Mojunsha et Sous les ailes du Dieu Corbeau, romans de Sara Pintado

De la fantasy orientale ? C’est avec Sara Pintado !

Cette semaine, j’ai le grand plaisir de vous présenter une autrice dont la plume va vous faire voyager au-delà de tout ce que vous avez déjà pu lire, j’en suis sûre ! Sara Pintado a écrit Mojunsha, Panthère-des-Ténèbres,  le premier tome d’une série de fantasy, ainsi que Sous les Ailes du Dieu Corbeau, à destination d’un public YA. Ces romans s’inspirent des mythologies indienne, perse, hébraïque : autant dire qu’ils emmènent ses lecteurs bien loin des sentiers battus ! Et Sara sait de quoi elle parle, comme vous allez vous en rendre compte. Merci à elle d’avoir bien voulu répondre à mes questions !

Sara Pintado

 

Au cœur des cultures orientales avec Sara Pintado

 

Marie – Sara, tu as publié deux romans chez Noir d’Absinthe, qui plongent le lecteur dans un univers exotique très particulier. Selon moi, on n’en trouve pas deux comme celui-ci dans la littérature actuelle ! Les décors, les traditions, la religiosité, la société me donnent l’impression d’influences orientales fortes et diverses : indiennes ? hébraïques ? D’autres encore, peut-être ? Peux-tu m’en dire un peu plus sur ces influences ?

Sara – En effet, cet univers regroupe différents pays, inspirés par des civilisations différentes. Dans le tome 1 de Mojunsha, nous découvrons le Royaume Mojun, qui est inspiré de l’Inde en ce qui concerne l’ambiance, les décors, quelques éléments culturels : l’existence d’un système de castes, de nombreux Temples (dédiés à différents Avatars du Grand Dieu)… Je me suis aussi inspirée de l’Inde pour la flore du pays, les costumes, les paysages. Le Royaume de Chaljuse, que l’on voit dans Sous les ailes du dieu corbeau, est surtout inspiré de la Perse achéménide (les Achéménides ayant régné sur l’Empire perse depuis l’époque de Cyrus, au 6e siècle avant notre ère, jusqu’à Darius III, vaincu par Alexandre le Grand et mort en 330 avant notre ère). Bien sûr, dans les deux romans j’ai aussi ajouté, retiré ou modifié de nombreux éléments, ainsi beaucoup de choses ne font pas partie ni de l’Inde, ni de la Perse achéménide… Par exemple, dans Mojunsha : les Avatars ne correspondent pas aux divinités du panthéon hindou, et je n’ai pas reproduit toute la complexité de la mythologie hindoue (car, même si le Royaume Mojun s’inspire de l’Inde, je tenais à ce qu’il en reste bien distinct). En ce qui concerne la Perse achéménide : le Grand Roi aurait eu tout un réseau de fonctionnaires, « les yeux et les oreilles du roi », pour l’informer de tout ce qui se passait dans le royaume… Je me suis inspirée de cette fonction pour le rôle d’espionnage des corbeaux dans Sous les ailes du dieu corbeau. (D’ailleurs, je précise que les corbeaux n’avaient pas, à ma connaissance, une importance particulière dans la perse achéménide… C’est un élément que j’ai choisi d’ajouter dans mon univers). J’ai aussi pris de grandes libertés avec le contenu des Mystères. Un autre aspect de l’Empire achéménide que j’ai choisi de laisser de côté est le fait que la Cour était « nomade », le Grand Roi et sa Cour passant différentes périodes de l’année dans différentes villes. Dans mon univers, j’ai choisi de laisser la résidence royale fixe, à Chaljuse.

Décor du palais de Khorsabad
Les personnages de Sous les Ailes du Dieu Corbeau évoluent peut-être dans un décor de ce type... Décor du palais de Khorsabad - Musée du Louvre - Grand Palais / Angèle Dequier

Des influences hébraïques sont aussi présentes dans mes deux romans, plus ténues toutefois dans Mojunsha (même si le lecteur averti reconnaîtra peut-être quelques versets bibliques déguisés dans le roman, et aussi quelques éléments théologiques inspirés de la littérature rabbinique). Dans Sous les ailes du dieu Corbeau, le concept d’Ecorce est inspiré de la kabbale, là aussi « arrangé » pour les besoins du roman. Dans la kabbale, le concept d’Ecorce est d’ailleurs lié à celui de l’ « Autre Côté » (Sitra Ahra en araméen). Dans mon univers, j’ai choisi de faire de l’Ecorce du peuple Chantant l’équivalent de l’Autre Côté des Chaljusiens, concepts qui correspondent d’ailleurs à l’Avatar Panthère-des-ténèbres chez les Mojun.

