Sémonide d’Amorgos, voilà un poète grec qui sait parler des femmes ! Vous allez vous en rendre compte avec l’un de ses textes les plus fameux : une ïambe des femmes qui compare la gent féminine à tout un florilège d’animaux dans ce qu’ils ont de plus charmant.
Apprécions ensemble ce joli morceau de misogynie antique !
La ïambe des femmes : qu’est-ce que c’est ?
Sémonide a écrit sa ïambe des femmes vers le milieu du VIIe siècle avant J.-C. Nous connaissons son texte grâce à Jean Stobée, un compilateur qui a vécu quasiment un millénaire plus tard, au Ve siècle de notre ère.
Jean Stobée a recopié le poème dans son chapitre « Sur le mariage », section « Blâme des femmes » (IV, 22). Tout un programme !
Ce texte est le premier de la littérature occidentale qui prend la femme pour unique sujet. C’est aussi le plus virulent de tous. Il commence ainsi :
« À l’origine, la divinité créa l’esprit sans tenir compte de la femme. »
Le ton est donné. Les femmes sont des êtres inférieurs, privés d’esprit, qui échappent au genre humain. C’est une autre espèce (ou une autre race, celle des femmes, donc).
Dans sa ïambe des femmes, Sémonide les étudie comme on le fait dans une perspective zoologique. En fonction de leurs tares, les femmes sont affiliées à un animal-blason qui les incarne.
Développons la liste des animaux-blasons identifiés par Sémonide.
Les animaux-blasons des différentes espèces de femmes
La femme-truie
Elle cumule les tares :
- elle est vorace, autant de sexe que de nourriture ;
- elle ne prend jamais de bain ;
- elle est méchante, « dure et odieuse envers tous, amis ou ennemis ».
La femme-chienne
Aussi méchante que la femme-truie ! Et aussi débauchée qu’elle : sa sexualité effrénée est impossible à suivre pour un seul homme.
(Précisons quand même que la voracité des femmes de la Grèce antique en ce domaine n’est pas tout à fait leur faute : c’est celle de leur zôon, leur utérus, qui est lui-même un petit animal tyrannique.)
La femme-chienne « veut tout entendre et tout savoir, jetant des regards avides en tous lieux ». Elle est curieuse et envieuse, et donc éternellement insatisfaite. Non seulement elle écoute tout, mais elle parle à tort et à travers, même en présence de personnes extérieures au foyer : « il n’y a rien à faire pour l’empêcher d’aboyer », nous dit Sémonide d’Amorgos.

La femme-belette
Faut-il rappeler son indicible puanteur ? Comme la truie, la belette modélise la saleté des femmes. Cette « pauvre et misérable créature » est particulièrement abjecte, car elle dévore la viande crue, ce qui n’a rien de civilisé. On a vu dans le culte à Dionysos que l’acte de manger cru pouvait être perçu comme une spécificité féminine.
En plus, elle est lubrique au point d’en rendre malade son partenaire !
L’ânesse grise
Une incroyable paresseuse. Il faut la frapper pour la faire travailler, car elle ne « consent à tout faire qu’à contrecœur ». Pour autant, c’est une sacrée vorace, qui mange tout même quand on essaie de la corriger par la violence. Finalement, elle préfère voler pour se satisfaire plutôt que mettre la main à la pâte.
Vorace aussi sexuellement, l’ânesse « accepte pour l’amour n’importe quel compagnon ».
La femme-terre
Elle est complètement idiote. Par exemple, elle « ne se rend pas compte du froid et ne sait pas approcher son siège du feu » pour se réchauffer. Ce défaut la rend également incapable de différencier le bien du mal.
Par contre, pour manger et profiter du bien du mari, elle sait y faire : elle « mange nuit et jour au fond de la demeure, et mange au foyer », c’est-à-dire même dans la partie de la maison réservée aux invités.
La femme-mer
Elle aussi, elle n’est pas bien futée… mais dan un style hystérique. Elle est « insupportable à voir et à fréquenter,… si folle qu’on ne peut l’approcher ». Et méchante avec ça !
