère sensiblement du Zeus grec. Il ressemble plutôt à une divinité de la végétation, qui meurt et renaît chaque année.

Quelle place pour le taureau dans la religion crétoise ?

Le taureau est très présent dans l’art minoen, mais quelle place avait-il dans la religion minoenne ? On s’interroge notamment sur les fresques de Cnossos qui représentent le « saut du taureau ». Les artistes de l’époque ont montré des jeunes gens, garçons et filles, bondissant ou s’apprêtant à bondir au-dessus d’un taureau.


Est-ce un acte rituel ? Les Crétois faisaient peut-être des joutes tauromachiques dans la cour des palais, suivies de sacrifices sanglants du taureau.


Bien sûr, quand on pense taureau crétois, on pense aussi au Minotaure ! Mais il est aussi insaisissable que le Zeus-taureau qui a enlevé Europe pour l’emmener en Crète afin qu’elle y accouche du futur roi Minos.

On peut imaginer un lien avec le taureau du Proche-Orient. L’animal est un attribut du dieu du Ciel (soit sous la forme de cornes sur la tête du dieu, soit comme monture de ce même dieu). Mais, en l’absence de tout autre élément, cela reste une simple hypothèse. Il n’y a aucune trace d’un culte de ce genre en Crète minoenne.

Les Crétois faisaient-ils des sacrifices humains ?

Certains éléments ont suggéré cette hypothèse aux archéologues. Par exemple, en 1979, on a retrouvé trois squelettes, dont l’un avait été égorgé, dans un édifice d’Arkhanès, près de Cnossos. En 1980, à Cnossos cette fois, des ossements d’enfants portant des marques de blessure par couteau ont été mis au jour.


Toutefois, rien d’autre ne vient corroborer à ce jour la possibilité de sacrifices humains.

La religion des Minoens : une reconstitution littéraire

J’ai eu le plaisir d’écrire deux nouvelles dans lesquelles j’ai réinterprété le mythe du Minotaure et d’Ariane. J’en ai profité pour proposer une reconstitution libre de ce qu’ont pu être les rites de la déesse au serpent (danse sacrée et sacrifice du taureau). Je vous propose de la découvrir dans cet extrait.

J’ai senti ces yeux de feu de Thésée sur ma nuque, lorsque j’ai dansé lors des cérémonies.

C’était après le saut du taureau, lors duquel le prince s’est illustré, comme Androgée dix-huit ans plus tôt. Des femmes choisies, fidèles de la déesse au serpent, ont commencé à esquisser les gestes sacrés en évoluant autour du pilier sacré. Nous étions dans la grande cour. Le soleil achevait de se consumer à l’ouest, ses éclats tardifs jetaient des lueurs orangées sur les fresques et les gravures délicates des murs du palais. J’ai dessiné les premières arabesques sur les dalles. Mes pas étaient légers, eux qui supportaient mon cœur pesant.

La religion minoenne avec Ariane

Comme neuf ans plus tôt, j’ai très vite succombé aux effets de la transe. Mes pieds m’ont entraînée de plus en plus vite dans les glissements chaloupés du serpent. Mes bras ont tourné au-dessus de ma tête, ils suivaient le mouvement. Je n’étais plus libre de mon corps, plus libre de diriger mon visage et mes regards. Le son des tambours et de la flûte obsédait ma chair. Les fresques se sont animées, sont devenues des hommes et des femmes rieurs et des animaux dévorants — ou bien l’inverse ? Depuis les portiques ouverts sur les profondeurs du palais ont émergé des ombres épaisses aux allures humaines.

Dans cette transe, pourtant, je suis restée lucide. J’entrevoyais à chaque révolution de mon corps la silhouette de notre père assis sur son trône. À ses côtés, Thésée. C’était lui, ce tison brûlant sur ma nuque.

J’ai aperçu le taureau promis au sacrifice, traîné par la longe jusqu’à l’autel. Son meuglement, son désespoir, ont résonné dans nos murs. On allumait les flambeaux — du crépuscule, voici qu’on plongeait dans ce qui ressemblait au Tartare. Pensée impie, ai-je songé, mais je n’ai pu m’en défaire.

Bientôt, la déesse m’est apparue sur son pilier. Elle était revêtue d’ombres. Elle a susurré des mots que je n’ai pas compris. Mais les images, elles, m’ont assaillie. Tout à coup, les flambeaux se sont éteints pour nous plonger dans les ténèbres. Tout à coup, j’ai vu le carnage et sa lueur était celle du vermeil qui court dans les veines des mortels. Les corps des hommes projetés contre les fresques dans des danses ensanglantées. Ceux des femmes étendues sur les sols au milieu des mares écarlates. Et, au cœur de tout, la source de la violence, toi, Astérios, mon frère…

Transpercé d’une lance en bronze. J’ai senti la douleur dans mon corps et je me suis cambrée en hurlant. Les mélopées se sont élevées autour de moi. En ouvrant les yeux, j’ai vu le roi Minos qui faisait glisser la lame du couteau sacrificiel sur la chair du taureau.

Tu t’es affaissé sur le sol, comme l’animal. En moi, la rage, le chagrin, le désespoir se sont tus.

Mes deux nouvelles, Le Cœur du Monstre et Le Cœur d’Ariane, sont disponibles en ebook à mes mécènes de niveau Médée.

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Sources : OLIPHANT, Margaret, L’Atlas du monde antique, Éditions Solar, 1993, Paris

Crédits image d’en-tête : Face avant du sarcophage d’Ayia Triadha – Musée archéologique d’Héraklion, Crète

Que nous dit le taureau sur la Crète antique ?

