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Atalante Chasseresse – Nouvelle fantastique mythologique – Partie III

Le récit de l’héroïne chasseresse continue ! Nous avons fait connaissance avec Hippomène, l’autre héros de la mythologie d’Atalante. Je vous invite à lire la suite aujourd’hui. Et, au passage, voyons de plus près les noms qu’on donne aux femmes dans la Grèce ancienne. De la pais à la l’alochos en passant par la parthenos, nous allons voir que les mots qui disent la femme n’ont rien d’anodin.

Bonne lecture !

 

Parler de la femme dans la Grèce antique

« Tu ne peux pas rester parthenos plus longtemps ! »
« Ma pais. »
« Tout homme finit par aimer son alochos. »

Tous ces mots, que j’ai placés dans la bouche de Schœnée, le père d’Atalante, peuvent tous se rapporter à notre héroïne : celle d’hier, celle d’aujourd’hui, celle de demain. Pais, parthenos, alochos, et bien d’autres : la femme dans la Grèce ancienne se définit d’abord par son âge et par son rapport à l’homme qui est son tuteur : le père d’abord, l’époux ensuite.

Que sont tous ces mots ?

  • Pais veut dire « enfant ». C’est un terme qui insiste moins sur la filiation que sur l’affection du père pour sa fille.
  • Kourè, c’est « jeune fille ». Les korè de la Grèce classique sont des jeunes filles vierges. Toutefois, dans L’Illiade, on utilise le terme kourè pour définir un rapport filial, même si la femme n’est plus vierge du tout. Comme Briséis, « kourè Brisèos », c’est-à-dire la fille de Brisès. Or, Briséis était une femme veuve et donc elle n’était plus vierge, rappelons-le car le film Troie a un peu changé le personnage !
  • Un autre mot désigne le fait d’être la fille d’un père : c’est thygater. La fille devient thygater peut-être entre le moment de sa puberté et celui de son mariage. Une fille-de-son-père qu’on se soucie de marier ?
  • Parthénos indique lui aussi une jeune fille qui a atteint l’âge de l’hymen, mais ce mot connote davantage un statut biologique, la virginité, qu’une filiation.
Contrairement à la Briséis du film Troie, la Briséis de l'Illiade n'était plus une parthenos... Mais, dans l'un ou l'autre cas, on ne lui laisse guère le choix de sa destinée !

Et la femme mariée dans tout ça ? C’est l’alochos, la gynè ou la nymphè.

  • La nymphè est une jeune femme fiancée ou mariée, en tout cas qui n’a pas d’enfant.
  • L’alochos implique souvent un lien affectueux de la part de l’homme, qu’on retrouve dans cette citation de L’Illiade, mise dans la bouche d’Achille : « Tout homme bon et sensé aime son alochos et s’en occupe, comme moi j’aimais la mienne de tout cœur, bien qu’elle eût été acquise par la lance. »
  • Quant à la gynè, elle a atteint les sommets de la pyramide sociale féminine de l’époque (hormis lorsqu’elle est aussi héroïne ou déesse !) : elle est une épouse et une mère, bref une femme accomplie ! (N’est-ce pas ?) 

Pour plus d’informations, je vous invite à jeter un œil à cette intéressante thèse qui revient sur certains de ces termes liées à la condition féminine dans la Grèce antique. 😉

Un idéal pour Atalante ? Pas si sûr ! Allons voir de son côté !

Mythologie d’Atalante Chasseresse – partie III

 

« Tu es bien la chasseresse aux pieds agiles, Atalante », déclara Hippomène lorsqu’il l’eût rattrapée.


Elle aimait qu’il admit son talent en ce domaine. De ses plus proches, c’était bien le seul à le lui reconnaître sans amertume. Son père s’en désespérait autant qu’il s’en vantait, et il parvenait souvent à allier plainte et fierté dans la même phrase.


« Vierge indomptée », continua le jeune homme à mi-voix.


Elle lui jeta un regard acéré.


« J’espère que tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi ? Aide-moi plutôt à récupérer ces bois.


— On va avoir besoin d’aide pour le transporter, remarqua-t-il en s’accroupissant près d’elle.


— On va bien trouver un paysan pour le charroi. En attendant, je veux récupérer sa ramure. »


Ils utilisèrent l’un et l’autre leurs haches pour dégager le glorieux trophée. Lorsque ce fut fait, ils avaient les mains et les bras recouverts de pourpre. Les deux lévriers batifolaient autour d’eux, excités par la poursuite et par l’odeur du sang.


« Tout doux, ma belle ! Tu as bien travaillé.


— Laissons-leur une part du festin », décida Hippomène.


Il entreprit de dépecer une partie du flanc de la bête pour l’offrir aux chiens. Pendant ce temps, Atalante partit dans le maquis. Elle tomba sur un jeune garçon qui menait des porcs entre les cistes et les bruyères.


« Nous avons abattu un élan plus haut dans l’Hélicon, lui déclara-t-elle. Si tu ne laisses pas les prédateurs et les insectes le dévorer, il est pour toi et les tiens. »


L’enfant porta sur la jeune fille des yeux adorateurs.


« Louée sois-tu, Atalante, kourè-de-Schœnée, aimée d’Artémis. »


La déesse chasseresse l’aimerait mieux lorsqu’elle se serait purifiée de tout ce sang. La jeune fille retourna en hâte vers Hippomène. Les deux lévriers avaient déjà fait un sort à la viande qui leur avait été donnée et son camarade l’attendait, les deux bois posés en équilibre sur chacune de ses épaules. En dépit de leur poids manifeste, il ne ployait pas. Atalante lui jeta un coup d’œil appréciateur. Des années de lutte, de course, d’entraînement à la lance, à l’arc et au maniement du char avaient sculpté chez son ami d’enfance une carrure athlétique. Il avait toujours su rivaliser avec elle, sur tous les plans, et elle respectait et appréciait cela.


Elle ne lui proposa donc pas son aide, ç’aurait été un affront.


« Je suppose que tu veux porter ça au Vallon des Muses », déclara-t-il.