La femme-guenon
Pour commencer, elle n’a aucune conscience de son aspect. Comment peut-on être aussi stupide et négligée ? En plus, elle est malveillante : elle « se demande toute la journée comment elle peut faire tout le mal possible ». D’ailleurs, face à son mari, elle « trouve [toujours] quelque chose à lui reprocher et s’arme pour le combat ».

La femme-renard
Elle ne sait pas distinguer le bien du mal, affirme Sémonide d’Amorgos. Elle est donc incapable de vertu.
La cavale à la longue crinière
La « fière cavale à la longue crinière » est belle, certes. Mais elle tellement préoccupée de son corps que cela engendre de multiples défauts dans son caractère. Ainsi, elle joue de son corps pour emprisonner son mari et en faire ce qu’elle veut.
Bien sûr, elle est paresseuse. Elle arrive toujours à faire travailler les autres à sa place.
Enfin, elle est sale. Elle ne se préoccupe même pas de jeter les ordures au-dehors !
La détresse des époux grecs dans l’antiquité
Paresse, goinfrerie, intempérance… « Celui qui vit avec une femme… ne chassera pas de sitôt de chez lui la Famine, compagne odieuse, terrible divinité ».
La victime mise en exergue par ce florilège animalier, c’est l’époux. Il est vraiment malheureux. Hélas pour lui, ce malheur est à la fois privé et public : bavarde et impudique, l’épouse arrive forcément à montrer à tous l’infortune de son mari. Il peut bien se taire et rester « coi », ses voisins savent tout et « aiment à le voir se fourvoyer ».
Le pire pour l’homme grec marié, c’est l’impact de sa femme sur l’hospitalité qu’il souhaite offrir à ses hôtes. « Là où se trouve une femme, on ne peut même pas réserver bon accueil à l’hôte qui se présente ».
Ce n’est pas très étonnant. L’hospitalité est un processus réflexif, élaboré dans le cadre de la cité. Or, la femme est bestiale, incivilisée et finalement incivile. Comment pourrait-elle y comprendre quoi que ce soit ?
D’où la conclusion de Sémonide : « C’est là le plus grand mal que Zeus a créé, les femmes… ».
Un contre-exemple de femme parfaite dans la Grèce antique : l’abeille ?
La femme-abeille seule mérite l’attention.
« Bienheureux celui qui l’a reçue, car seule elle échappe au blâme ; sa fortune prospère et grandit grâce à elle et elle vieillit aux côtés de son mari qui l’aime et qu’elle aime, après lui avoir donné une belle et louable descendance ; elle se distingue parmi toutes les femmes et une grâce divine l’entoure… Ce genre de femmes est le meilleur et le plus avisé dont Zeus ait fait don aux hommes. »
Contrairement à toutes les autres, explique Sémonide d’Amorgos, elle n’est pas dépendante des « travaux d’Aphrodite » (donc de sexe). « Il ne lui plaît pas de rester assise en compagnie des femmes quand elles parlent d’amour ».
L’image idéale de la femme-abeille permet de penser l’oïkos (la maison) comme une ruche. On a ainsi une formidable armée de travailleuses (les esclaves) dirigées et inspirées par une reine avisée (l’épouse). Celle-ci gère correctement les richesses et, comme elle n’a pas l’appétit insatiable des autres modèles d’épouses, elle contribue à la prospérité de la maison de son époux.
(Je vous en dis plus ici sur cette place idéale théorique de la femme grecque dans l’antiquité.)
De plus, la femme-abeille possède ce qu’on appelle la charis. C’est un don divin qui la rend aimable et lui permet d’attirer les regards.
« L’union d’un homme et d’une femme… ne peut que conduire à l’amour, ne serait-ce que par la « grâce » (charis) qui l’accompagne. La « grâce », […] c’est ce mot dont se servaient les anciens pour décrire le consentement de la femme au désir amoureux de l’homme ; ce sentiment divin et sacré qui précède l’union totale. Ainsi Pindare dit qu’Héra conçut Héphaïstos « sans amour et sans grâce » ». (Plutarque, Dialogue sur l’amour)
Tout cela est merveilleux, mais la femme-abeille est moins appréciée pour elle-même que pour ce qu’elle apporte : enfants, travail et sollicitude.