Si l’on en croit le mythe du Minotaure, le taureau avait une place importante dans la vie minoenne. Mais de quelle façon ? Pourquoi cet animal est-il si souvent représenté dans l’art ? Et quelle signification donner à la légende du monstre mi-homme, mi-taureau ? Faisons un petit point ensemble sur le taureau crétois et ce qu’il pouvait signifier.

Le Minotaure : quelle symbolique pour la Crète antique ?

Le mythe du Minotaure

Le mythe raconte que Pasiphaé, l’épouse du roi Minos, s’était prise de passion pour un taureau blanc envoyé par Poséidon. De ces amours contre-nature naquit un être mi-homme, mi-taureau : le Minotaure.

Minos enferma la créature dans un labyrinthe construit par Dédale et le fit ensuite nourrir de victimes sacrificielles. Ces victimes étaient des Athéniens, sept garçons et sept jeunes filles envoyés périodiquement depuis le continent sur l’île de Crète. Il y eut ainsi plusieurs tributs avant que le prince Thésée mit fin au massacre. Pour cela, il se présenta lui-même en tant que victime du dernier contingent. La fille du roi Minos, Ariane, l’aida en lui donnant une pelote de fil afin qu’il retrouvât son chemin dans le labyrinthe après avoir tué le Minotaure.


J’ai raconté l’histoire du Minotaure en détail dans cet article.

La réalité derrière le Minotaure

Le mythe pourrait évoquer la domination qu’exercèrent un temps les Crétois sur la Grèce continentale, et notamment sur Athènes. Dans ce cas, il raconterait aussi leur émancipation via Thésée, le héros libérateur.


L’hypothèse est séduisante, mais rien ne vient l’étayer, même si on sait que la civilisation minoenne était puissante et dominait probablement l’Égée .


Par ailleurs, les Minoens n’ont jamais représenté de créatures mythologiques telles que le Minotaure (ou, en tout cas, ils ne nous en ont pas laissé). Ils ont plutôt peint, gravé, sculpté l’image de véritables taureaux.


On peut donc se demander si le mythe ne fait pas plutôt référence à un cérémonial primitif qui n’a pas laissé d’autres traces.

Le taureau crétois : un animal sacré ?

Le saut du taureau

Le taureau est très présent dans l’art minoen, au point qu’on a pu le penser comme un emblème du roi Minos.


L’une des scènes les plus représentées dans les peintures, les sceaux, les bronzes et les ivoires est celle du saut du taureau.


On la voit sur une fresque très connue retrouvée à Cnossos. Un garçon s’apprête à effectuer un saut périlleux au-dessus d’un taureau. À droite, une jeune fille tend les bras pour le recevoir ; à gauche, une autre fille va imiter le garçon dans son saut.


Cet exercice physique est-il un rite religieux, à l’issue duquel le taureau va être sacrifié ? L’hypothèse est séduisante, même si aucun autre élément archéologique ne l’étaye.

Cnossos - Fresque au taureau
Palais de Cnossos, Crète - Fresque au taureau

Du dieu du Ciel à Zeus

On n’a retrouvé aucune trace avéré d’un culte du taureau chez les Minoens.


En revanche, cet animal a sa place dans le panthéon du Proche-Orient. Le dieu du Ciel est souvent représenté, soit sur un taureau, soit portant lui-même des cornes de taureau.


Est-il possible que la Crète ait emprunté cet aspect religieux du taureau à ses voisins orientaux ?


On pourrait se laisser convaincre en considérant le mythe de Zeus et d’Europe comme un récit symbolique. Zeus s’est métamorphosé en taureau pour séduire Europe, une princesse phénicienne qui vivait à Tyr. Il l’a ensuite transportée en Crète où elle a accouché de trois fils, dont le futur roi Minos.


L’histoire est belle mais, comme pour le saut du taureau, on en est réduit à l’hypothèse.

Le taureau dans mes écrits minoens !

Bref, à ce jour, nous n’avons aucune certitude sur la place qu’avait précisément le taureau dans la culture minoenne.


Rien n’empêche toutefois aux artistes de jouer avec la symbolique du taureau crétois dans la fiction et ils s’en donnent à cœur joie depuis 3 000 ans. Je me suis prêtée au jeu, moi aussi, avec mes nouvelles Le Cœur du monstre et Le Cœur d’Ariane, qui réinterprètent les mythes du Minotaure et de sa sœur. Voici un petit extrait qui évoque l’accouplement monstrueux de Pasiphaé avec le taureau blanc et l’aventure de Zeus et Europe :

Le Minotaure - Gravure de Michael Ayrton
Le Minotaure - Gravure de Michael Ayrton

Mais les femmes, elles, chuchotaient autre chose. Depuis la naissance de la chose et la mort de sa reine, Minos passait ses nuits en imploration dans le sanctuaire palatial voué à Poséidon. Il avait sacrifié le taureau blanc sorti des eaux. Il n’amenait plus aucune femme à sa couche, comme il le faisait autrefois, même du temps de Pasiphaé — hélas… Le roi était contrit et inquiet de la naissance du monstre. On me jetait des regards haineux lorsque je passais dans les couloirs en tenant ta petite main dans la mienne.