Elle hocha la tête et ils reprirent la route pour redescendre au pied de l’Helicon. Les chiens couraient en avant, puis revenaient, tournaient autour de leurs maîtres, batifolaient en jappant de plaisir. L’ardeur du soleil, qui s’écrasa sur eux lorsqu’ils eurent tout à fait quitté la forêt et gagné le maquis, les calma un peu. Atalante et Hippomène se taisaient. La sueur les inondait, elle faisait briller leur peau, des joues encore un peu tendres de leur jeunesse jusqu’aux muscles saillants de leurs bras, de leurs cuisses et de leurs mollets. La jeune fille sentait l’humidité ruisseler entre ses seins et dans son dos.


Ils parvinrent en vue du val. Il était logé tout au pied de la montagne, dans un écrin de forêt de pins et de chênes dans lequel le vert profond des conifères se mêlait aux couleurs jaunes, passées des arbres et arbustes laminés par le soleil. Au-delà de quelques champs encaissés qui le surplombaient vers le nord, il y avait une route, la plus large de la région, l’une des rares voies qui pussent accueillir le passage aisé des chars. Atalante devint maussade en considérant l’encombrement dont elle était l’objet.


« Vois, dit-elle, ils sont déjà là, les maudits ! Ne peuvent-ils me laisser un jour de tranquillité avant de venir s’accrocher à moi comme des sangsues ? »


Hippomène s’arrêta au bord du chemin pour observer le spectacle.


« Tes prétendants ont l’air d’amener avec eux d’importantes richesses », déclara-t-il lentement.


Atalante se planta à côté de lui et plissa les yeux pour mieux distinguer les détails de la procession. Des charrois couverts d’amphores, de tonneaux, de coffres. Des chapelets de vaches et de moutons dont, si l’on tendait l’oreille, on pouvait percevoir les beuglements et les bêlements plaintifs.


« Ils viennent m’acheter, répliqua-t-elle avec mépris. Ils seront bien désappointés demain soir, lorsqu’il leur faudra remballer tout cela et refaire le chemin inverse jusqu’en leurs cités avec tous ces cadeaux. »


Elle porta ailleurs son regard et lâcha un rire bref, de dépit.


« Et voilà ma nourrice ! Père m’avait bien dit qu’il y aurait du linge à laver en abondance pour ce grand jour. Je suppose qu’il aurait préféré me voir là-bas, trimer avec les femmes, plutôt que chasser à mon ordinaire. Il croit vraiment que je vais perdre. »


Hippomène suivit des yeux le regard d’Atalante et vit un groupe d’une dizaine de personnes agglutiné au bord d’une rivière qui sourdait de la forêt pour s’élancer vers le nord en profitant de l’inclinaison des terres qui la portait vers le lac. Il hocha la tête.


« Tu es un peu dure avec ton père, finit-il par dire, avec prudence. Ce n’est pas seulement à son palais, sa maisonnée et sa cité qu’il pense en te demandant de prendre époux. C’est aussi à toi. Qu’il meurt demain, et tout ce qui est à lui reviendra à l’homme du dehors qui saura s’en emparer, celui qui sera plus fort et plus véloce que les autres. Il prendra tout. Il te prendra toi aussi, Atalante. Il te prendra toi surtout. Car qui s’empare de la fille unique peut prétendre à tout le reste. Tu subirais alors toutes les violences. Est-ce ce que tu souhaites ? Schœnée n’est pas immortel. »


Elle lui jeta encore un de ses regards acérés face auxquels il rentrait en lui-même — d’ordinaire, du moins, car, dans sa bouche, c’était déjà la seconde occurrence à sa virginité tardive.


« Crois-tu que je me laisserais faire, Hippomène ? Penses-tu que je ne me défendrais pas et que je ne vaincrais pas ? Tu me connais mieux que personne, pourtant. Et quand bien même je devrais ployer sous la force et le nombre, tu dois savoir qu’aucun homme ne me forcerait vivante.


— Tu préfères la mort au mariage ? demanda-t-il avec tristesse.


— Trouves-tu juste que je n’ai pas d’autre alternative que celle-ci ? » répliqua-t-elle, avec autant d’amertume que lui.

Buste d'homme grec trouvé dans un cimetière. Je pense qu'Hippomène pourrait ressembler à ce jeune homme inconnu.

Ils se turent jusqu’à ce qu’ils eussent rejoint le Vallon des Muses, au pied de l’Helicon. Là se dressaient des arbres magnifiques, gigantesques, plus grands et plus forts qu’ailleurs, que ni les vents, ni la sécheresse n’avaient abattus, fissurés, ternis. C’était de somptueux platanes, aux troncs envahis de lierre, de superbes châtaigniers à l’écorce grise striée de rides, des chênes et des tilleuls dont les racines serpentaient sur le sol au-delà même de l’ombre que projetaient leurs formidables ramures. Qui pouvait douter qu’ils n’eussent été le refuge des dieux ? De nombreuses offrandes avaient été accrochées à leurs branches ou déposées à leurs pieds : des figues, les premiers grains de raisin de l’été, des jonchées d’épis de blés, des fleurs et des gâteaux. Des oiseaux et de menus rongeurs s’égaillèrent à l’approche d’Atalante et d’Hippomène, abandonnant momentanément ces butins consacrés pour se cacher dans les ramées et les buissons et observer les intrus. Il ne resta des pilleurs que des insectes, des guêpes et des abeilles, des fourmis, des mouches en essaims.


« Celui-ci », déclara Atalante en désignant son autel habituel.


C’était un grand tamaris au tronc fabuleusement large, informe, presque humanoïde dans sa silhouette avachie et contemplative. De plusieurs creux qui plongeaient dans son corps vénérable suintaient une mousse épaisse d’un vert toujours printanier et des fougères qui avaient prospéré dans l’écorce même. Que de trophées la jeune fille ne lui avait-elle pas offerts ! Les peaux de lions avaient pourri depuis longtemps, mais il en restait des défenses de sanglier monumentales, et des cornes, et des griffes, et des crocs qui chantaient sourdement lorsqu’une brise les balançait entre les branches de l’arbre.


