Cela fait plusieurs mois que je vous parle de l’héroïne grecque Atalante en long, en large et en travers. Personnage féminin emblématique de la mythologie, elle se prête bien à l’incarnation de l’héroïsme grec : elle tire à l’arc, elle part en quête, elle bat les hommes à la course… D’ailleurs, les auteurs la qualifient volontiers de virile !
Mais elle n’est pas la seule à avoir gagné sa place dans les récits anciens qui chantent les exploits des dieux et des humains. Faisons un focus sur d’autres héroïnes grecques !
Déjanire, aimée et délaissée d’Héraclès
Déjanire fait partie des femmes qui sont les compagnes d’un héros grec. Ici, pas des moindres : le demi-dieu Héraclès lui-même. Comme on va le voir, c’est une héroïne présentée de manière passive, qui « subit » la conquête de l’homme et ne retrouve le sens de l’initiative que lorsqu’il s’agit de lui nuire. Un topos littéraire !
Héraclès conquiert Déjanire en luttant contre le dieu-fleuve Achéloos qui voulait l’épouser. Ils ont un fils, Hyllos.
Un jour, sur les bords du fleuve Evénos, le centaure Nessos essaie de violer Déjanire.
Héraclès le tue mais, avant de mourir, Nessos donne à la jeune femme une fiole dans laquelle se trouve ce qu’il assure être un philtre d’amour. La créature a de la clairvoyance ! Plus tard, Déjanire constate que son héros de conjoint se détourne d’elle pour s’intéresser à une autre. Elle décide d’utiliser le « philtre ». Elle en imbibe une tunique qu’elle envoie à Héraclès. En réalité, il y avait entourloupe de la part du fourbe centaure. C’était un philtre non d’amour, mais de mort !
Eurydice, la nymphe aimée d’Orphée
Dans le même genre, une autre compagne de héros : Eurydice. Elle a beaucoup de points communs avec Déjanire.
C’est une nymphe passionnément aimée du poète Orphée. Peu après leur mariage, Eurydice subit le même tourment que Déjanire. Elle est harcelée par le berger Aristée qui veut la violer.
Alors qu’elle fuit cet homme, Eurydice se fait piquer par un serpent. Elle n’y survit pas. Alors va commencer la quête d’Orphée aux Enfers pour la récupérer.
Euridyce est le nœud de toute l’histoire, mais elle est quasiment invisible dans le récit. Tout comme Déjanire, et plus encore qu’elle, c’est un personnage passif. D’ailleurs, lorsqu’Orphée se trouve aux Enfers, on ne la voit pas. En effet, Perséphone, l’épouse d’Hadès, accepte de la lui rendre, mais il a l’interdiction d’essayer de la regarder tant qu’il n’aura pas quitté les Enfers. En fait, il doit prouver une forme de foi et croire qu’Eurydice le suit effectivement, alors qu’il ne la voit pas, ni le l’entend durant tout le voyage vers la sortie. La jeune femme est comme une ombre évanescente et silencieuse…
Orphée finit par céder à l’incrédulité et par se retourner pour vérifier qu’elle est bien là, alors même qu’il approche de la fin du chemin. Trahie par ce manque de confiance, Eurydice est à nouveau happée par la mort… et cette fois définitivement.
Melchior Ascaride a réalisé un petit roman graphique sur ce personnage, Eurydice déchaînée. J’ai trouvé à ce récit un côté très dark et rock’n’roll. Il rend à l’héroïne grecque toute sa capacité d’action et montre de manière assez hard l’aliénation des personnages féminins dans les mythes grecs.
Nous découvrirons d’autres portraits d’héroïnes grecques dans les prochains articles !
Atalante, une héroïne pas comme les autres ?
Personnage fabuleusement actif et amoureux de sa liberté, Atalante ne subit pas comme les autres héroïnes grecques… ou du moins pas sans broncher !
Je ne vais pas m’étendre trop sur ce personnage, car j’en ai abondamment parlé dans d’autres articles. Atalante est une héroïne chasseresse qui se distingue dans différents mythes auprès de héros grecs masculins. C’est un personnage tiraillé entre les sphères d’influence des déesses Artémis et Aphrodite. En ce qui me concerne, j’ai exploité le récit des pommes d’or et la course contre les prétendants, dont Hippomène, dans un petit roman que je publie intégralement en ligne sur ce blog.
Dans la scène qui suit, vous assisterez à la nuit de noces d’Atalante. Car, oui, l’héroïne connue pour sa virginité se marie bel et bien dans les récits grecs… Elle est même la mère d’un héros, Parthénopée
Bonne lecture !
Elle avait l’habitude des grandes fatigues physiques, des courbatures et des tensions du corps lorsqu’elle lui imposait trop d’épreuves, des coups de chaleur qui prélevaient leur écot sur la vivacité de l’esprit. Pourtant, Atalante ne s’était jamais sentie aussi épuisée de toute sa vie.
Ce n’était en rien la lassitude douce des retours de chasse. Cet engourdissement des muscles rompus par l’effort, qu’on savoure lorsqu’on les délasse dans le bain ou dans la tiédeur des draps, elle l’aimait comme une manifestation précieuse de sa liberté. C’était elle qui choisissait de s’imposer ces douleurs.
Là, elle ne ressentait rien d’autre qu’une fatigue asservissante. Elle se demanda si les bœufs et les agneaux qu’on envoyait à l’abattage ressentaient cela. Cette procession qui l’avait menée jusqu’à la chambre nuptiale, pleine des flamboiements de torches, du parfum des myrtes dont étaient couronnés les enfants, de la musique, des danses saccadées des vierges coiffées de hyacinthes, des cris (« Hymen ! Hymènai ! »), du chant en chœur des garçons et des filles… c’était la livraison d’une proie à un prédateur. Atalante se souvenait du regard des fillettes qui avaient passé cette épreuve avant elle, bien des années plus tôt. Sous les tiares et les diadèmes, les iris roulaient comme des brebis affolées par le surgissement du loup. Tant de couleurs, de lumières, de cris, et au bras un homme alors que la veille encore on jouait à la balle : fallait-il vraiment imposer cela à une fille de douze ans ?