Le récit voulu par le roi s’implantait peu à peu. Il fallait faire vite, car on avait tôt murmuré. Les esclaves se souvenaient du taureau blanc. Ils se souvenaient des tempêtes des saisons passées, de leur violence inimaginable qui avait envoyé par le fond des navires du roi et fait déferler sur les côtes des vagues plus hautes que les murs des palais et des grandes résidences. Maintenant, ce monstre ? Et puis, Minos et le taureau, c’était une longue histoire. Sa mère, Europe, n’avait-elle pas été séduite par un taureau ? N’était-ce pas de ce taureau qu’était né le roi, plutôt que du roi de Crète Astérion que la princesse Europe avait ensuite épousé ? Certes, l’animal, c’était Zeus métamorphosé, mais quand même…


Non, ce n’était pas la faute de Minos ! Il avait bien dit que la reine avait été corrompue. D’où pouvait donc venir cet être hideux à tête de veau ? Pas d’un homme aussi beau que le roi à la lignée divine ! Pasiphaé avait engendré la créature à partir de la semence d’une bête… Poséidon avait enflammé ses sens pour la faire copuler avec un animal féroce — avec ce taureau blanc que le roi avait refusé au dieu. Tout se tenait, tout s’expliquait bien mieux.

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Sources : OLIPHANT, Margaret, L’Atlas du monde antique, Éditions Solar, 1993, Paris

Crédits image d’en-tête : Le Minotaure d’Alan Lee

Les Minoens : la première civilisation de l’Égée

Lorsque Sir Arthur Evans découvre les ruines de Cnossos, en Crète, c’est Minos et l’histoire mythique de son peuple qui surgissent. On ignore si ce souverain a existé — en revanche, on sait qu’il y a eu une société crétoise florissante durant l’âge du bronze. Cette société a pris le nom de civilisation minoenne, du nom du roi légendaire. Dans l’état actuel de nos connaissances, elle est la première grande civilisation de la mer Égée.

Les Minoens : du mythe à l’histoire

La vision des Anciens sur les Minoens

Les Anciens connaissaient cette civilisation par le biais des mythes et de l’épopée homérique.

« Au loin dans la mer bleu sombre se dresse une terre appelée Crète, une terre riche et aimable, baignée par les vagues de toute part, densément peuplée… » (Homère, L’Odyssée)

L’historicité de Minos n’avait pas l’air débattue. Au Ve siècle avant J.-C., Hérodote et Thucydide l’évoquent comme roi de Crète. Ils parlent aussi de la marine crétoise, qui dominait les mers. Les archers crétois avaient une réputation d’excellence, même chez les Romains du Ier siècle après J.-C. (voir Les Métamorphoses d’Ovide). 


Aux époques classique et hellénistique, les auteurs voyaient également la Crète comme la source de diverses traditions religieuses ainsi que de systèmes sociaux spécifiques. Aristote (384-322), par exemple, pensait que Minos avait introduit le système des castes en Crète.

La découverte de Cnossos au XIXe siècle

Par la suite, cette société a rejoint le mythe. Il a fallu la découverte de l’archéologue britannique Sir Arthur Evans pour témoigner de sa réalité. Il a fouillé Cnossos entre 1899 et 1935 (soit la moitié de sa vie) et l’a partiellement restaurée.

C’est Evans qui a donné son nom à cette civilisation.

Photographie montrant la restauration du grand escalier de Cnossos en 1900. Arthur Evans est l'homme en blanc.
Photographie montrant la restauration du grand escalier de Cnossos en 1900. Arthur Evans est l'homme en blanc.

Les Minoens : une société palatiale

Les palais crétois

La civilisation minoenne s’est épanouie pendant l’âge du Bronze (2200-1450 avant J.-C.). Les premiers palais datent en effet de 2200. Ce sont :

  • Cnossos au nord ;
  • Phaïstos au sud ;
  • Mallia sur le littoral nord-est.

Le palais de Zakros, à l’extrémité est, n’existait peut-être pas encore.


Ces premiers palais sont détruits vers 1700, probablement par un séisme, mais les Minoens reconstruisent aussitôt des palais encore plus grands. À cette époque, la population crétoise semble augmenter. On voit s’étendre les petites villes de Gournia et Mochlos.


On ignore si chaque palais était le centre d’un royaume indépendant. Il existe une grande similitude entre les objets retrouvés sur les différents sites. Cela indique peut-être l’existence d’un pouvoir centralisé à Cnossos.


Mais pourquoi parle-t-on de société palatiale ?


Parce que les palais en question n’étaient pas simplement des résidences royales. Il s’agissait aussi de centres religieux et économiques. Ils abritaient des communautés très importantes en nombre (jusqu’à 80 000 personnes à Cnossos !).


À partir de la seconde période palatiale, on retrouve aussi de grandes villas à côté des palais.

Cnossos

Cnossos est le plus grand des palais minoens. Les vestiges exhumés par Evans datent de la fin de la seconde période.


C’est un grand palais d’un hectare de superficie (soit à peu près le double des autres palais crétois), édifié à flanc de colline. Il n’est pas fortifié. On y trouve une cour centrale entourée de salles :

  • Sur la face occidentale, la salle du trône et une pièce réservée au culte. La salle du trône renfermait un « trône » en gypse sculpté.
  • À l’ouest du sanctuaire, de nombreux magasins. Certains d’entre eux contenaient encore des jarres (pithoi) au moment des fouilles. Ces objets servaient à conserver l’huile et le vin.
  • À l’est de la cour, les appartements royaux et un grand escalier monumental avec un puits de lumière. Il reliait les nombreux niveaux entre eux.
  • Derrière cet escalier, une salle dite des « haches doubles », qui aurait été la principale salle de réception. Non loin, la salle « de la reine », décorée d’une fresque aux dauphins.