Avant de déposer leur offrande, Atalante et Hippomène se purifièrent à la chute d’eau qui jaillissait un peu plus loin depuis l’Helicon. Ils lavèrent les traces de sang qui maculaient leurs bras, depuis l’épaule jusqu’aux mains. La jeune fille nettoya aussi les égratignures qu’avaient laissées les ronces sur ses cuisses et ses jambes. Puis ils allèrent solennellement porter les bois palmés de l’élan jusqu’au tamaris. Ils les déposèrent contre le tronc, où ils se fondirent parmi les branches basses.


« Artémis, déesse chasseresse, reçois notre offrande. Toi qui connais notre cœur, qui t’appartient, ô farouche Artémis, car il est tel un hallier impénétrable rempli de ronces, que seul traverse la lumière du soleil. Laisse-nous goûter à cette lumière, encore, autant qu’il se pourra. »


La prière d’Hippomène laissa une étrange impression à Atalante. Au même instant, une radiance d’un vert intense, d’un vert doré, rempli de reflets merveilleux, vint de la ramure. Dans le silence profond, un battement d’ailes résonna. Ce cœur impénétrable qu’avait si bien décrit Hippomène, ce cœur farouchement gardé d’Atalante sentit glisser sur lui la caresse du divin.

J’espère que vous êtes toujours embarqué.e avec moi dans cette mythologie d’Atalante, et que vous aimez me lire autant que je prends plaisir à écrire pour vous. Pour lire la suite des aventures d’Atalante et Hippomène, c’est par ici ! Le roman Atalante dans sa version papier intégrale est également disponible en librairie.

Sources : Les Femmes grecques à l’époque classique de Pierre Brûlé

Image Briséis : https://www.fanpop.com/clubs/achilles-and-briseis/images/32237408/title/achilles-briseis-fanart

Atalante et le bestiaire des femmes dans l’Antiquité grecque

Bienvenue ici, chère lecteur et chère lectrice ! Aujourd’hui, je vous propose de lire la seconde partie de ma nouvelle consacrée à Atalante Chasseresse.


Atalante a fui les remontrances de son père, le prince Schœnée, qui voulait à nouveau lui parler mariage. Plutôt que supporter ces éternelles réprimandes, elle quitte le palais et la cité pour employer son temps à sa passion : la chasse des bêtes rousses et noires qui vaguent dans l’Hélicon ! C’est l’occasion d’introduire un nouveau personnage, car le mythe d’Atalante, c’est aussi le mythe d’Atalante et Hippomène


En préambule, je vous propose à nouveau un petit détour par l’histoire et la mythologie. Cette fois, on va parler des classifications animalières que faisaient les Grecs anciens lorsqu’ils évoquaient les femmes. (Vous allez voir, c’est charmant ! 😉 )


Bonne lecture !

Sémonide, le chantre de l’opinion sur les femmes dans l’antiquité grecque ?

 

Vous vous souvenez peut-être des paroles que j’ai mises dans la bouche de Schœnée dans le début de la nouvelle ?

 

«  Une vraie femme-chienne, toujours à aboyer, jamais contente, même lorsqu’on emploie tout à son bonheur, insociable et sauvage. Cigale, tu ne connais pas ta chance, toi dont la femelle a été dépourvue de voix par les dieux ! »

 

Je n’ai pas été très loin pour inspirer cette diatribe au père d’Atalante. Je l’ai trouvée chez le poète Sémonide d’Amorgos (VIIe siècle avant J.-C. environ). Ce Grec ancien a composé une Ïambe des femmes, le plus ancien texte, semble-t-il, qui se consacre uniquement au sujet des femmes. Et pas pour leur gloire ! Goûtez plutôt le début :

 

« À l’origine, la divinité créa l’esprit sans tenir compte de la femme. »

Le « Poète en marche » est exposé au musée du Louvre. Cette sculpture est parfois identifiée à Sémonide.

De là commence une intéressante étude de la femme, abordée à la manière de celle des animaux : une sorte de zootechnie qui permet aux hommes de savoir quoi faire des femmes selon le type qui leur a été échu. Elle prend place dans une réflexion des auteurs anciens qui les amène finalement à considérer que les femmes de l’antiquité grecque n’appartiennent pas à la même espèce que les hommes.

On peut distinguer :

  • la femme-truie, méchante, vorace et sale car ne prenant jamais de bain (où on diffame en même temps la femme et toute une espèce animale en même temps !) ;
  • la cavale à la longue crinière, coquette, paresseuse et rouée, car elle fait travailler les autres à sa place et sait emprisonner son mari en jouant de son corps ;
  • l’ânesse grise, qu’il faut battre car elle ne fait rien qu’à contrecœur, mais qui, malgré tout, ne se gêne pas pour « manger nuit et jour au fond de la demeure » ;
  • la femme-guenon, qui « se demande toute la journée comment elle peut faire tout le mal possible » ;
  • la femme-belette, « pauvre et misérable créature », tellement insatiable qu’elle dévore même la viande crue et lubrique au point d’en rendre malade son partenaire.
  • etc.

Dans ce joli florilège, deux types sortent du zoo :

  • la femme-terre, complètement idiote puisqu’elle ne se rend même pas compte qu’elle a froid et ne pense donc pas à rapprocher son siège du feu pour se réchauffer » ;
  • la femme-mer, versatile et « dure et odieuse envers tous, amis et ennemis ».

Schœnée compare sa fille à la « femme-chienne », non pas à cause de la sexualité effrénée qui est rattachée à ce type, mais pour d’autres traits de caractère. Le fait qu’elle soit constamment tournée vers l’extérieur et éprouve une éternelle insatisfaction… ici, à se faire régenter par des mâles. Le fait, aussi, qu’elle « aboie », c’est-à-dire qu’elle n’hésite pas à donner son avis, y compris au milieu des hommes !

La seule femme qui sorte du lot, c’est la femme-abeille, la laborieuse qui mène la maisonnée sans se plaindre, infatigablement et en pondant une flopée d’enfants. Telle est la place assignée aux femmes dans cette société très patriarcale. Bref, tout le contraire de notre Atalante !

Justement, allons la retrouver !

