Coupe montrant l'oracle de Delphes. pythie-delphes-coupe Crédits-J. Laurentius-BPK Berlin-RMN

La pythie de Delphes, voix d’Apollon

Article mis à jour le 17 mars 2024

Au pied du mont Parnasse, l’oracle de Delphes dispense la sagesse cachée du dieu Apollon. Elle est la voix oraculaire qui guide les héros, les rois et les simples mortels. De la conquête de Delphes par le dieu jusqu’à la disparition de la pythie sous les assauts chrétiens, penchons-nous sur le mythe et sur l’histoire.

Delphes : un paysage saisissant et un site bien placé

Un site grandiose…

Regardons le site, d’abord. Il est grandiose.

Le sanctuaire de Delphes, et aujourd’hui ses ruines, se situent à 550 mètres d’altitude au-dessus de la vallée du Pleistos, en Grèce. Il est accroché au flanc sud du mont Parnasse, sous la falaise des rochers Phédriades, qui dépasse 1 200 mètres. Strabon l’a décrit (X, 417) comme un « site rocheux en forme de théâtre » :

« En face de la ville, du côté du sud, se dresse le mont Kirphis aux pentes escarpées. Entre les deux, le Pleistos coule au fond d’une gorge. »

Le Kirphis lui-même atteint presque 900 mètres. Au-dessus s’étale le ciel. On a une belle vue, bien ouverte, depuis le site, et on se rend compte que Delphes est à la croisée des chemins.

… et très bien placé !

  • Le chemin d’Antikyra escalade le Kirphis vers le golfe de Corinthe.
  • La vallée du Pleistos ouvre à l’est sur la route de Livadie (Lébadée), Thèbes et Athènes, vers la moderne Arachova.
  • La vue vers l’ouest est barrée par le roc de Krissa (Chrysso), mais en s’avançant dans cette direction on finit par voir la plaine d’Amphissa et le fond de la baie de Galaxidi.

Un beau potentiel, donc, que ce site tellement sauvage. En tout cas, quand tout commence, on ne voit partout que des pentes abruptes, partout des rochers à pic. C’est Pythô la rocheuse, comme on l’appelle dans l’Hymne homérique à Apollon.

Du mythe à la réalité : les débuts de l’oracle

 Le mythe : Apollon et la bouche oraculaire

Homère, l’autorité, ne parle guère de Delphes. Une fois, dans l’Odyssée, VIII, 79-81 :

« il [Agamemnon] voit dans cette querelle l’accomplissement des prophéties que lui avait faites le brillant Apollon dans la divine Pytho lorsque, franchissant le seuil du temple, il alla consulter l’oracle de Delphes »

Mais d’autres sont plus loquaces pour évoquer la naissance du sanctuaire et de l’institution.

Selon la légende, Apollon a trouvé cet espace presque vierge quand il est arrivé sur les lieux et il a voulu y « bâtir un temple magnifique » (Hymne homérique à Apollon). Mais, d’après quelques sources, il y avait déjà un oracle. Tantôt celui de Gaïa, la Terre, qui ne parlait guère. Tantôt celui de Thémis, qui l’aurait remis de bonne grâce à Apollon.

Pour conquérir le site et y installer sa pythie, le dieu vient à bout de Pythô, un enfant de la Terre. Débarrassés du monstre, les lieux sont libres de l’accueillir. Apollon va chercher des desservants sur les mers. Ce seront des marins crétois, dont il déroutera le navire en se transformant en dauphin. C’est pourquoi, d’après cette version de l’Hymne homérique à Apollon, ce territoire change de nom. Il s’appelait auparavant Crisa. Il devient Delphes (du grec delphís, qui veut dire « dauphin »).

La réalité : les débuts de Delphes selon les fouilles

À l’époque mycénienne et à l’époque géométrique, on a des bâtiments très modestes. On trouve des statuettes assez grossières, en terre cuite : elles représentent une divinité féminine qui étend les bras (appelées « idoles en croissant »). Il y a aussi de petits bronzes figurant des hommes et de la céramique d’usage courant.