On comptait aussi un corridor des processions, une autre cour à l’ouest, un espace probablement réservé aux cérémonies… et un vaste dédale de couloirs, de portiques et de salles, pièces d’habitations, ateliers, magasins et bureaux.


On peut se demander si la complexité de ce plan ne transparaît pas dans le mythe du labyrinthe de Dédale, construit pour emprisonner le Minotaure. C’est le parti que j’ai suivi dans ma description du labyrinthe lorsque j’ai écrit Le Cœur du monstre. Je me suis directement inspirée du plan, ainsi que des fresques, ornements et décorations de Cnossos.

Plan du palais de Cnossos
Plan du palais de Cnossos. Source : Atlas du monde antique de Margaret Oliphant (Éditions Solar, 1993, Paris)

L’originalité de la civilisation minoenne

Par originalité, je veux dire que cette société s’est développée à partir de la culture néolithique de l’île. Pourtant, la Crète est située au croisement des trajets reliant toutes les régions méditerranéennes. Elle est pourvue de nombreuses plages de sable qui permettent un débarquement facile. On y a vu aborder des voyageurs venus d’Afrique du Nord, d’Asie et d’Europe depuis les temps les plus reculés. Mais les influences extérieures sur le développement de la société crétoise sont restées minimes.


Cette petite île de 270 kilomètres d’est en ouest et de 56 kilomètres du nord au sud abritait des plaines et des vallées fertiles. L’agriculture s’est y développée et, à sa suite, une société originale par son fonctionnement palatial — ainsi que par sa religion, sa langue et ses arts.

L’écriture crétoise : du grec ?

Non, les Minoens ne parlaient pas grec ! C’est la seule certitude que les historiens aient au sujet de cette écriture.


L’écriture est apparue en Crète juste après la construction des palais. On peut supposer qu’elle servait des intérêts administratifs. Presque tout ce qu’on a retrouvé, ce sont des inventaires de biens et de produits inscrits sur des tablettes d’argile. Il y a aussi des sceaux.


Cette première écriture est pictographique. Les Crétois l’utilisent entre 2000 et 1600 avant J.-C. Puis arrivent les idéogrammes du linéaire A (1900-1450), qui en dérivent. Ces deux écritures n’ont malheureusement pas encore été déchiffrées, hormis 75 signes qui semblent représenter des syllabes.


Le linéaire A ressemble au linéaire B, une autre écriture à idéogrammes qui est utilisée à Cnossos entre 1450 et 1400. On la retrouve aussi en Grèce continentale. Il s’agit vraisemblablement de l’écriture des Mycéniens.

La beauté de l’art minoen

Les fresques et les objets retrouvés à Cnossos nous donnent une idée de la richesse et de l’exubérance de l’art crétois.


Les murs du palais étaient ornés de fresques. Ces peintures montraient des scènes de la vie végétale ou animale. Elles figuraient aussi des humains : hommes en tunique à la taille élancée, femmes élégantes, aux seins nus et coiffées de boucles savantes.


Les Crétois étaient aussi de remarquables joailliers et graveurs sur pierre. Ils sculptaient également l’ivoire et taillaient des pierres précieuses.


Le taureau est très présent dans la civilisation minoenne, y compris dans l’art (fresques, bronzes, ivoires, vases).

Fresque du Cueilleur de safran d'Akrotiri
Fresque du Cueilleur de safran d'Akrotiri

La religion minoenne : ses spécificités

Le taureau semble avoir eu une place particulière dans les rites crétois, mais on ne peut que faire des suppositions. La religion minoenne est mal connue.

Des peintures de Cnossos et d’ailleurs montrent des jeunes hommes et des jeunes femmes faisant un saut par-dessus un taureau. Est-ce un rite religieux ? La cour du palais a-t-elle abrité des joutes tauromachiques ? On ne le sait pas.

On n’a retrouvé aucun temple séparé, en tout cas bâti par l’homme. Par contre, des grottes de l’île ont été utilisés comme temple du néolithique jusqu’à la fin de l’antiquité.

Certains espaces des palais sont identifiés comme des sanctuaires où on faisait des offrandes aux dieux. Il y a une salle dans les sous-sols de Cnossos : son emplacement peut suggérer un culte dédié à une divinité de la terre, mais impossible de s’en assurer. Toutefois, on a trouvé trace de ce qu’on pense être une déesse-mère ou une déesse de la Terre. On ignore son nom.

Impossible de parler religion minoenne sans évoquer Zeus ! Le mythe dit qu’il est né en Crète. Il aurait été caché dans une grotte pour échapper aux regards de son père, Chronos, et nourri par des animaux.

Toutefois, le Zeus crétois est relativement spécifique par rapport à d’autres aspects grecs postérieurs. Ce dieu est une divinité de la végétation, qui naît et meurt chaque année.

Il est possible qu’il y ait eu des sacrifices humains en temps de crise, mais on n’en est pas sûr.

Pour un article plus complet sur la religion minoenne, rendez-vous ici !

Apothéose et chute de la civilisation crétoise

La domination sur l’Égée ?

D’après les Grecs, les Minoens étaient de grands marins. L’art minoen montre des paysages et des animaux marins, comme cette fresque d’Akrotiri (Théra, Santorin).

Les navires et les dauphins de la fresque d'Akrotiri
Les navires et les dauphins de la fresque d'Akrotiri

Les traces archéologiques et des sources écrites montrent qu’ils commerçaient avec la Méditerranée orientale. Ils étaient connus des Égyptiens sous le nom de Kheftiou.