Atalante et Hippomène – Partie II

 

La plaine de Béotie était écrasée par le soleil. Du lac de Copaïs, dont on apercevait l’immense horizon bleu au nord, le vent amenait des relents de vasières. Dans les champs, plus à l’est, l’orge et le froment brillaient de mille feux. Atalante s’arrêtait de temps à autre pour les contempler alors qu’elle gravissait la montagne. Le relief tourmenté, fait de collines et de montagnes, ne laissait que peu de place à ces vallées et ces bassins sinueux et escarpés. Il les découpait en éclats d’or qu’on aurait dit pulvérisés par la main des dieux. Des îlots dans la montagne invincible. Les habitats des propriétaires fonciers n’étaient que de tout petits points noirs dans ces longues étendues brodées de soleil. Quant aux paysans qui s’y échinaient, ils demeuraient invisibles.


Chaque terrasse de l’Hélicon était un foisonnement de cultures. Partout où elle l’avait pu, la main de l’homme avait planté le figuier, l’olivier et la vigne. Les fruits étaient lourds et brillants, violets, noirs ou jaunes, gorgés de sucre, à point. Des ruches occupaient les plus petits espaces et bourdonnaient d’une rumeur insistante qui se mêlait au chant des cigales. De quelque part, d’une source invisible, résonnait le fracas des outils et des voix d’hommes qui arrachaient le minerais à quelque excavation.


Le murmure de la cité s’était tu depuis longtemps. La jeune fille n’en voyait plus qu’une tâche informe à l’horizon. Elle avait laissé derrière elle les pierres et les briques. Sur la route, elle avait dépassé les derniers témoins de la civilisation des hommes, les chars à deux chevaux et les soldats cuirassés de bronze et de lames de cuir, à la tête casquée hérissée de dents et de plumets multicolores.


Dans le maquis, les moutons, les chèvres et les porcs gambadaient à leur aise. Plus haut, dans les quelques espaces ouverts de la montagne, les bergers gardaient le gros bétail. Atalante les évitait. Elle savait les sentes secrètes qui menaient sur les pistes des bêtes rouges et noires, que ce fut dans les roches ou dans les halliers où elles pullulaient. Doris, son lévrier, les arpentait aussi à l’aise, ardente à poursuivre les proies les plus rapides. L’ombre des arbres amenait de la fraîcheur dans cet air qu’on aurait cru sorti d’un four, oui, même ces arbres chétifs, tordus et desséchés par le vent et le soleil.


Un lapin pendait déjà à la ceinture d’Atalante, et un pluvier au magnifique ventre dégradé de noir et de roux vif. Mais la jeune fille voulait plus. Pourquoi pas un sanglier ou un cerf, tant que celui-ci portait encore ses gigantesques bois ? Là, ce serait assez à la hauteur des talents d’Atalante la chasseresse.


Alors qu’elle suivait finalement la piste d’un daim, un lièvre lui coupa le chemin, juste sous son nez. Les bois à sa gauche frissonnèrent sous un assaut brutal, puis soudain ils s’écartèrent et laissèrent passage à un jeune homme armé pour la chasse comme Atalante, d’une lance, d’une massue et d’un arc. Un chien le suivait, tout aussi mince et élancé que le lévrier de la jeune fille, paré de ténèbres quand celui d’Atalante revêtait le doux velouté de la pêche.


« Atalante ! Je ne t’avais pas entendue.


— Moi, si, répondit-elle, un sourire amusé sur les lèvres, et ma Doris, et tous les fauves à la ronde également. »


Une brise douce, le reliquat du fort vent d’été, s’insinuait entre les arbres de la forêt. La peau moite, humide de sueur de la jeune fille frissonna sous la caresse. Dans l’effort, ses longs cheveux sauvages s’étaient évadés du lien qui les retenait sur le haut de sa tête. Elle les renoua tout en ajoutant :


« Veux-tu que nous courions ensemble la bête ? Je suis la piste d’un daim. Ce sera plus glorieux que ton lièvre !


— Je te suis, Atalante. Montre-moi donc encore les grâces dont t’a pourvue Artémis la chasseresse. »

Ils s’élancèrent, les chiens sur leurs traces. Pendant un temps, ce ne fut que silence dans la forêt, seulement troublé par de rares murmures, lorsqu’ils indiquaient du doigt les traces des bois laissées par la bête sur les troncs des arbres, ou celle de ses sabots quand, par chance, il en avait laissées dans la terre dure et sèche jonchée d’aiguilles de pins. Les chiens reniflaient, la truffe au ras du sol.


Puis, la bête magnifique apparut. Ce fut d’abord ses bois palmés, qui émergèrent d’un foisonnement de ronciers, à la limite de la forêt. Au-delà, le regard portait loin vers le sud et même sur un coin de mer d’un bleu aveuglant. Atalante plissa les yeux en écartant doucement la branche basse d’un érable. Le soleil se réverbérait dans son feuillage et y allumait des reflets verts surnaturels qui constellaient sa vue.


Elle tourna les yeux vers Hippomène. D’un signe, il lui indiqua qu’il allait prendre la bête à revers pendant qu’elle tirerait la première flèche. Il faisait confiance à son adresse. Elle hocha la tête. Tandis qu’il s’éloignait, sans un bruit, son lévrier sur les talons, elle fit glisser un trait dans son carquois. L’élan n’avait pas bougé. Il mangeait les feuilles les plus basses d’un chêne vert. Atalante embrassa la flèche en murmurant :


« Vierge maîtresse des bois, à moi qui demeure dans tes sombres halliers, toujours fidèle chasseresse et vierge dans l’âme, soutiens le bras. »


Elle encocha la flèche et tendit lentement la corde. Le bois forcé émit un râle plaintif. Quelques secondes passèrent, immobiles. Là, Hippomène devait être en place…


Soudain, le cervidé releva brusquement la tête. Atalante lâcha son trait.


Il fusa en rasant les longues tiges folles des ronces, sans dévier, vibrant dans la lumière émeraude. Une ligne d’or. L’élan bondit et la flèche vint se planter dans son échine, à quelques pouces de sa gorge.