« Sois heureuse, jeune épouse ; sois heureux, gendre d’un noble beau-père. Puissent Léto vous donner, Léto nourricière d’enfants, une belle progéniture ; Kypris, la déesse Kypris, l’égalité d’un amour réciproque ; et Zeus, le fils de Cronos, une prospérité impérissable. »
Le battant se referma derrière les époux lorsque les vierges entonnèrent le chant de noces. Celui-ci leur parvint étouffé. La jeune femme s’agita dans les bras d’Hippomène.
« Lâche-moi ! » lui intima-t-elle entre ses dents serrées.
Atalante, merveilleuse héroïne grecque
La coutume voulait qu’il la portât ainsi jusqu’au lit nuptial, mais il obtempéra sans mot dire. Elle laissa tomber les pommes, les grenades et les fleurs qu’on leur avait offerts à l’un et à l’autre dans le cortège. Les fruits roulèrent sur le sol de gypse, les fleurs s’éparpillèrent à ses pieds sans un bruit. Elle recracha aussi le pépin de grenade qu’on lui avait mis dans la bouche, pour la forcer à être fertile, et celui-ci alla se perdre dans la pénombre. Puis elle se détourna, elle alla jusqu’à la fenêtre et ne bougea plus. Un bloc de pierre inerte. Pourtant, elle ne pouvait se défendre d’une vigilance aiguë. Elle guettait ses mouvements, le froissement de sa toge sur ses jambes, son pas étouffé, le bruit mou des fruits qu’il alla déverser dans un coin de la pièce. Sa respiration. Elle était infime, elle se retenait.
Au-dehors, les chants se turent. Le silence fut tout à coup si profond que cette respiration parut envahir l’espace. Atalante essaya d’assourdir son souffle, mais ce fut peine perdue. Dans la chambre muette, sa respiration à elle, sa respiration à lui, commençaient déjà à s’effleurer et à jouer la danse venue du fond des âges, qui enchevêtrait l’homme et la femme dans la lutte, le désir, la soumission et la domination…
De violents coups résonnèrent à la porte. Le cœur d’Atalante fit une embardée dans sa poitrine tandis que des rires éclataient au dehors. Elle se morigéna : qu’est-ce qui lui prenait ? Où était passé son sang-froid lorsqu’elle traquait la proie ? Peut-être avait-elle été l’agneau offert au sacrifice durant toute cette journée maudite ; mais le battant s’était refermé sur eux et elle était seule avec Hippomène. Elle le connaissait depuis l’enfance. Il l’avait trahie, il était peut-être même son ennemi désormais, mais elle savait ce qu’elle valait face à lui.
La voix de Lykoúrgos, l’ami d’Hippomène qui gardait leur porte, comme le voulait la coutume, s’éleva pour chasser les mauvais plaisantins. Au même instant, une lumière jaillit dans la chambre. Elle éclaboussa la fenêtre devant laquelle Atalante se tenait. Les étoiles pâlirent, les ténèbres profondes de la nuit s’assombrirent encore. La jeune femme entendit Hippomène reposer la lampe en bronze sur un meuble. Il y eut une latence, puis un mince, très mince glissement sur le sol.
Elle se retourna d’un coup. Ses yeux clignotèrent dans la lumière, elle entraperçut les grandes fresques du thalamos qui ornaient les murs de cette chambre inconnue d’elle — sous son propre toit ! — préparée dans l’urgence pour accueillir sa défloraison. Elles étaient terriblement évocatrices. Le ventre d’Atalante se lesta de plomb. Il y avait aussi des coffres et des boîtes en ivoire sur les meubles, et des figurines en ronde-bosse, et un grand, très grand lit, bien plus grand que sa couche de petite fille, si familière et si rassurante, située à seulement quelques pas de là, de l’autre côté du mégaron.
Mais, plus que tout cela, il y avait Hippomène qui marchait sur elle. La lumière brillait dans son dos et gardait ses traits dans l’ombre, mais lui, pensa-t-elle, la voyait parfaitement : la lumière mettait à nu son visage. Elle en conçut une rage inexprimable. Tout, absolument tout se liguait contre elle, même les plus petits détails du quotidien, même les objets, même les éléments naturels !
« Arrête ! » dit-elle.
Pour connaître de cet affreux teasing, rendez-vous dans cet article qui évoque aussi d’autres personnages féminins de la mythologie grecque, à savoir Méduse et Cassandre (parmi mes préférées !).
Et si vous aimez ma version de l’héroïne grecque Atalante, vous pouvez la découvrir version papier intégrale. 🙂
À bientôt !
À PROPOS DE L'AUTEURE
Je suis Marie, passionnée d'antiquité et de mythologie grecque depuis l'enfance. J'ai acquis un gros bagage dans ce domaine grâce à mes lectures, innombrables, sur le sujet : ma bibliothèque compte plusieurs centaines d'ouvrages, sources antiques et essais historiques traitant de nombreux aspects de ces périodes anciennes.
Je suis également diplômée d'histoire ancienne et médiévale (Maîtrise, Paris IV Sorbonne). J'ai notamment travaillé sur l'antiquité tardive, le Bas Empire romain et la romanisation des peuples germaniques.
Je suis l'auteure de plusieurs romans et nouvelles, dont Atalante, qui réinterprètent et revisitent la mythologie grecque et l'antiquité.