On a aussi retrouvé des traces des Minoens dans les îles égéennes, dont la célèbre Théra (Santorin).


Aucun des palais minoens n’était fortifié. On peut donc penser qu’ils ne craignaient pas les attaques. Leur flotte était peut-être aussi puissante et dominante sur les mers que ce que disent les mythes, qui présentent Minos et son royaume comme le « poids lourd » parmi les royaumes égéens de son époque !

La fin de la civilisation minoenne

Les Minoens en tant que civilisation disparaissent vers 1450.


Cette fin a-t-elle un rapport avec le séisme qui a détruit Akrotiri (Théra – Santorin), vers 1500, et l’éruption volcanique qui a suivi ? On ne le sait pas. En tout cas, les palais sont définitivement abandonnés, sauf celui de Cnossos. Il va être occupé par les Mycéniens de Grèce continentale jusque vers 1400.

Cnossos sous ma plume

J’ai décrit le palais de Cnossos en m’inspirant de tous ces éléments dans deux de mes nouvelles. Le Cœur du Monstre et Le Cœur d’Ariane réinterprètent le mythe du Minotaure et celui de sa sœur, Ariane, fille du roi Minos.


En voici quelques lignes !

« C’est parce que j’étais inoffensif et risible qu’on me laissa sortir de l’étable où Minos m’avait parqué. Alors, je m’aventurai avec toi dans l’immense palais de Cnossos. Pas très loin, certes. Dans les ateliers, les silos et les magasins, où l’on stockait les denrées à vendre aux étrangers ou à distribuer aux dépendants du palais, aux paysans et aux artisans. Tu m’y montrais ce qu’étaient l’or, l’argent, le plomb. L’ivoire et les pierres précieuses. Il y avait surtout des surplus agricoles, des légumineuses, des céréales, des fruits. Des pithoi, des jarres remplies d’huile et de vin.

Dans ces couloirs, quelle cohue ! L’activité des artisans, le soufflet des forges, le chuintement des tours de potiers, étaient un bruit de fond derrière la cacophonie des voix. On s’agglutinait à l’entrée des magasins pour recevoir sa part ; des fonctionnaires surveillaient la sortie de chaque portion avec minutie, stylet et tablette d’argile à la main. Ils étaient là aussi pour réceptionner les convois qui apportaient des marchandises tout droit venues du port ou des champs alentours. Ces chariots que des bœufs traînaient dans les voies, ou bien ces files de porteurs courbés sous le poids de gros ballots… On ne savait plus où se diriger pour ne pas heurter quelqu’un. »

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Cette plongée dans la civilisation minoenne, la plus vieille des sociétés connues de l’Égée, vous a plu ? Si oui, abonnez-vous à ma newsletter ici : chaque dimanche, je partage avec vous un billet qui raconte la mythologie et l’antiquité gréco-romaine. À bientôt !

Sources : OLIPHANT, Margaret, L’Atlas du monde antique, Éditions Solar, 1993, Paris

La pythie de Delphes, voix d’Apollon

Au pied du mont Parnasse, l’oracle de Delphes dispense la sagesse cachée du dieu Apollon. Elle est la voix oraculaire qui guide les héros, les rois et les simples mortels. De la conquête de Delphes par le dieu jusqu’à la disparition de la pythie sous les assauts chrétiens, penchons-nous sur le mythe et sur l’histoire.

Le mythe : Apollon et la bouche oraculaire

Le sanctuaire de Delphes, et aujourd’hui ses ruines, se situent à 550 mètres d’altitude au-dessus de la vallée du Pleistos, en Grèce.

D’après les mythes, avant sa construction par Apollon qui voulait y « bâtir un temple magnifique » (Hymne homérique à Apollon), il y avait déjà un oracle. Tantôt celui de Gaïa, la Terre, qui ne parlait guère. Tantôt celui de Thémis, qui l’aurait remis de bonne grâce à Apollon.

(J’ai écrit une nouvelle sur cet oracle pré-apollinien consacré à Thémis. Vous pouvez la télécharger gratuitement !)

Pour conquérir le site et y installer sa pythie, le dieu vient à bout de Pythô, un enfant de la Terre. Débarrassés du monstre, les lieux sont libres de l’accueillir. Apollon va chercher des desservants sur les mers. Ce seront des marins crétois, dont il déroutera le navire en se transformant en dauphin. C’est pourquoi, d’après cette version de l’Hymne homérique à Apollon, ce territoire change de nom. Il s’appelait auparavant Crisa. Il devient Delphes (du grec delphís, qui veut dire « dauphin »).

Les oracles obliques de la pythie

Apollon est dit Loxias, l’Oblique, c’est-à-dire que sa parole n’est pas toujours très claire. Zeus le veut ainsi : il ne sied pas au maître de l’Olympe qu’Apollon donne aux mortels la clé des mystères de leurs destinées. Les oracles sont donc cryptiques.

Les pythies délivrent la parole d’Apollon alors qu’elles sont en transe. Leurs propos sont confus. Ils sont interprétés par des prêtres lettrés qui les reformulent en vers. D’une prophétie nébuleuse à une interprétation poétique qui sera elle-même interprétée par le consultant, le risque d’erreur est grand !

Un exemple fameux de contresens : celui du roi Crésus. Hérodote évoque l’épisode. Le roi lydien hésitait à entrer en guerre contre les Perses. Il alla questionner la pythie. Celle-ci lui déclara que, s’il traversait l’Halys (un fleuve turc), il détruirait un grand royaume. Conforté par cette réponse, Crésus se lança à l’assaut du roi perse Cyrus.