La plupart des Noms de pouvoir, dans Sous les ailes du dieu corbeau, ont été construits partiellement sur des mots hébreux ou araméens.

Toutefois, les influences hébraïques seront les plus fortes chez le peuple Chantant de la terre des Chênes Millénaires, dont nous avons déjà entendu parler dans Sous les ailes du dieu corbeau à travers le personnage d’Ijpurna. (Ce pays est aussi mentionné une ou deux fois « en passant » dans Mojunsha). Mais nous devrions découvrir la terre des Chênes Millénaires de beaucoup plus près dans des romans à venir !

Mojunsha, un roman inspiré de la mythologie indienne

 

Marie – Cette réponse me donne encore plus envie de découvrir tes autres romans ! Mais, dis-moi, tous ces détails ont dû te demander énormément de recherches. Ou bien étais-tu déjà passionnée par l’Histoire de ces différentes civilisations ? Comment s’est construit ton univers exactement ? Cette réponse m’intéresse d’autant plus que je me retrouve un peu dans tes propos en tant qu’autrice : j’emprunte beaucoup, çà et là, aux cultures de notre monde en arrangeant ensuite ces éléments pour qu’ils s’intègrent harmonieusement à la trame de mon univers. Je suis donc très intéressée par ton processus de création de monde.

Sara – Effectivement, comme toi j’ai toujours beaucoup aimé l’Histoire, en particulier celle des civilisations antiques ou médiévales – enfant, je me suis longtemps intéressée à l’Égypte antique, à l’histoire de France au Moyen-Age, à l’Espagne médiévale…

Quant à mon intérêt plus particulier pour la Perse achéménide, il s’est révélé en 2015, après une visite au musée du Louvre. A partir de là, j’ai commencé à faire des recherches… Parmi mes principales ressources, je citerai L’Histoire de l’Empire Perse de Pierre Briant, qui est très complet, et la Revue de Téhéran, disponible en ligne, dont certains articles évoquent la période achéménide.

Pour l’Inde, mes recherches ont été plus diffuses, j’ai été inspirée par des romans (par exemple Taj de Timeri N. Murari), par des visites au musée, des photos, divers articles sur la faune et la flore, sur l’habillement, la mythologie…

Taj Mahal
Le roman Taj de Timeri N. Murari met en scène une histoire d'amour... sur fond de construction du superbe Taj Mahal, en Inde.

En ce qui concerne les références hébraïques, je baigne tous les jours dans les textes de la Torah, du Talmud et autres ouvrages de littérature rabbinique… donc ces influences-là se sont naturellement mêlées à mon processus d’écriture.

Je fais mes recherches en parallèle de l’écriture, et corrige ou introduit des éléments au fil des différentes versions de l’histoire. Ceci dit, comme tu le soulignes, quand je construis un univers, la place de l’imagination est tout aussi importante que celle des éléments empruntés… l’équilibre entre les différents éléments (imaginés et empruntés) se met en place en cours d’écriture. Entre deux phases d’écriture, je fais relativement peu de travail préparatoire – j’y consacre entre une et trois semaines -, et souvent je continue le travail « de recherche de fond » pendant l’écriture. Dans mes tapuscrits, je mets régulièrement en commentaire marginal les liens vers les articles qui m’ont été utiles pour développer un point particulier, ou les références des passages de livres que j’ai consultés, afin de pouvoir les retrouver facilement. Il peut m’arriver de faire des cartes et des topos quand c’est nécessaire, mais finalement assez peu : les topos (sur un système de magie, les personnages et leurs relations entre eux, etc.) m’aident à approfondir ma réflexion sur certains points, mais ne restent pas figés : les éléments qu’ils évoquent finissent souvent par se modifier lors de l’écriture.