Un brame saisissant résonna dans la futaie, suivi d’un concert d’aboiements lorsque Hippomène lâcha son chien.


« Va, Doris ! » cria Atalante en encochant un autre trait.


Dans le même temps jaillirent d’autres fulgurances aiguës. Son camarade s’était lancé à l’assaut.

L’élan tournoya sur lui-même un instant, incertain de la voie à prendre pour sauver sa vie, avant de se ruer dans la direction opposée à celle d’Hippomène. Son flanc et son dos étaient déjà hérissés de plusieurs flèches. Atalante bondit à travers les ronces, en l’endroit le plus dégagé. Des épines lacérèrent ses cuisses, ses mollets et ses bras nus, sans l’arrêter. L’exaltation de l’hallali faisait battre son cœur à tout rompre. Elle sauta par-dessus un buisson, contourna un vieux figuier tortueux et se retrouva sur une sente, juste sur les talons d’Hippomène. Devant eux, l’élan fuyait à corps perdu, dans un grand halo de verts tendres, de verts sombres, de verts lumineux. Sa course était étrange, un peu désordonné, harcelé qu’il était par les chiens.


Atalante s’élança. Ses muscles se tendirent. Elle chercha plus loin, tout au fond de son ventre, le souffle primaire. Le sol se précipita sous ses pas. Les arbres et les fourrés denses perdirent de leur netteté autour d’elle. Des branches la giflèrent, des racines tentèrent de saisir ses chevilles. Foin de toute cela ! Elle volait. Elle rejoignit Hippomène, elle le dépassa. L’espace d’un instant, elle croisa son regard dépité, et émerveillé.


Pouvait-elle rattraper la bête ?


L’élan avait presque disparu en redescendant une sente. Elle voyait encore ses bois palmés. En gagnant une éminence, il réapparut, tout entier. Il dévalait une pente qui sinuait entre les figuiers sauvages, les chênes verts et les châtaigniers. Les chiens à ses trousses aboyaient férocement et entravaient sa course. Là, la forêt était en train de céder la place au maquis broussailleux. Le lac de Copaïs avait réapparu à leur gauche.


Atalante s’arrêta. Elle banda son arc avec soin. Elle tira.


Cette fois, la flèche trouva immédiatement sa cible et se planta dans la gorge.

© RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle

J’espère que cela vous a plu ! La suite du récit d’Atalante et Hippomène est par ici… avec de nouvelles anecdotes historiques et mythologiques !

Vous trouverez également le roman Atalante en version papier intégrale chez votre libraire préféré. -)

Sources : Brulé, Pierre, Les femmes grecques à l’époque classique, Hachette Littérature, 2001

Crédits image en-tête : Femme grecque, artiste inconnu. Source : Oldroze.

Atalante Chasseresse – Nouvelle fantastique mythologique – Partie I

Vous aimez la mythologie grecque ? Vous aimez les récits qui mettent en valeur de beaux portraits de femmes ? Voici le premier extrait d’une longue nouvelle centré sur l’une des figures féminines les plus connues des légendes grecques : l’Atalante Chasseresse.


Dans les semaines à venir, je vais vous dévoiler son histoire. En bonus, de nombreuses informations sur les mythes qui l’ont prise comme héroïne et sur le statut et la vie des femmes dans l’Antiquité grecque.


Avec, comme d’habitude, un peu de musique : de la lyre dans une composition qui imagine ce que pouvait être la musique dans la Grèce antique.


Bonne lecture !

Balade dans la Béotie antique

 

Pour commencer, je vous présente le cadre géographique du mythe d’Atalante : la Béotie !

La Béotie - Carte extraite du site de l'association Arrête ton char.fr, bourré d'infos sur les antiquités grecque et romaine.

La Béotie, c’est un bout de terre grecque au nord de la péninsule. C’est de ce territoire que nous vient le plus vieux mythe d’Atalante. Il existe en effet une autre version du mythe, plus tardive semble-t-il, qui serait issue d’Arcadie. L’Arcadie se trouve dans le Péloponnèse.


J’ai eu envie de développer le mythe de l’Atalante béotienne, notamment parce qu’on y trouve l’épisode de la course contre Hippomène. Nous verrons cela un peu plus tard !


La Béotie antique, qu’est-ce que c’est ? Elle se caractérise par l’omniprésence de la mer et de la montagne, comme le reste de la Grèce, avec toutefois une plaine plus vaste, celle d’Orchomène (l’une des cités belligérantes de ma nouvelle Le Dit de l’oracle). On y trouve aussi le lac de Copaïs, qui a été asséché au XIXe siècle et qui fournissait dans l’Antiquité un peu de fraîcheur dans les sécheresses estivales.


La Béotie, c’est aussi la fameuse triade méditerranéenne : le blé, la vigne, l’olivier. On y élève du gros bétail dans les montagnes et des porcs, des moutons et des chèvres dans le maquis. Sans compter le gibier, qui pullule : les lièvres, lapins, oiseaux en tout genre, les cerfs et les daims, et les sangliers, ours et lions qui ont fait la fortune du mythe d’Atalante.


Et, justement, allons la rejoindre, notre Atalante Chasseresse, qui s‘apprête à partir en chasse en contrevenant à toutes les règles qui régissent le statut de son sexe…

Une nouvelle dans la mythologie grecque

 

Son nom résonnait dans tout le palais.


« Atalante ! »


Il était amené par le vent étésien qui rafraîchissait l’ardeur torride de la saison chaude. Il le portait partout, ce vent, cette brise légère et caressante, qui faisait frissonner le duvet velouté des peaux moites de sueur.


« Atalante ! »


Il palpitait le long des murs, rebondissant durement d’une pierre à l’autre, ces belles pierres de calcaire gris-bleu arrachées au mont Parnasse. Il imprégnait chaque brique d’argile crue, il les traversait, il cherchait sa cible.


« Atalante ! »


Il avait des accents mâles, c’était la voix de l’anax Schœnée, son père, le prince. Et des notes plus minces, plus flûtées, plus douces, c’était les appels de ses femmes et, première d’entre elles, de sa nourrice qui l’implorait encore.