Il perdit et un grand royaume fut détruit : le sien.

Par ailleurs, l’oracle de Delphes n’est pas toujours infaillible. En 480, la pythie conseilla aux Athéniens de ne pas s’opposer à Xerxès. Celui-ci fut pourtant vaincu à Salamine.

Cela n’empêcha pas le succès persistant de l’institution jusqu’à la période hellénistique, et même au-delà. Ce succès se comprend notamment par l’importance qu’ont eu les oracles de Delphes lors de la période de la colonisation par les Grecs. En effet, les cités demandaient fréquemment conseil à la pythie avant chacune de ces opérations : quel site choisir ? quelle divinité tutélaire associer au projet ? Le succès des colonisations qui ont essaimé partout dans le bassin méditerranéen est aussi celui de l’oracle.

La Pythie en bronze de la sculptrice Marcello. Hall de l'opéra Garnier. Crédits photo : Mussklprozz.
La Pythie en bronze de la sculptrice Marcello. Hall de l'opéra Garnier. Crédits photo : Mussklprozz.

L’oracle de Delphes : une femme ou une institution ?

L’organisation de l’institution oraculaire

Chaque époque a connu plusieurs pythies simultanées, qui se relayaient pour répondre aux questions des visiteurs venus à Delphes. Plus qu’un personnage unique, il s’agissait d’une véritable institution. La pythie pouvait être consultée pour des questions très diverses, depuis les préoccupations morales des simples particuliers jusqu’aux interrogations politiques et militaires des cités et des rois.

Nous connaissons le fonctionnement de l’oracle pour le Ier et le IIe siècles grâce au témoignage de Plutarque (46-125), qui a assumé la charge de prêtre du sanctuaire. À cette époque, l’oracle pouvait être consulté uniquement le septième jour de chaque mois. En hiver, il n’y avait pas de consultation.

Il existait alors différents types d’oracles :

  • la prédiction complète ;
  • l’interprétation des auspices ;
  • l’oracle binaire (la plus économique).

Dans ce dernier cas, la pythie répondait « oui » ou « non » à la question des consultants en plongeant la main dans un récipient rempli de haricots blancs (« oui ») et noirs (« non »).

Le déroulement de la prédiction

En revanche, la prédiction complète était épuisante pour les pythies.

Plutarque nous la décrit telle que, selon lui, elle se déroulait dans les premiers temps. Les premières pythies étaient alors des jeunes filles de quinze ans issues du peuple, nous dit-il.

Entièrement nue, la pythie prenait un bain purificateur dans les eaux de la source Kastalia. Elle buvait ensuite de l’eau sacrée et deux prêtres l’accompagnaient dans le temple.

Là, ils éclaboussaient d’eau froide une petite chèvre pour savoir si l’oracle pouvait avoir lieu. Si l’animal ne bronchait pas, le visiteur devait revenir un mois plus tard. En revanche, si la chèvre sursautait, cela voulait dire que la consultation pouvait avoir lieu. L’animal était alors tué et brûlé sur l’autel en offrande au dieu.

Ensuite, la pythie inhalait la fumée d’un feu de sapin auquel on ajoutait diverses substances plus ou moins hallucinogènes, comme l’encens, le laudanum et la jusquiame. Le but recherché : lui faire atteindre un état de conscience proche de la transe. Elle mâchait peut-être aussi des feuilles de laurier, la plante-attribut dApollon, dont l’huile possède des actions narcotiques.

Dès qu’elle était prête, les prêtres la conduisaient dans l’adyton du sanctuaire (l’espace réservé à la prédiction, dont on ne sait pas grand-chose). Ils l’asseyaient sur un trépied et la consultation pouvait commencer.

La pythie était remplacée par une autre lorsqu’elle était trop épuisée pour continuer.

Gravure de Jeanron montrant l'oracle de Delphes en transe.
Gravure de Jeanron montrant l'oracle de Delphes en transe.

La destruction de l’oracle par les chrétiens

En 362, l’empereur Julien envoie son médecin et ami Oribase à Delphes. Julien est le dernier empereur païen de l’empire romain.


Sa question à la pythie : combien de temps l’oracle de Delphes va-t-il survivre à un monde qui devient peu à peu chrétien ?


La réponse est un couperet :

« Dis au roi que la solide maison est tombée, Apollon n’a plus de refuge, le laurier sacré est flétri. Ses sources sont taries à jamais, le bruissement de l’eau est désormais muet. »

Le sanctuaire est détruit quelques années plus tard. Il était certes un lieu symbolique du paganisme triomphant d’autrefois et, à ce titre, il n’avait plus sa place dans le nouvel ordre chrétien. Mais c’était aussi un lieu emblématique de la philosophie antique. Dans le pronaos du temple (son vestibule), on pouvait ainsi lire trois maximes, dont « Connais-toi toi-même » (la plus ancienne, selon Platon) et « Rien à l’excès ».


Les ruines de Delphes ont été fouillées et mis au jour principalement par l’École française d’Athènes à partir de 1892.

Vous avez aimé cet article sur l’oracle de Delphes ? Je vous invite à découvrir la pythie avant sa conquête par Apollon dans ma nouvelle Le Dit de l’oracle. Elle est à télécharger gratuitement en cliquant sur la couverture ci-dessous. Bonne lecture !

Crédits image d’en-tête : Coupe montrant la consultation de l’oracle de Delphes – Crédits-J. Laurentius-BPK Berlin-RMN.