C’est au VIIe siècle qu’on commence à avoir du gros matériel. Celui-ci correspond à l’époque des colonisations : on sait qu’alors, l’oracle est beaucoup consulté. Les objets trouvés :

  • boucliers de bronze à reliefs et à décor incisé
  • casques
  • ustensiles de bronze (en particulier des trépieds)
  • chaudrons de bronze montés sur un support à triple tige

Tous ces objets sont des offrandes traditionnelles à l’Apollon de Delphes. Désormais, l’oracle fonctionne. D’ailleurs, un temple en pierre est construit au VIIe siècle.

La Pythie en bronze de la sculptrice Marcello. Hall de l'opéra Garnier. Crédits photo : Mussklprozz.
La Pythie en bronze de la sculptrice Marcello. Hall de l'opéra Garnier. Crédits photo : Mussklprozz.

L’oracle de Delphes : une femme ou une institution ?

Une institution organisée

Qui est la pythie ?

Chaque époque a connu plusieurs pythies simultanées, qui se relayaient pour répondre aux questions des visiteurs venus à Delphes. Plus qu’un personnage unique, il s’agit d’une véritable institution. La pythie peut être consultée pour des questions très diverses, depuis les préoccupations morales des simples particuliers jusqu’aux interrogations politiques et militaires des cités et des rois.

Plutarque nous la décrit telle que, selon lui, elle se déroulait dans les premiers temps. Les premières pythies étaient alors des jeunes filles de quinze ans issues du peuple, nous dit-il. Puis elles ont été remplacées par des prêtresses plus âgées. (Je vous explique pourquoi dans cet article sur les prêtresses de la Grèce antique.)

C’était en tout cas des Delphiennes. Elles vivaient chastes et retirées du monde à partir de leur désignation comme pythie.

Le fonctionnement de l’oracle à l’époque grecque

On ne connaît pas bien le fonctionnement de l’oracle. Pour commencer, il fallait attendre un jour favorable. Il y en avait peu, on faisait donc la queue dans le sanctuaire.

Il est peu probable, pourtant, que Crésus ait fait la queue. En fait, les Delphiens accordaient le privilège de la promantie en échange de services rendus au dieu ou à leur cité. La promantie, c’était la priorité pour la consultation. C’était un privilège appréciée. Les bénéficiaires le rappelaient autant qu’ils le pouvaient par des inscriptions. Les gens de Chio, par exemple, l’ont fait graver au IVe siècle sur l’autel du grand temple qu’ils ont payé.

En tout cas, les consultants devaient payer une somme d’argent, le pélanos. Cette somme remplaçait le gâteau rituel qui servait d’offrande à l’origine (appelé pélanos, d’où le nom de la contribution financière).

Le montant de cette taxe variait d’une cité à l’autre, car les Delphiens passaient des conventions avec les cités ! Heureusement, elle était bien moins lourde pour les particuliers.

Le fonctionnement de l’oracle selon Plutarque

Nous connaissons un peu le fonctionnement de l’oracle de Delphes pour le Ier et le IIe siècles grâce au témoignage de Plutarque (46-125), qui a assumé la charge de prêtre du sanctuaire. À cette époque, l’oracle pouvait être consulté uniquement le septième jour de chaque mois. En hiver, il n’y avait pas de consultation.

Il existait alors différents types d’oracles :

  • la prédiction complète ;
  • l’interprétation des auspices ;
  • l’oracle binaire (la plus économique).

Dans ce dernier cas, la pythie répondait « oui » ou « non » à la question des consultants en plongeant la main dans un récipient rempli de haricots blancs (« oui ») et noirs (« non »).

Un document épigraphique montre qu’il a aussi existé une consultation par tirage au sort entre deux ou plusieurs solutions formulées par le consultant lui-même. Mais on ne sait pas si la Pythie intervenait dans cette pratique.