Mon univers a donc tendance à évoluer et à se développer au fil du temps: depuis février 2015, où j’ai commencé à créer l’univers de Mojunsha et de Sous les ailes du dieu corbeau, il a beaucoup changé, de même que les personnages.

Des personnages de romans en lutte contre le monde… et eux-mêmes

 

Marie – Justement, parlons un peu de tes personnages. Il y en a beaucoup, surtout dans le tome 1 de Mojunsha, qui est un vaste roman choral. Ils luttent contre l’adversité, dont, souvent, une bonne part d’intolérance quant à leur nature (par exemple, Ijpurna dans Sous les ailes du Dieu Corbeau) ou contre eux-mêmes lorsqu’ils sont dominés par un esprit de haine et de vengeance (comme Japsaro dans Mojunsha). Où trouves-tu l’inspiration pour ces beaux portraits ?

Sara – En ce qui concerne mes personnages, il est vrai que j’ai tendance à en mettre beaucoup et à multiplier les points de vue, car j’apprécie le fait d’explorer différentes perspectives sur l’intrigue. En général, mes personnages « s’imposent » à moi avec leur personnalité, leurs aspirations et leur histoire, sans que je puisse y faire grand-chose… même s’il leur est arrivé de garder longtemps certains secrets, m’imposant parfois de réécrire certaines parties de l’histoire.

Toutefois, j’ai remarqué que mes personnages sont souvent influencés par « l’ambiance » dans laquelle j’évolue, les thématiques auxquelles j’ai été confrontées soit parce qu’elles ont suscité mon intérêt, soit parce qu’elles concernent/ont concerné des personnes de mon entourage, soit parce qu’elles font partie de mon vécu. Autrement dit, mes personnages sont influencés par la façon dont je perçois et expérimente le monde (avec des modifications bien sûr, puisque toutes ces problématiques se retrouvent transposées dans un monde imaginaire et subissent l’effet de ce prisme).

Pour en revenir aux deux thèmes que tu évoques : l’intolérance à laquelle Ijpurna est confronté est malheureusement un problème qui touche, à des degrés divers, beaucoup de monde : j’ai eu à y faire face, et de nombreuses personnes de mon entourage ou que j’ai rencontrées par le passé ont dû également l’affronter : que ce soit un rejet lié aux origines, au milieu social, à l’orientation sexuelle ou à l’identité de genre, à des choix de vie ou de style, à des caractéristiques physiques ou à d’autres spécificités (dans le fonctionnement émotionnel et intellectuel par exemple…). L’intolérance parfois exercée par un groupe envers un individu qui diffère de la norme définie par le groupe, entrave encore de nombreuses personnes dans leur épanouissement; ce thème me tient donc particulièrement à cœur.

La lutte contre ses démons intérieurs est aussi une thématique qui m’a toujours intéressée. Nous avons tous, un jour ou l’autre, été confrontés à des sentiments négatifs à essayer de comprendre et/ou surmonter – ou au contraire, qui nous ont entraînés sur la mauvaise pente. Par exemple, Japsaro reste « prisonnier » de son désir de vengeance et de ses sentiments de haine, qu’il entretient (et justifie) tout au long de sa vie. Parfois, ces sentiments dépassent notre individualité et notre expérience personnelle : ils peuvent refléter des traumatismes ou des sentiments de haine/méfiance/rancune qui se transmettent d’une génération à l’autre. C’est le cas de Japsaro : la haine qu’il éprouve à un niveau individuel s’est « amalgamée » avec celle que ses ancêtres ont nourri, pendant des siècles, contre la caste dirigeante. Son désir de vengeance personnel a donc été renforcé par celui hérité de ses ancêtres, qu’il avait « appris » dès l’enfance.

Littérature : les muses de Sara Pintado

 

Marie – Comme je comprends ton attachement à ces thématiques ! Merci beaucoup de cette réponse. 🙂
Je vois que, en tant qu’écrivaine, tu es est influencée par tes études, tes thématiques de recherches, les arts que tu aimes, ton vécu et celui de ton entourage… Certains auteurs et autrices t’ont-ils également marquée et ont-ils orienté ta plume ?