Sources : OLIPHANT, Margaret, Atlas du monde antique, Éditions Solar, 1993, Paris

Des osselets au lit d’un homme : devenir épouse en Grèce antique

Le mariage en Grèce antique est un saut périlleux pour les jeunes épousées. J’ai déjà vu avec vous la façon dont les noces constituaient un rite de passage pour les femmes : de la sphère de l’enfance, celle d’Artémis, on passe à celle de l’âge adulte, dominée par Aphrodite. Pas d’adolescence dans l’antiquité, et surtout pas pour le second sexe, qui de toute jeune fille devient épouse et déjà presque mère !

Faire de la petite fille une femme avec les rites

Le mariage est balisé par des rites qui ont un but premier : préparer la fille à devenir épouse et mère. On marie les Grecques peu après leurs premières menstruations, dans le pire des cas à partir de 12 ans et assurément avant 18 ans.

Quand on dit « préparer », on ne pense pas à une préparation psychologique. La métamorphose est abrupte pour les jeunes filles en question et on fait peu de cas de leurs états d’âme. Il s’agit de ritualiser cette transition pour la normaliser au regard de la société et des dieux.

Les jeunes filles sacrifient ainsi à la déesse Artémis des objets choisis et lourds de sens.

Artémis est la déesse vierge, celle de la nature sauvage et de l’enfance. La jeune fille lui offre ses cheveux, qu’elle portait longs et libres jusqu’alors. Elle les a coupés ; désormais, elle ne les montrera plus, ils seront dissimulés, comme ceux de toutes les femmes mariées. La future épousée sacrifie aussi ses sous-vêtements de fille, les ceintures virginales (les culottes, si l’on passe outre l’euphémisme grec). Mais aussi les tambourins qu’elle utilisait dans les chœurs religieux en tant que parthenos (vierge). Et les ballons, et les osselets…

Tout cela est laissé en offrande à Artémis le matin pour que, le soir, elle se retrouve femme dans le thalamos, la chambre nuptiale.

Civiliser la fille sauvage par le mariage

Si on encadre aussi étroitement ce moment charnière dans la vie de la femme, c’est aussi parce qu’on considère la fille comme « sauvage ». Il faut la soumettre pour qu’elle tienne son rôle dans la société. J’ai parlé ailleurs de la façon dont on associait les femmes grecques aux animaux en fonction de leur caractère supposé. La parthénos est souvent dite admès, c’est-à-dire indomptée. On le voit dans L’Odyssée à propos de la jeune Nausicaa. Les filles, surtout prépubères, sont fréquemment comparées à des pouliches, des ourses, des chèvres sauvages.

D’ailleurs, il existe un étrange rituel athénien qui s’appelle « faire l’ourse ». Il est pratiqué par les filles prépubères ou dans la puberté dans des sanctuaires d’Artémis. Il leur permet d’« extraire » d’elles cette nature sauvage.

Les marier, c’est donc les sortir de l’état de nature, les civiliser. Les dresser et les soumettre à de nouvelles forces. Or, c’est Aphrodite qui incarne ces forces dans le mariage en Grèce antique  : celles de l’amour (dans lequel l’époux est le principe actif).

Placer l'épouse grecque sous la coupe de l'époux

L’épouse grecque ne sort guère de la maison. Lorsqu’elle le fait, elle doit être voilée et couverte. En revanche, le foyer est son domaine. C’est elle qui a en charge les affaires domestiques.

Les Grecs anciens considèrent donc qu’elle a un fort pouvoir de nuisance si elle décide de rendre difficile l’existence de son mari.

D’ailleurs, dans certaines cités grecques, lors du mariage, l’épousée porte une couronne d’asperges.  C’est un avertissement qui rappelle au marié que la partie douce de la femme est protégée par des épines. On en revient finalement à la sauvagerie inhérente à la gent féminine !

Toutefois, la femme est légalement complètement subordonnée à son époux. Dans la pièce de théâtre d’Aristophane, Lysistrata, les vieillards menacent les femmes de coups pour les faire taire et les remettre à leur place. Même s’il s’agit de comédie, on peut largement supposer que les époux avaient le droit d’infliger une rossée à leurs femmes sans être inquiétés.

« Si tu ne te tais, j’épuiserai tout ce qu’il me reste de force à te rosser. »

Rappelons que le mari est souvent deux fois plus vieux que sa femme au moment du mariage. Si celle-ci a entre 15 et 18 ans, l’époux a environ 30 ans. On peut tout à fait imaginer l’autorité qu’un homme de cet âge peut avoir sur une jeune fille qui vient de quitter le nid familial.

amphore à figures noires montrant une procession de mariage
Sur cette amphore à figures noires, on voit la procession d'un mariage légendaire : celui du héros Pélée et de la néréide Thétis. Environ 540 avant J.-C. (Crédit : Vladimir Naikhin, musée des terres bibliques)

Un exemple de mariage dans l’antiquité grecque : Atalante et Hippomène

J’ai illustré le mariage grec antique avec les noces des héros grecs Atalante et Hippomène.

Ci-dessous, Atalante subit les rites du mariage, notamment ceux des offrandes faites à Artémis.

Voici donc ce à quoi pouvait ressembler les préliminaires d’un mariage en Grèce antique à l’époque classique.

Encore ces foutues soins de beauté. Atalante s’y était prêtée, de mauvaise grâce — comment faire autrement ? Enfin, elle était prête. Elle attendait devant la psyché, ahurie face à son reflet. Il n’y avait plus rien d’elle dans le cuivre poli. Ses longs cheveux avaient été relevés sur le sommet de sa tête, avec plus de sophistication qu’elle n’en avait jamais mis elle-même lorsqu’elle se dégageait la nuque et le front pour aller chasser. Quelques boucles retombaient dans son cou et la chatouillaient, ce qui l’exaspérait. Cela faisait déjà trois fois que Baléria lui disait de cesser de se gratter.