« Atalante ! »


Et Atalante faisait la sourde oreille.


Elle avait chaussé ses nébrides, ses bottes souples en peau de faon. Elle marchait sans un bruit sur les carrelages en mosaïques, passant de sa chambre au mégaron, puis aux antichambres. Les esclaves et les domestiques la regardaient passer puis, lorsqu’ils quittaient son regard, elle entendait le froufroutement d’une robe, le glissement pressé d’un pied sur le sol, et l’un d’eux s’en allait prévenir le prince. Atalante s’en allait encore ! Elle portait le chitôn court de la chasseresse, en lin plissé, qui laissait libre l’un de ses seins pour ne pas entraver ses mouvements. Elle avait le carquois d’ivoire en bandoulière, les javelots hérissaient son dos, l’arc ceignait sa hanche, ses longs cheveux étaient relevés au-dessus de sa tête pour laisser libre ses yeux d’épervier à l’affût !


Eh bien ! Était-ce si surprenant ?


Ils l’acculèrent dans la seconde cour, juste après qu’elle eut passé le premier porche à colonnes. Trop tard pour atteindre les propylées entre lesquels vibrait l’appel du dehors. Schœnée la rattrapa de sa voix tonnante.


« Atalante ! »


Ses femmes couraient pour la rejoindre, mais le moyen d’imposer cela à son glorieux père ? Tout athlétique qu’il fut encore, il aurait été plus ulcéré encore si elle l’avait contrainte à lui courir après. Et sous les yeux de toute la maisonnée ! Des soldats qui vaquaient à la garde, tout armé de bronze ! Des fonctionnaires qui étaient là rassemblés pour recevoir les contributions, le blé, l’huile, le vin, et des paysans venus les apporter ! Des artisans et esclaves qui façonnaient le bronze en lingots, ou lissaient l’argile au tour pour en faire des céramiques, ou fabriquaient chars et roues dans leurs ateliers !


Elle s’arrêta donc avant d’avoir franchi l’entrée monumentale et se retourna pour lui faire face. Les énormes blocs de pierre qui avaient présidé à la construction de la forteresse dans laquelle nichait le palais lui coupaient toute perspective. La base des murs était en maçonnerie, le reste en briques crues. Au-dessus du linteau de la grande porte, un grand relief monolithe en pierre grise occupait le triangle de décharge. Il représentait deux lions affrontés dont les pattes antérieures s’appuyaient l’une sur l’autre.
« Tu pars encore ! »

Atalante Chasseresse

 

Il était grand, son père, le prince Schœnée, fils d’Athamas à la divine lignée. De sa tunique courte émergeaient de longues jambes musclées et halées, qui avaient arpenté bien des contrées et des champs de bataille. Il dardait sur elle un regard de faucon, en croisant sur son torse des bras enserrés de bracelets d’or, d’argent et de cuir, que les muscles voulaient faire voler en éclats. Quel indice accusait l’âge sur ses traits féroces, si ce n’était un léger relâché des joues, quelques rides au coin des yeux et de longues mèches grises dans la chevelure brune ?


« Je vais chasser », répondit Atalante d’un ton plat.


Il la regarda de haut en bas tandis que ses femmes s’esquivaient, que les gardes et les artisans regardaient ailleurs, que les fonctionnaires et les paysans retournaient au comptage des herbes aromatiques, du miel, des épices. Nul n’avait envie de se trouver entre ces deux là quand ils prenaient leurs allures de grands fauves. C’est que la fille ressemblait au père, elle le savait : tout en puissance et en orgueil, de la tête aux pieds.


« Nous avions convenu de discuter des modalités de cette course que tu as choisie comme épreuve, répliqua Schœné d’une voix contenue. Puisque, enfin, tu consens à la possibilité d’une union !


— Tu ne m’en laisses guère le choix, père. Je ne veux pas me marier, tu le sais. Avec cette épreuve, tu constateras que ma volonté vaut bien la tienne.


— Nous ne reprendrons pas cette discussion, tout a été dit ! Tu ne peux pas rester parthenos plus longtemps ! Que deviendra mon nom si je meurs sans descendance ? Qui honorera ma mémoire, celle de mon père et de mes ancêtres ? Qui fera chanter les aèdes lors des banquets ? Et mon palais, et ma principauté, entre quelles mains échoueront-ils ? Il faut que tu ais un fils ! J’ai renoncé aux plus beaux hymens pour toi, alors celui-là qui te vaincra lors de cette épreuve, tu l’épouseras !


— Tu n’as pas eu de fils, et ce serait à moi d’en payer le prix », riposta Atalante avec amertume, en se détournant.


La main de son père l’arrêta sur le seuil. D’un tenant, elle recouvrait toute l’épaule de la jeune fille.


« Ma pais, dit-il à voix plus basse, calmée, affectueuse. C’est que j’aimais trop ta mère, ma tendre Clyménè, pour la répudier de n’avoir su me donner d’héritier mâle. Je l’aurais dû, je le sais. Tout homme finit par aimer son alochos, et moi j’ai aimé la mienne plus qu’il ne l’aurait fallu, trop pour mon propre bien. Voilà tout ce que je te souhaite de connaître avec ton époux. »


Atalante ne répondit rien. Elle ne lui jeta pas au visage les ombres de toutes ces petites sœurs exposées après elle, jusqu’à la dernière, parce qu’elles n’avaient pas eu la grâce de naître dotées de l’attribut désiré, et le cœur déchiré de sa tendre alochos à voir périr grossesse après grossesse le fruit de son ventre. Le fils n’était jamais venu.


Elle siffla. Son père marmonna, tandis qu’un grand chien fuselé, à la robe beige, sortait des écuries qui jouxtaient la cour. Il vint en trottinant, louvoyant entre les barriques de vins, les jonchées de menthe et les grands sacs en toile de jute qui regorgeaient de fenouil et de graines de sésame. Sa queue allait et venait joyeusement, sa langue pendante se réjouissait dans la gueule grande ouverte. Il s’approcha de sa maîtresse. Atalante lui caressa affectueusement la nuque.