Sara – La réponse à cette question pourrait être très longue, donc je vais tâcher de mentionner les œuvres qui ont été vraiment les plus marquantes dans mon parcours… Mais ce n’est pas facile… Voici toutefois une petite sélection, par périodes de vie :

Dans l’enfance, l’ouvrage qui a eu l’influence la plus déterminante dans mon goût pour la fantasy est la trilogie du Seigneur des Anneaux de J.R.R Tolkien, qui m’avait émerveillée à neuf ans. (beaucoup de mes écrits entre neuf et douze ans ont été très influencés par le Seigneur des Anneaux).

le Seigneur des Anneaux de Tolkien

Vers onze ans, un roman historique qui m’avait particulièrement touchée était Mémoires Ecarlates d’Antonio Gala (sur le dernier souverain de la dynastie Nasride de Grenade, à la fin de la reconquista espagnole : cette période historique m’intéressait tout particulièrement à l’époque). A douze ans, j’ai découvert 1984 de George Orwell, que j’ai énormément apprécié et qui m’a aussi beaucoup influencée… J’ai eu une période, entre 12 et 14 ans, où j’écrivais plus d’anticipation que de fantasy.

Je pense que d’une manière ou d’une autre, ces ouvrages qui ont marqué mes années d’école et de collège ont aussi eu une influence sur mes choix d’écriture (en passant, je mentionnerai aussi la série des Rougon-Macquart d’Emile Zola, dont les vingt tomes m’ont accompagnée entre la cinquième et la seconde… mais il me faudrait les relire un jour).

Ensuite, pendant mes années de lycée et d’études de médecine, j’étais tellement accaparée par mes études que je lisais beaucoup moins de littérature (à partir de la première, j’étais en série S et donc essentiellement plongée dans les sciences… Le souvenir littéraire le plus marquant que je garde de cette période « creuse » en matière de lecture est La Seconde Chance, de Virgil Gheorghiu, un roman très sombre sur l’histoire du vingtième siècle, dont je garde encore un souvenir fort.)

C’est après avoir quitté les études de médecine, à 20 ans, que j’ai réussi à renouer pleinement avec la lecture. Le premier roman que j’ai dévoré alors a été Belle du Seigneur, d’Albert Cohen : même si les personnages m’agaçaient parfois, j’aimais suivre leur histoire, et surtout j’appréciais beaucoup le regard critique que l’auteur portait sur le monde, qui transparaissait très finement à travers l’intrigue.

Belle du Seigneur d'Albert Cohen

Parmi les auteurs que j’ai découverts par la suite et dont les livres m’ont particulièrement marquée, je citerai Alain Damasio (en particulier avec La Horde du Contrevent, même si j’ai aussi beaucoup apprécié La Zone du Dehors et Les Furtifs : les livres d’Alain Damasio poussent toujours à la réflexion, à s’interroger sur le monde, sur nos idées préconçues, nos façons de vivre… et l’explosion de liberté et de vitalité de ces livres m’a beaucoup marquée). J’ai aussi été très marquée par de grandes fresques de fantasy: en particulier les ouvrages de Robin Hobb (L’Assassin Royal, Les Aventuriers de la Mer et Les Cités des Anciens… Il me manque Le Soldat Chamane à lire, qui est dans ma Pile à Lire) et la saga du Trône de Fer de Martin.

Les romans d’Aurélie Wellenstein font aussi partie des ouvrages de fantasy qui m’ont le plus marquée (jusqu’à présent, j’ai lu de cette autrice : Le Dieu oiseau, Mers Mortes, Le Roi des Fauves et Les Loups Chantants. (Il m’en manque quelques-uns que j’espère lire prochainement). J’apprécie beaucoup le rythme des histoires d’Aurélie, les messages portés par ses romans, ses personnages nuancés, voire ambigus.)

Le Dieu Oiseau d'Aurélie Wellenstein

J’ai aussi été beaucoup marquée par Valadonne (que tu connais bien ^^) dont j’ai particulièrement apprécié la profondeur, dans la psychologie des personnages et dans les thématiques abordées.

Je serais bien incapable de dire dans quelle mesure ces ouvrages – et tous ceux que je ne cite pas ici – ont influencé et influencent encore ma façon d’écrire. Toujours est-il que ces lectures ont participé (et continuent à participer) à la construction de mon imaginaire et de mon univers littéraire.