Le déroulement de la prédiction

Du côté des consultants

Pour savoir si l’oracle pouvait avoir lieu, les prêtres éclaboussaient d’eau froide une petite chèvre amenée par les consultants. Si l’animal ne bronchait pas, le dieu ne voulait pas répondre : le visiteur devait revenir un mois plus tard. En revanche, si la chèvre sursautait, cela voulait dire que la consultation pouvait avoir lieu. L’animal était alors tué et brûlé sur l’autel en offrande au dieu.

Ensuite, les consultants donnaient le texte écrit de la question qu’ils voulaient poser au dieu et on les introduisait dans le temple. Ils n’accédaient vraisemblablement pas à la partie la plus reculée, l’adyton, où se tenait la Pythie — l’oracle de Delphes. Ce lieu-là devait être interdit au public.

Du côté de la pythie

La prédiction complète était épuisante pour les pythies.

Entièrement nue, elle prenait un bain purificateur dans les eaux de la source Kastalia et deux prêtres l’accompagnaient ensuite dans le temple.

Dès qu’elle était prête, ils la conduisaient dans l’adyton du sanctuaire. Ils l’asseyaient sur un trépied, près d’une pierre sacrée en forme de dôme qu’on appelait le « nombril » (omphalos). L’omphalos passait pour être le centre de la terre.

D’après certains auteurs, une exhalaison sortait d’une fente dans le rocher et participait au délire prophétique. La pythie buvait aussi de l’eau d’une source sacrée, Cassotis, qui jaillissait non loin au-dessus du temple. D’après Pausanias, elle apparaissait dans l’adyton après un parcours souterrain.

La pythie mâchait peut-être aussi des feuilles de laurier, la plante-attribut dApollon, dont l’huile possède des actions narcotiques.

La consultation pouvait alors commencer.

La pythie était remplacée par une autre lorsqu’elle était trop épuisée pour continuer.

Gravure de Jeanron montrant l'oracle de Delphes en transe.
Gravure de Jeanron montrant l'oracle de Delphes en transe.

Les oracles obliques de la pythie

L’Apollon de Delphes est dit Loxias, l’Oblique, c’est-à-dire que sa parole n’est pas toujours très claire. Zeus le veut ainsi : il ne sied pas au maître de l’Olympe qu’Apollon donne aux mortels la clé des mystères de leurs destinées. Les oracles sont donc cryptiques.

Les pythies délivrent la parole d’Apollon alors qu’elles sont en transe. Leurs propos sont confus. Ils sont interprétés par des fonctionnaire sacerdotaux (les prophètes) qui les reformulent en vers. D’une prophétie nébuleuse à une interprétation poétique qui sera elle-même interprétée par le consultant, le risque d’erreur est grand !

Un exemple fameux de contresens : celui du roi Crésus. Hérodote évoque l’épisode. Le roi lydien hésitait à entrer en guerre contre les Perses. Il alla questionner la pythie. Celle-ci lui déclara que, s’il traversait l’Halys (un fleuve turc), il détruirait un grand royaume. Conforté par cette réponse, Crésus se lança à l’assaut du roi perse Cyrus.

Il perdit et un grand royaume fut détruit : le sien.

Par ailleurs, l’oracle de Delphes n’est pas toujours infaillible. En 480, la pythie conseilla aux Athéniens de ne pas s’opposer à Xerxès. Celui-ci fut pourtant vaincu à Salamine.

Le sanctuaire conservait une copie de chaque oracle dans ses archives. On connaît beaucoup de ces oracles, mais nombreux sont les faux : ils ont été écrits après les évènements qu’ils annoncent. S’ils faut autorité quand même, c’est parce qu’ils sont conformes au type habituel des oracles rendus à Delphes que j’ai décrit plus haut.

Pourquoi Apollon ?

Pourquoi Apollon est-il devenu cette très haute autorité religieuse et morale (peut-être la plus haute) via son oracle ?

Apollon est le dieu de toute science, et certainement pas « juste » le dieu de la musique. C’est celui qui veille au maintien des traditions religieuses. C’est aussi un expert en rites de purification.

Il est donc le plus indiqué pour expliquer les moyens efficaces à employer quand on fait face à une calamité nationale. Il faut comprendre que, en Grèce, l’idée de souillure est très forte. C’est la souillure qui provoque la calamité.