« Une vraie femme-chienne, grommela Schœnée, toujours à aboyer, jamais contente, même lorsqu’on emploie tout à son bonheur, insociable et sauvage. Cigale, tu ne connais pas ta chance, toi dont la femelle a été dépourvue de voix par les dieux ! »


Atalante tourna les talons.

Atalante, immortalisée dans sa course contre Hippomène par Pierre Lepautre, collections du Musée du Louvre

Ce début vous a-t-il plus ? Retrouvez Atalante Chasseresse par ici ! Ou encore chez votre libraire préféré, pour la version papier intégrale. 🙂

Et n’hésitez pas à me laisser un commentaire si vous avez envie d’échanger autour de cette héroïne passionnante. 🙂

Le Dit de l’oracle – Une nouvelle dans la mythologie grecque

Bienvenue sur mon blog, cher lecteur et chère lectrice. J’espère que vous avez aimé la dernière balade (ballade ?) que je vous ai proposée au cœur de la Carthage romaine, auprès du héros de l’arène, le bestiaire Léo. 😉

Aujourd’hui, remontons encore les siècles, vers une époque reculée qui oscille entre légendes et réalité. Les temps mythologiques… Un cadre : la Delphes antique. Un personnage : la Pythie.

Je vous propose de découvrir deux extraits de ma nouvelle Le Dit de l’oracle. Bien sûr, ici aussi, fantastique et mythologie grecque vont faire bon ménage, comme vous pourrez le constater !

La Grèce antique, le cadre idéal pour un récit de fantastique

Toutes les mythologies se prêtent admirablement à la réalisation de récits fantastiques pleins de fureur et d’extase. La matière grecque est particulièrement abondante et bien connue.

La première fois que je l’ai abordée, c’était dans la nouvelle que je vous propose de découvrir aujourd’hui : Le Dit de l’oracle. J’y explore le personnage de la pythie de Delphes.

La pythie n’appartient pas au mythe. Elle a vraiment existé. Elle était l’oracle du sanctuaire dédié à Apollon dans la ville grecque de Delphes. Elle fut encore consultée à la grande époque classique des VIème et Vème siècles.

le dit de l'oracle marie tétart
Couverture de la nouvelle Le Dit de l’oracle d’après la peinture de John Collier, Priestess of Delphi, 1891

Ses oracles étaient semble-t-il incompréhensibles. Il fallait toute la science religieuse des exégètes pour en tirer une interprétation cohérente et utile à ceux qui venaient lui demander conseil.

Pour mon Dit, j’ai joué avec la réalité et repris un vieux poncif : celui d’une transe de la pythie, due à des exhalaisons sulfureuses issues d’une faille dans le mont Parnasse sur lequel se situait le sanctuaire. En réalité, la pythonisse était possédée par le dieu grâce à une observance stricte de rituels, sans aucun artifice d’aucune sorte.

Pour me faire pardonner cette entorse à la réalité, j’invoque ici le poète latin Lucain, qui fut le premier à imaginer les délires mystiques de l’oracle aux prises avec l’esprit d’un dieu furieux. Je n’ai fait que le suivre et renchérir, tout comme beaucoup d’autres artistes depuis 2 000 ans !

Je me suis aussi amusée à d’autres fantaisies que Plutarque et les autres Anciens auraient sans doute reniées, histoire de marier plus intimement encore fantastique et mythologie grecque… Mais cela, vous le découvrirez si vous lisez la nouvelle en entier !

Je vous laisse en compagnie de Loreena McKennit sur une musique qui évoque de lointains voyages. Le premier extrait donne les prémices de la tragédie…

Comment une épouse délaissée devint la voix qui parlait aux hommes…

« Strepsiade tenait le message entre ses mains. Cette vision prophétique de l’avenir de sa cité lui brûlait les doigts. Au souvenir de la Pythie, il frissonnait encore, comme si la voix monocorde de l’oracle courait elle-même le long de son échine. Les paroles avaient beau être pour lui dénuées de sens, l’épouvante régnait entre ces mots. La chute finalement était heureuse et il pouvait s’en réjouir, mais il n’oublierait jamais la terreur qui l’avait habité durant cette consultation.

Jadis, jamais Callirhoé n’aurait pu lui insuffler émotion si forte. Son épouse, alors, était une autre femme. Toute parée de vertus et de discrétion, les seuls attributs souhaités pour celles de son sexe, elle ne lui inspirait qu’indifférence. Presque quinze années de mariage et il n’avait jamais consommé cette union forcée. La virilité n’était pas en cause. Entre deux batailles, sa couche était toujours bien garnie d’éphèbes, parmi les plus bels adolescents laissés à sa charge par les lignées aristocratiques de la cité pour qu’il en fasse de bons guerriers.

Mais sa femme et les femmes en général l’avaient toujours laissé froid.

Un jour, il n’avait plus supporté la vue de cette créature docile et vertueuse. Elle était incapable de l’exciter et, conséquemment, elle était inapte à lui donner un fils. Cette union, imposée par un oracle de la Pythie dans leur plus tendre enfance, n’était qu’une vaste supercherie. Après tout, s’il ne pouvait engendrer un fils de son sang, il avait le choix d’en adopter un. Il n’aurait plus à ménager la pudeur de son épouse lorsqu’il ramenait des amants en sa demeure.

Il répudia Callirhoé, prétextant de sa stérilité supposée pour rompre leurs liens, et ce, malgré les adjurations de sa mère qui lui rappela la fameuse vision oraculaire. Les deux plus vieilles lignées du territoire delphique, ennemies depuis des lustres, devaient s’entremêler pour empêcher la renaissance des déchirures. Une cité renommée naîtrait de cette réconciliation.

« Qu’importe la vision de cette vieille carne ! » hurla-t-il à sa mère qui osait lui en remontrer, à lui, un homme fait de trente ans passés. « Cela fait quatorze ans, elle est née, cette cité ! Que la déesse s’estime satisfaite !
— N’insulte pas la déesse ! chuchota la malheureuse femme, blanche de terreur.
— Insultée ? » Hors de lui, Strepsiade leva les yeux vers le ciel. « Thémis, entends-moi ! Regarde bien ton oracle ; regarde ce que j’en fais ! »

Et, d’un geste furieux, il se saisit d’un vase fin en céramique et le projeta contre un mur. L’objet explosa en mille morceaux.