Les Grecs anciens : des affreux misogynes ?
On peut supposer que le poète puise dans un savoir partagé qui va de soi à son époque. En gros, dans des clichés du moment qui sont suffisamment acceptés par la société pour qu’il puisse les décrire et faire partager son savoir.
Toutefois, son propos vise aussi l’amusement. Je pense donc qu’il faut l’aborder avec nuances. Oui, la société grecque de l’époque est sans aucun doute misogyne. Mais les portraits de femmes que dresse Sémonide montre aussi, finalement, qu’il existe des femmes, et pas mal de femmes, qui ne rentrent pas dans le moule idéal conceptualisé par le poète (et qui correspond sans aucun doute à un idéal partagé par les hommes). Que ces femmes ont des façons d’être qui leur sont propres. Elles ne se taisent pas toujours (la femme-chienne). Elles ne sont pas toujours victimes : parfois elles retournent ou détournent le système de domination (la cavale). Elles aiment le plaisir charnel. Finalement, c’est presque le modèle de la femme-abeille, loué par Sémonide, qui apparaît le plus triste pour nous !
Alors gardons-nous d’être radicalement pessimiste quant à ce texte épouvantablement machiste : il ne dit pas tout.
Un peu de Sémonide d’Amorgos sous ma plume
C’est un joli pied-de-nez de réutiliser les formules au vitriol de Sémonide quand on écrit des romans centrés sur des portraits de femme.
C’est ce que j’ai fait dans mon roman Atalante. Voyez plutôt !
La main de son père l’arrêta sur le seuil. D’un tenant, elle recouvrait toute l’épaule de la jeune fille.
« Ma païs, dit-il à voix plus basse, calmée, affectueuse. C’est que j’aimais trop ta mère, ma tendre Clyménè, pour la répudier de n’avoir su me donner d’héritier mâle. Je l’aurais dû, je le sais. Tout homme finit par aimer son alochos, et moi j’ai aimé la mienne plus qu’il ne l’aurait fallu, trop pour mon propre bien. Voilà tout ce que je te souhaite de connaître avec ton époux. »
Atalante ne répondit rien. Elle ne lui jeta pas au visage les ombres de toutes ces petites sœurs exposées après elle, jusqu’à la dernière, parce qu’elles n’avaient pas eu la grâce de naître dotées de l’attribut désiré, et le cœur déchiré de sa tendre alochos à voir périr grossesse après grossesse le fruit de son ventre. Le fils n’était jamais venu.
Elle siffla. Son père marmonna tandis qu’une chienne fuselée, à la robe beige, sortait des écuries qui jouxtaient la cour. Elle trottina vers elle, en louvoyant entre les barriques de vins, les jonchées de menthe et les grands sacs en toile de jute qui regorgeaient de fenouil et de graines de sésame. Sa queue allait et venait joyeusement, sa langue pendante se réjouissait dans la gueule grande ouverte. Elle s’approcha de sa maîtresse. Atalante lui caressa affectueusement la nuque.
« Une vraie femme-chienne, grommela Schœnée, sans cesse à aboyer, jamais contente, même lorsqu’on emploie tout à son bonheur, insociable et sauvage. Cigale, tu ne connais pas ta chance, toi dont la femelle a été dépourvue de voix par les dieux ! »
Atalante tourna les talons.
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Sources : BRULÉ, Pierre, Les Femmes grecques à l’époque classique, Hachette Littératures, 2001
À PROPOS DE L'AUTEURE
Je suis Marie, passionnée d'antiquité et de mythologie grecque depuis l'enfance. J'ai acquis un gros bagage dans ce domaine grâce à mes lectures, innombrables, sur le sujet : ma bibliothèque compte plusieurs centaines d'ouvrages, sources antiques et essais historiques traitant de nombreux aspects de ces périodes anciennes.
Je suis également diplômée d'histoire ancienne et médiévale (Maîtrise, Paris IV Sorbonne). J'ai notamment travaillé sur l'antiquité tardive, le Bas Empire romain et la romanisation des peuples germaniques.

Je suis l'auteure de plusieurs romans et nouvelles, dont Atalante, qui réinterprètent et revisitent la mythologie grecque et l'antiquité.