Par exemple, à Thasos se trouvait la statue d’un athlète-héros, Théogénès. Après qu’un homme eût été écrasé par la chute de la statue, on la jeta à la mer. S’ensuivit une épidémie : l’oracle d’Apollon à Delphes, consulté, déclara qu’il fallait récupérer la statue.

Par extension, l’oracle a pris à son compte une certaine forme de sagesse. Dans la République (IV, 427), Platon appelle l’Apollon Delphique « le directeur de conscience traditionnel de tous les hommes ».

Balade dans le sanctuaire de Delphes

Les ruines de Delphes, recouvertes par le village de Kastri, ont été fouillées et mises au jour principalement par l’École française d’Athènes à partir de 1892. Grâce à ces fouilles et à la description de Pausanias (Périégèse, livre X), on a une idée des principaux monuments qui entouraient le temple d’Apollon où se trouvait l’oracle de Delphes.

Le téménos

Un sanctuaire, c’est une portion de terrain (téménos) consacrée à un dieu et délimitée soit par de simples bornes, soit par une clôture. Celui d’Apollon à Delphes est un quadrilatère de 130 à 190 mètres de côté. Il est enclos d’un mur (péribole) percé de plusieurs portes.

Le terrain s’étend jusqu’au voisinage immédiat de la falaise des Phédriades. Il est très pentu. Plusieurs grands murs de soutènement ont permis d’aménager des terrasses reliées entre elles par la voie principale, dite « Voie sacrée ».

La Voie sacrée et les trésors

La Voie sacrée traverse le sanctuaire depuis la grande porte, en bas à l’est, jusqu’à l’esplanade du temple. Elle fait deux lacets successifs.

De part et d’autre de cette voie, il y a les « trésors » construits par les villes grecques de Sicyone, Siphnos, Thèbes, Athènes, Syracuse, Cnide, Corinthe, Cyrène, etc. Il y a aussi les trésors de deux villes étrusques : Caeré et Spina. Les pèlerins ont également offert des sculptures et payé des inscriptions qu’on retrouve partout. Des offrandes de cités rivales se défient même près de l’entrée du sanctuaire.

Plan du sanctuaire de l'oracle de Delphes
Plan du sanctuaire de l'oracle de Delphes - D'après P. de La Coste-Messelière - Plan extrait de La Civilisation grecque de François Chamoux

Près du temple

Le temple domine la pente du haut de sa terrasse à deux étages, qui sont soutenus chacun par un mur.

Le mur du bas (dit polygonal en raison de l’appareil adopté pour son parement extérieur), date de la seconde moitié du VIe siècle. Il est couvert d’inscriptions. Pour la plupart, ce sont des actes d’affranchissement d’esclaves qui ont été gravés à basse époque.

Contre la face sud de ce mur s’appuie le Portique des Athéniens. Celui-ci abrite des dépouilles guerrières et navales du Ve siècle.

En face de ce portique, la Voie sacrée s’élargit et forme une petite place à peu près ronde qu’on appelle l’Aire. Tous les 8 ans, on joue le drame sacré du Steptérion sur cette aire.

Au bout de la Voie sacrée qui rejoint l’esplanade du temple, il y a un trépied. Ce trépied commémore la bataille de Platées. Puis on arrive sur l’esplanade. Elle est bordée de dizaines d’ex-voto et d’offrandes à l’oracle de Delphes :

  • les 4 trépieds d’or consacrés vers 480-470 par Gélon et Hiéron, tyrans de Syracuse, et par leurs frères (ils sont transformés en monnaie d’or par les Phocidiens au cours de la troisième guerre sacrée)
  • le palmier de bronze dédié par les Athéniens après la victoire de l’Eurymédon
  • un Apollon en bronze (Sitalcas) de plus de 15 mètres
  • la statue dorée de la courtisane Phryné faite par son amant Praxitèle

En face de l’entrée du temple, il y a un autel offert par la ville de Chio.