Marie – Merci Sara ! Je suis très émue que tu cites Valadonne (et je précise que ce n’était pas une perche tendue !).

Nous avons énormément de lectures en commun. J’ai lu moi aussi Belle du Seigneur il y a peu de temps et je partage complètement ton ressenti. J’ajouterai que l’absence de ponctuation dans les rêveries du personnage féminin, Ariane, sur de nombreuses pages, mérite à elle seule une visite dans ce roman, car c’est un véritable tour de force !

Je te confirme que Le Soldat Chamane est une merveille. C’est même la série de Robin Hobb que j’ai préférée. Tu constateras que les thématiques d’exclusion qui te sont chères y sont traitées tout en finesse. 🙂

Quant aux Rougon-Macquart, que dire, si ce n’est que cette série m’a en grande partie donné l’envie de créer un univers dans lequel je me baladerai de personnages en personnages… Je suppose que ce n’est pas pour rien que tu as toi aussi cédé à l’appel d’un monde qui se décline de roman en roman au travers de ses héros. 🙂

D’ailleurs, envisages-tu de sortir de cet univers dans d’autres romans ? J’ai entendu parler d’un projet qui m’a mis l’eau à la bouche…

Sara – Oui, je suis d’accord en ce qui concerne la ponctuation dans Belle du Seigneur, qui donne un rythme très particulier au roman qui contribue aussi, je trouve, à l’immersion dans l’atmosphère du roman et dans les ressentis d’Ariane.

Ce que tu dis du Soldat Chamane me donne encore plus envie de le lire assez vite… L’intégrale 1 devrait faire partie de mes lectures du mois de la fantasy (si j’arrive à lire toute ma PAL pour ce challenge lors du mois de mai, sinon je le découvrirai en juin).

Quant aux Rougon-Macquart, il est vrai que j’avais été assez impressionnée par la richesse de cette fresque, qui se penche de près sur les différents membres d’une même famille, leurs différentes trajectoires, leur caractère… Il est fort probable que les Rougon-Macquart aient en partie influencé mon goût pour l’écriture de destinées familiales.

En effet, j’ai commencé récemment un projet qui sortira de l’univers de Mojunsha et de Sous les ailes du dieu corbeau. Je continue bien sûr, en parallèle, d’écrire le deuxième tome de Sous les ailes du dieu corbeau que je suis en train de remanier en profondeur, et lorsque Sous les ailes du dieu corbeau sera terminé (certainement à la fin de son troisième tome), je reprendrai la saga des Mojunsha, ainsi que les autres livres dans le même univers que j’ai en tête. Mais en parallèle (et aussi pour fêter la fin de mes études rabbiniques) j’avais envie d’écrire un ouvrage qui se trouve « au carrefour » de mes vies d’autrice de l’imaginaire et d’étudiante des textes sacrés du judaïsme. J’ai donc pour projet d’écrire un roman centré sur plusieurs personnages bibliques, inspiré des commentaires rabbiniques traditionnels, qui présenterait ma façon d’interpréter certains personnages et thèmes de la Bible ainsi que les textes rabbiniques qui les évoquent. Je souhaiterais aussi donner une forme poétique à cet ouvrage (ou – qui sait ? – à cette série d’ouvrages…), qui correspondra mieux, je pense, à sa teneur. Il s’agira toutefois d’un projet de longue haleine qui me demandera de ré-étudier de nombreux textes et d’en découvrir d’autres, puis d’en donner une interprétation sous forme romancée et poétique. Au fil de l’écriture, je mentionnerai aussi les sources dont je me suis inspirée, afin que le lecteur curieux de les (re)découvrir puisse le faire. J’ai déjà commencé avec les personnages d’Isaac et Rébecca, que nous rencontrons dans le livre de la Genèse… Je ne sais pas encore exactement où ce projet me mènera, mais il devrait bien m’occuper, en parallèle de Sous les ailes du dieu corbeau et de Mojunsha, dans les années qui viennent…

Des textes sacrés à l’imaginaire…

 

Marie – Ce projet me donne terriblement envie, je crois que tu t’en doutes ! J’ai fait quelques recherches à l’instant sur Rébecca et Isaac et j’ai hâte de voir la façon dont tu vas nous offrir à lire ces personnages (d’autant plus qu’il s’agit d’un couple et tu sais combien j’aime les histoires d’amour !).