Le bruit lui résonnait encore quelquefois à l’oreille, en ses heures les plus sombres, comme l’annonce d’un châtiment terrible.

Somme toute, il avait bien agi. Il suffisait de cette preuve : son épouse divorcée avait été choisie comme Pythie à la mort de l’ancien oracle. Celle-ci avait vu en vision la femme qui devait lui succéder. Sa stérilité n’était pas un présage funeste, mais au contraire un signe : la déesse voulait réserver cette femme à une fonction plus importante que celle de donner des fils à la cité.

Désormais, Callirhoé lui expliquait, à lui et aux autres dirigeants de Delphes, comment il leur fallait gouverner. ».

Consultation de l’oracle de Delphes. Céramique à figures rouges, vers 440-430 av. J.-C., par le peintre Kodros.

Quand fantastique et mythologie grecque se rencontrent…

Voilà comment Callirhoé est devenue pythonisse de Delphes… Et la voici maintenant alors qu’elle subit la possession divine et rend son oracle dans le téménos, l’enceinte sacrée du sanctuaire. On passe ici dans le point de vue d’un autre personnage, Trygée, frère d’armes de Strepsiade, venu avec lui demander conseil à la pythie.

« Elle était assise sur un haut trépied, au-dessus d’une fissure qui lacérait le sol. Sa longue tunique de lin laissait nue l’une de ses épaules. L’éclat jaune déversé par l’accroc dans la pierre, en même temps qu’une brume aux relents méphitiques, salissaient le blanc du tissu. Par-dessus, un voile écarlate recouvrait les cheveux de la femme et laissait son visage dans l’ombre. Elle avait la tête penchée et ne bougeait pas ; ses pieds nus reposaient sur l’un des barreaux de son inconfortable siège. Depuis combien d’heures était-elle assise là, à prédire à ses innombrables visiteurs joies et misères, morts et mariages, fortunes et infortunes ?

L’un des prêtres s’avança vers elle et lui présenta un verre de l’eau sacrée, issue des sources cachées dans les sombres grottes du Parnasse. Elle l’avala lentement. Trygée, la boule au ventre, put distinguer enfin le profil délicat, que les années épuraient sans relâche jusqu’à le rendre fantomatique. Indifférente à ses spectateurs, la Pythie se mit à mâcher des feuilles de laurier. Une gerbe d’eau fut jetée dans la fissure ; l’exhalaison fétide s’intensifia et le nuage jaune qui nichait dans le réduit se concentra autour de la femme comme pour l’habiller d’une chape. Autour de Trygée, certains portèrent leurs mains à leur nez et à leur bouche. Pas Strepsiade, constata-t-il, pas son frère d’armes, naturellement.

« Comment la guerre avec Orchomène peut-elle être évitée ? »

La question avait résonné sous le haut plafond creusé dans la roche. La Pythie vacillait sur son siège à l’équilibre précaire ; il aurait suffi d’un souffle pour qu’elle tombât dans le trou. Mais cette apparente faiblesse se mua en mouvements de balancier réguliers, ponctués chacun par la tête qui allait et venait d’avant en arrière, mollement, dolemment. Les paupières s’étaient fermées sur ses prunelles que Trygée savait brunes et qu’il aurait tant voulu revoir.

Et puis la voix monocorde s’éleva et emplit l’espace.

« Le chemin est atroce, mais il faut l’accepter. La cité est rebelle, il faut un élu. Celui de la guerre peut l’être pour la paix. Qu’il en soit ainsi, dira-t-il. Mais il ne verra pas de ses yeux d’acier rayonner le soleil sur les murs blancs libérés de l’angoisse. De sombres parois les fermeront… Aaaahhhh ! »

Le hurlement brisa net l’instant. D’une litanie pleine de langueur, la Pythie passa à une hystérie épouvantée. Sous les yeux affolés des consultants, elle se mit à crier des mots incompréhensibles, en une langue inconnue pleine de sifflements perçants et d’éructations rauques. À voir la stupeur des prêtres, la scène n’avait rien d’ordinaire. Des années de guerre en tant que chef d’armée avaient façonné à Trygée un sang-froid peu commun, mais il sentit comme une main de fer serrée autour de sa gorge. C’était la femme aimée depuis toujours qui vomissait depuis le contrebas cet innommable galimatias, ce langage des Enfers dont la moindre syllabe faisait se dresser les cheveux sur la tête. Elle s’accrochait maintenant des deux mains à son siège, en se balançant à un rythme de plus en plus rapide et de plus en plus saccadé, le visage levé très haut et les yeux exorbités, grands ouverts sur l’ailleurs. L’odeur de soufre s’était intensifiée et empuantissait tout.

« Le guerrier va ouvrir les portes du temple », continua-t-elle, d’une voix soudain plus mesurée — mais son visage restait violemment contracté. « Quelle extase. La satiété, pour la mère et l’enfant. La cité sera plus belle. Remercier la main qui va se sacrifier. La Main. La Déesse a répondu. Cette guerre n’aura pas lieu. Cette guerre n’aura pas lieu. »

Soudain, le silence. La Pythie s’affaissa. Un prêtre se rua vers elle pour la recueillir dans ses bras.

Trygée, abasourdi, la regarda tandis qu’on l’emmenait dans les profondeurs de la grotte.

Pour la première fois depuis longtemps, sa main absente le démangeait furieusement. »

Oreste à Delphes face à la pythie. Cratère à figures rouges, vers 330 av. J.-C.

J’espère que cette incursion dans la Grèce des origines vous a plu ! J’ai remarqué de mon côté qu’il existait de nombreux amateurs de littérature mariant fantastique et mythologie grecque. J’y ai pris goût aussi et quelques idées me sont venues autour des personnages mythiques d’Atalante, de Sisyphe, de Pandore et de Prométhée… À suivre !

Si vous souhaitez connaître le destin de ma Callirhoé, je vous invite à lire le pitch du Dit de l’oracle !

Crédits images : Christian Hardi