Et ce parfum dont elle lui avait oint les tempes ! Où avait-elle été chercher une fragrance aussi entêtante ? Il devait y avoir toutes les fleurs de Béotie et même de Grèce dans ce flacon-là.


Enfin, la tenture de sa porte se souleva et on pénétra dans sa chambre. C’était les femmes de la maisonnée d’Hippomène, sa mère, ses sœurs, ses cousines, des esclaves venues participer aux derniers rites. Elles étaient aussi fertiles que des lapines, dans cette famille-là. Atalante eut une pensée pour ses petites sœurs jadis exposées par Schœnée. Si son père les avait laissées vivre, elle ne se serait peut-être pas sentie aussi seule en cet instant.


« Tu es magnifique, Atalante, kourè-de-Schœnée », déclara Beroníkè, l’épouse du prince Mégarée, en hochant doucement la tête.


Beronikè l’était, en tout cas. Elle avait le front haut et blanc, les boucles ensoleillées sous le voile incarnat et les lèvres purpurines.

La poudre étalée sur le visage s’accumulait cependant dans quelques rides au coin de la bouche. Quant aux yeux, clairs, ils avaient leur part d’ombre en cet instant et Atalante sentit qu’elle en était la cause.


De l’autre côté du mur parvenaient les échos du festin auquel participaient les hommes.

Cela riait, cela parlait haut et fort, cela déclamait des poèmes et des épopées entre deux longs laïus de l’aède venu animer le banquet.

Des parfums d’agneau rôti, de thym et de romarin, d’huile d’olive venaient d’eux jusqu’aux femmes qui se bousculaient dans la petite chambre d’Atalante. Ils éveillèrent d’un coup la faim de la jeune fille.

Par respect des coutumes, elle n’avait rien mangé depuis la veille.

Son ventre se fit le représentant de tout son corps protestant et grommela bruyamment.


Beronikè et les autres femmes firent mine de n’avoir rien entendu.

Un mariage en Grèce antique : Atalante et Hippomène

« Allons, déclara la mère d’Hippomène en levant une main gracieuse en direction de Baléria. Commençons pour ne pas faire attendre nos hommes lorsqu’il en sera temps. »

Oui, finissons-en, songea la jeune fille.

Elle se laissa couper une boucle de cheveux et alla la déposer au pied de la statue d’Artémis qui occupait l’un des coins de sa chambre. Elle y sacrifia aussi l’une de ses ceintures, comme le voulait l’usage.

« Artémis, puisse par ta volonté le jour de son mariage être aussi celui de sa maternité ! » déclara Béronikè, immédiatement imitée par les autres femmes autour d’elle.

C’était la première fois que la déesse chasseresse apparaissait à Atalante comme une ennemie.

Que se passait-il ? Pourquoi l’abandonnait-elle à son sort ?

Pourquoi acceptait-elle de la perdre au profit d’Aphrodite ? Ne l’avait-elle pas assez honorée ?

Baléria, Béronikè, toutes les femmes se pressèrent autour d’elle avec des colliers d’or, des bagues d’argent, des bracelets sertis d’ivoire, de nacre, de perle…

Le métal tintinnabulait à ses oreilles à lui en donner le vertige, mêlé dans ses harmoniques aux voix douces et monocordes qui ne cessaient de réciter les prières : « Aphrodite, aide Atalante, kourè-de-Schoéné, à faire naître le désir chez Hippomène. ».

Elle ne s’était jamais sentie vulnérable lorsqu’elle courait ou luttait nue, mais sous ces monceaux d’or et de pierres précieuses, qui alourdissaient chacun de ces gestes, elle avait l’impression d’être une proie. Elle eut presque un recul lorsque sa nourrice s’approcha d’elle avec la ceinture rituelle, celle que l’époux dénouait pendant la nuit de noces. Elle la passa autour de sa taille comme une marionnette.

On la coiffa d’une couronne, on l’aida à enfiler, par-dessus ses sous-vêtements de lin, une robe somptueuse, aux couleurs chamarrées, jaune safran et rouge sang, dont les broderies compliquées avaient dû demander à Baléria des heures et des heures de travail. L’espace d’un instant, hors de cette temporalité effarante, Atalante imagina sa nourrice penchée sur l’ouvrage, piquant le tissu de ses doigts noueux tandis qu’elle vagabondait à des lieux de là, dans les hauteurs boisées de l’Helicon. Cette tâche-là aurait dû être la sienne. Atalante n’y excellait en rien mais, de toute façon, elle n’avait pas envisagé, un seul instant, devoir s’y consacrer.

Son père et Baléria n’avaient visiblement pas été de cet avis.

Aphrodite, la déesse qui noue la femme à son époux. © 2000 RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Hervé Lewandowski

Mon roman Atalante peut être commandé dans toutes les bonnes librairies ! À lire pour découvrir la suite de ce mariage en Grèce antique… héroïque.

Si la mythologie grecque vous plaît, vous aimerez aussi ma nouvelle sur la pythie de Delphes. Le Dit de l’oracle est disponible gratuitement en ebook ici. Bonne lecture !

Sources :

BRULÉ, Pierre, Les Femmes grecques à l’époque classique, Hachette Littérature, 2001

MATYSZAK, Philip, Une Année en Grèce antique, First Éditions, 2022, Paris