Cela m’amène tout naturellement à te demander comment tu fais cohabiter ces deux vies dont tu parles, qui correspondent sans doute à deux passions : l’imaginaire d’une part, les textes sacrés d’autre part. Que t’apportent l’un et l’autre ? Vivent-ils en harmonie en toi, se nourrissent-ils, s’opposent-ils parfois ?

Sara – En effet, il s’agit de deux passions qui ont cohabité tôt chez moi – dès l’enfance, j’aimais me plonger dans la Torah, mais aussi dans les romans, et créer mes propres univers. J’ai toujours trouvé les textes sacrés fascinants car ils poussent à s’interroger, du fait de leurs silences, ou d’éléments qui paraissent surprenants, étranges, voire contre-intuitifs ou même choquants, ce qui suscite la réflexion. (Je me rappelle, enfant, les questions que je me posais face au premier chapitre de la Genèse et à l’histoire de la création: les 7 « jours » de la création devaient sans doute correspondre à 7 étapes différentes, et non à 7 « jours » tels que nous les définissons; plus tard, j’ai découvert des textes rabbiniques (notamment dans le Talmud, dans le dernier chapitre du traité Sanhedrin) où nous lisons qu’un « jour » pour l’Eternel correspond à mille années – même encore, l’échelle de temps de la « création » (que je conçois plutôt comme un processus évolutif, qui reste en mouvement) reste bien trop courte face aux données de la science, mais cette interprétation – basée sur un verset des Psaumes – ouvre tout de même la porte à une lecture symbolique, non-littérale, du texte. Il en va de même pour la création de la lumière le premier jour, alors que les astres ont été créés au quatrième jour seulement… cela impliquait que la lumière du premier jour n’était pas de la même nature que la lumière que nous voyons, mais à un autre type de lumière. Je me rappelle aussi les heures passées à lire et à relire le Lévitique, qui présentait un rituel sacrificiel dont le sens m’était complètement opaque et que je tentais en vain d’essayer de comprendre. Plus tard, pour ce texte aussi, j’ai découvert plusieurs interprétations et différentes approches). En bref, l’étude des textes sacrés oblige à s’interroger sur le monde, à la recherche d’une multiplicité des sens, des symboles et des approches de ce qui nous entoure. Elle oblige aussi à tâcher de voir au-delà des apparences ou, lorsque c’est impossible, à accepter nos limites, à admettre que nous ne pouvons détenir toute la vérité sur une question et qu’une partie nous restera inaccessible. La diversité des regards possibles sur un même texte conduit aussi à reconnaître que notre vision du monde n’est pas la seule possible, et que plusieurs façons d’aborder les choses, même lorsqu’elles paraissent contradictoires, sont possibles et devraient pouvoir coexister et entrer en dialogue. Ces textes apportent aussi une dimension transcendante à l’existence qui peut aider à surmonter les situations de crise et/ou à trouver du sens à nos actes et à nos choix.

Sara Pintado en dédicaces avec son roman Sous les ailes du Dieu Corbeau

L’imaginaire m’aide à prendre de la distance par rapport à la réalité. Il m’aide à la surmonter (ou à la supporter…) lorsqu’elle devient trop douloureuse, trop pénible, en offrant un « lieu » où me ressourcer, et où aborder les choses différemment, à travers des personnages d’encre et de papier. A travers l’imaginaire, je parviens à explorer des problématiques qu’il me serait très difficile d’exprimer autrement. Je pense notamment au thème de l’exclusion, évoqué plus haut; ou encore à celui de la « charge » de la mémoire familiale (voire « nationale ») qu’un individu doit porter (thème que j’aborde dans Mojunsha à travers le personnage de Japsaro, mais aussi, différemment, par l’intermédiaire de Neyro et dans les tomes ultérieurs, à travers Daranjo. Ce thème apparaît aussi en lien avec Ijpurna dans Sous les ailes du dieu corbeau). Le thème de la dépendance/de l’addiction, aussi, avec Neyro (et plus tard avec Ijpurna, quand il se retrouvera dans Mojunsha…); les problématiques de genre abordées dans Sous les ailes du dieu corbeau, sont tous des thèmes sensibles pour moi, que je parviens à exprimer bien plus facilement et librement à travers l’imaginaire que dans la réalité de tous les jours. Je réalise aussi que j’ai besoin de l’imaginaire pour vivre pleinement, et de façon équilibrée ; lorsqu’il m’arrivait de « négliger » l’écriture pour passer plus de temps dans les études ou d’autres activités « concrètes », je me retrouvais rapidement sans énergie, avec une impression de vide, de ne plus être entièrement moi-même : comme si je perdais une part de moi-même lorsque je ne m’autorisais pas à écrire.