Le temple

La constitution du temple

On accède au temple par une rampe.

Le temple forme un quadrilatère de 24 mètres sur 60. Il est entouré d’une colonnade dorique avec 6 colonnes en façade et 15 sur les longs côtés. Chaque colonne fait 11 mètres de haut. Il est d’un type courant en Grèce.

Le plan intérieur est conforme à ce qu’on connaît ailleurs (sauf pour le fond de la cella et l’adyton réservé à la consultation, qu’on connaît mal). Un porche à deux colonnes ouvre sur une antichambre (ou pronaos). Ensuite, il y a une grande salle, ou cella. Là se trouve la statue de culte.

À l’arrière se trouve l’opisthodome, un porche symétrique au pronaos, mais sans communication avec la cella.

Comme les textes disent qu’on « descendait » dans le local oraculaire (l’adyton), il se trouvait peut-être en contrebas. Un souterrain ou une salle placée au bout de quelques marches ? Impossible de le savoir.

Le mobilier du temple

Dans le temple, on a partout des offrandes. Parmi celles-ci, des vénérables :

  • le fauteuil de fer où s’asseyait Pindare
  • la statue en bronze d’Homère, portant gravé sur son socle un oracle obscur rendu au poète qui voulait savoir quelle était sa patrie

La cella contient aussi deux autels, contre la norme qui en exige un seulement. Il y a un autel à Poséidon, l’Ébranleur du sol, qui était honoré à Delphes car la terre y tremblait fréquemment. L’autre autel est celui d’Apollon. Les deux dieux sont souvent complices.

Au-dessus du temple

La zone au-dessus du temple a beaucoup souffert de glissements de terrain et de chutes de rochers en 373 (le temple a d’ailleurs été détruit à ce moment-là). Un mur de soutènement a été construit après la catastrophe pour protéger le nouveau temple et l’oracle de Delphes. Derrière ce mur, les archéologues ont retrouvé des fragments d’un groupe statuaire, dont un aurige quasiment intact, appelé Aurige de Delphes. Les chevaux et le char ont presque complètement disparu.

Plus haut, à l’angle nord-ouest du sanctuaire, on a construit un théâtre au début de l’époque hellénistique. Il a été restauré à l’époque romaine et est toujours visible sous cet aspect.

Théâtre du sanctuaire de Delphes
Théâtre du sanctuaire de Delphes - Crédits image : Sophie B. Site web : https://vivreathenes.com/theatre-grece-antique.html

À côté, vers l’est, se trouve un petit téménos avec une chapelle, le tout consacré à Poséidon. Il est situé au milieu des blocs de rochers tombés en 373. Le dieu qui secoue le sol y est bien à sa place.

Plus loin encore, un autre téménos enclavé dans celui d’Apollon contient le tombeau de Néoptolème, le fils d’Achille, qui a été assassiné à Delphes par les Delphiens. Euripide raconte ce meurtre dans Andromaque :

« Et lui, debout à la vue de tous, adresse sa prière au dieu ;
les autres, armés de coutelas acérés,
traîtreusement percent le fils d’Achille alors sans arme. » (vers 1117-1119)

Enfin, tout en haut du sanctuaire, contre le mur nord, il y a le pavillon ou lesché des Cnidiens. Il abrite des peintures célèbres de Polygnote que Pausanias nous a minutieusement décrites.

Un grand bric-à-brac sacré

Bien sûr, en plus des édifices, il y a des autels, des trésors, des abris pour les pèlerins, et tout ça bâti au fil du temps, dans un désordre total. Chaque monument est conçu pour lui-même, pour répondre à un besoin religieux ou à une nécessité pratique. On veut, dans l’ordre :

  1. honorer le dieu
  2. éblouir le spectateur
  3. éclipser les monuments voisins

Même les offrandes sont placées n’importe où, du moment qu’il y a de la place pour les accueillir. Les ex-voto sont partout, les bronzes se comptent par centaines. Les inscriptions nous disent qu’on les nettoie régulièrement pour qu’ils sollicitent l’œil. Il faut aussi penser aux sculptures en marbre, peintes de couleurs vives, qui égayent les frontons, les métopes et les frises des bâtiments. Pausanias fait des énumérations très détaillées, et encore choisit-il parmi ce qu’il a sous les yeux.

Depuis, tout a été pillé lors des invasions germaniques ou détruits par les chrétiens.

Pour se représenter les lieux, il faut enfin ajouter la cohue des pèlerins, les éventaires des petit marchands, les ânes, les mulets, les animaux des sacrifices, les oiseaux qui nichent dans les toitures des temples… et les guirlandes de fleurs, les parfums de l’encens, l’odeur des viandes grillées et le brouhaha constant de la foule.

Car Delphes est un lieu où tout le monde veut se rendre pour questionner Apollon. Delphes a un succès fou.

Le succès de l’oracle de Delphes

Débuts pendant la colonisation

Le succès de Delphes est considérable dès le VIIe siècle. Nous sommes alors en pleine période de colonisation et les oracles ont une grande importance dans le processus. Les futurs colons sont scrupuleux. Ils ont besoin de solliciter les conseils d’un dieu. Quel site choisir ? Quelle divinité tutélaire associer au projet ? Le succès des colonisations qui ont essaimé partout dans le bassin méditerranéen est aussi celui de l’oracle.

« Est-il une seule colonie grecque qui ait été fondée sans l’intervention de l’oracle de Delphes, ou de Dodone, ou d’Ammon ? » (Cicéron, De divinatione, I, 3)

(Je vous parle de Dodone dans cet article sur les oracles grecs.)

Delphes est le plus consulté : Battos à Cyrène, Phalantos à Tarente…

Rayonnement pendant le VIe siècle

En 600-590 a lieu la première guerre sacrée : Delphes est libérée de l’emprise phocidienne. Le sanctuaire devient le protecteur de l’Amphictyonie. Cela accroît son rayonnement. (On pense que la Suite pythique de l’Hymne homérique à Apollon a été composée juste après ces évènements.)

C’est à cette époque que le roi Crésus envoie de somptueuses offrandes à Delphes.

En 548, le temple qui a été construit au VIIe siècle brûle. À ce moment-là, il y a déjà une bonne dizaine d’autres bâtiments : ce sont les trésors bâtis par des cités grecques. Les Grecs et surtout les cités tiennent beaucoup à cet oracle !

Alors, quand on veut rebâtir le temple détruit, les souscriptions affluent de partout, et même d’au-delà la Grèce. Quelques exemples :

  • la courtisane Rhodopis (pour qui le frère de la poétesse Sapho s’est ruiné à Naucratis)
  • le pharaon philhellène Amasis
  • la puissante famille athénienne des Alcméonides, en exil, qui prend en charge la reconstruction

Quand le temple est achevé, vers 510, il est grandiose.

L’oracle aux Ve et IVe siècles

On aurait pu craindre pour Delphes pendant les guerres médiques, mais il est miraculeusement préservé de l’invasion et du pillage. Il s’enrichit même des ex-voto des Grecs victorieux et, par la suite, des offrandes rivales des cités qui s’affrontent entre elles. (J’en parle dans cet article sur les rites religieux en Grèce antique.)

En 373, une catastrophe, peut-être un glissement de terrain, détruit le temple des Alcméonides : cette fois encore, cités et particuliers de toute la Grèce envoient des dons pour la reconstruction. Celle-ci prend de longues années, elle est interrompue par les 3e et 4e guerres sacrées. Sous le règne d’Alexandre, on reconstruit encore. Mais, quand il est achevé, le temple ne bouge plus jusqu’à la fin de l’Antiquité ! C’est celui que Pausanias a vu. Des archéologues français ont relevé certaines de ses colonnes.

Les Phocidiens vont piller les richesses d’Apollon, mais pas de souci : les offrandes continuent pour les remplacer. Thèbes et Cyrène font même bâtir de nouveaux trésors.

Le succès de l’oracle de Delphes persiste jusqu’à la période hellénistique, et même au-delà.

Les domaines d’intervention d’Apollon

Apollon intervient dans toutes les affaires, et pas seulement celles de la colonisation. Il conseille aussi en matière religieuse, et donc politique.

Par exemple, le réformateur Clisthène doit donner un nom aux dix tribus qu’il a créées à Athènes en remplacement des 4 tribus traditionnelles. il demande à la pythie de choisir 10 noms parmi 100 héros qu’il lui propose. Ce seront les patrons éponymes des nouvelles tribus.

Delphes est également mêlée aux querelles des cités grecques. Et, quand une cité est désavantagée, elle conteste : elle accuse l’oracle de partialité intéressée. Que ce soit :

  • au profit des Perses au moment des guerres médiques
  • en faveur de Sparte dans la seconde moitié du Ve siècle
  • au bénéfice de Philippe de Macédoine

On dit alors que la Pythie « médit » (Mèdes), « laconise » (Lacédémone/Sparte) ou « philippise » (Philippe). En passant, intéressant de voir comment ces mots issus de noms de peuples, de cités ou d’individus sont passés dans notre langue.

Mais Delphes n’est jamais entachée par ces accusations. Parce que, finalement, elle n’est jamais à l’origine de quoi que ce soit : elle est juste là comme caution pour les entreprises des puissants. Oui ou non, allez-y ou n’y allez pas.

La seule exception, ce fut lors des guerres sacrées, quand l’Amphictyonie de Delphes lança des actions contre ceux considérés comme sacrilèges envers Apollon.

La destruction de l’oracle par les chrétiens

En 362, l’empereur Julien envoie son médecin et ami Oribase à Delphes. Julien est le dernier empereur païen de l’empire romain.

Sa question à la pythie : combien de temps l’oracle de Delphes va-t-il survivre à un monde qui devient peu à peu chrétien ?

La réponse est un couperet :

« Dis au roi que la solide maison est tombée, Apollon n’a plus de refuge, le laurier sacré est flétri. Ses sources sont taries à jamais, le bruissement de l’eau est désormais muet. »

Le sanctuaire est détruit quelques années plus tard. Il était certes un lieu symbolique du paganisme triomphant d’autrefois et, à ce titre, il n’avait plus sa place dans le nouvel ordre chrétien. Mais c’était aussi un lieu emblématique de la philosophie antique. Dans le pronaos du temple (son vestibule), on pouvait ainsi lire trois maximes, dont « Connais-toi toi-même » (la plus ancienne, selon Platon) et « Rien à l’excès ».

Eschyle, Pindare, Socrate et Platon avaient médité sur ces maximes. Mais ce temps était révolu.

Vous avez aimé cet article sur l’oracle de Delphes ? Je vous invite à découvrir la pythie avant sa conquête par Apollon dans ma nouvelle Le Dit de l’oracle. Elle est à télécharger gratuitement en cliquant sur la couverture ci-dessous. Bonne lecture !

Crédits image d’en-tête : Coupe montrant la consultation de l’oracle de Delphes – Crédits-J. Laurentius-BPK Berlin-RMN.

Sources :

CHAMOUX, François, La Civilisation Grecque, Arthaud, 1984, Paris

OLIPHANT, Margaret, Atlas du monde antique, Éditions Solar, 1993, Paris

À PROPOS DE L'AUTEURE

Je suis Marie, passionnée d'antiquité et de mythologie grecque depuis l'enfance. J'ai acquis un gros bagage dans ce domaine grâce à mes lectures, innombrables, sur le sujet : ma bibliothèque compte plusieurs centaines d'ouvrages, sources antiques et essais historiques traitant de nombreux aspects de ces périodes anciennes.

Je suis également diplômée d'histoire ancienne et médiévale (Maîtrise, Paris IV Sorbonne). J'ai notamment travaillé sur l'antiquité tardive, le Bas Empire romain et la romanisation des peuples germaniques.

Je suis l'auteure de plusieurs romans et nouvelles, dont Atalante, qui réinterprètent et revisitent la mythologie grecque et l'antiquité.

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