Ce qui me permet d’enchaîner avec la réponse à la dernière partie de ta question : en général, mon étude des textes sacrés et mes évasions dans les mondes imaginaires coexistent très bien en moi et se complètent. Les deux participent, d’une manière différente, à ma façon de concevoir et d’approcher le monde. Les deux sont aussi essentiels pour moi. Toutefois, il est vrai que faire coexister les deux n’est pas toujours facile, car ces deux domaines demandent de la disponibilité d’esprit et du temps : arriver à trouver un équilibre n’a pas été évident. Une étape essentielle a été la reconnaissance du rôle de l’écriture pour moi, que j’ai parfois été tentée de nier pour consacrer « plus de temps aux choses importantes », jusqu’à ce que je réalise que l’écriture m’était indispensable pour garder le plaisir et l’envie de faire aussi tout le reste.

Marie – Merci beaucoup pour cette réponse. 🙂 J’aime beaucoup la façon dont tu parles des textes sacrés et de ce qu’il t’apporte : une recherche de compréhension du monde, d’ouverture, de tolérance. De plus, je suis comme toi dans mon rapport à l’écriture, me semble-t-il, car je le considère aussi comme un exutoire pour des éléments difficiles à porter de la vie — en plus d’être une source d’accomplissement en tant qu’individu, ce qui va probablement ensemble. Et, tout comme toi, quand je n’ai plus le temps d’écrire, je crois que cela joue sur mon bien-être global.

Un dernier petit mot pour la route, sur ton actualité, tes projets et tout ce que tu souhaites ajouter ?

Sara – D’abord un grand merci à toi pour avoir mené cet échange, pour tes questions et ton intérêt sur mes projets.
J’espère être présente en salons dès qu’il reprendront ; en attendant, la maison d’édition Noir d’Absinthe est en train de concocter un évènement en ligne pour fin juin, où plusieurs auteurices de la maison seront présents – et auquel je participerai peut-être, si mon emploi du temps me le permet. Et bien sûr, je continue l’écriture des projets dont nous avons parlé dans l’interview (en ce moment, essentiellement le tome 2 de Sous les ailes du dieu corbeau et le tout début du projet biblique évoqué dans l’une des dernières questions).


Bon courage et bonne chance à toi aussi pour tes projets d’écriture !

Marie – Merci Sara ! Je souhaite que les ailes du Dieu Corbeau, Panthère-des-Ténèbres, Éléphant-de-Lumière… te portent encore très loin dans ta vie d’autrice !

Pour découvrir plus l’univers chatoyant et merveilleux de Sara, je vous invite à lire Mojunsha, un roman inspiré de la mythologie indienne, ainsi que Sous les Ailes du Dieu Corbeau, plus young adult, qui se place dans le même monde. Dites m’en des nouvelles ! 

Mojunsha, roman inspiré de la mythologie indienne

À PROPOS DE L'AUTEURE

Je suis Marie, passionnée d'antiquité et de mythologie grecque depuis l'enfance. J'ai acquis un gros bagage dans ce domaine grâce à mes lectures, innombrables, sur le sujet : ma bibliothèque compte plusieurs centaines d'ouvrages, sources antiques et essais historiques traitant de nombreux aspects de ces périodes anciennes.

Je suis également diplômée d'histoire ancienne et médiévale (Maîtrise, Paris IV Sorbonne). J'ai notamment travaillé sur l'antiquité tardive, le Bas Empire romain et la romanisation des peuples germaniques.

Je suis l'auteure de plusieurs romans et nouvelles, dont Atalante, qui réinterprètent et revisitent la mythologie grecque et l'antiquité.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *