Pasiphaé : l’amour contre-nature

Et si on partait du côté de la Crète ?


En Crète, le grand personnage, c’est le roi Minos. Toutefois, dans son entourage, les femmes tiennent une place prépondérante. Pas pour leur bien, hélas… Je vous propose de découvrir en deux temps les héroïnes de la mythologie Pasiphaé, Phèdre et Ariane. Aujourd’hui, on va parler de la mère, et ça nous permettra d’aborder un concept grec que je trouve très intéressant en termes narratifs : l’anosios gamos, l’amour sacrilège !

Pasiphaé dans la mythologie grecque : coupable forcée de sacrilège

Quand on dit Minos, on pense souvent au Minotaure, le monstre auquel le roi livre en pâture sept jeunes filles et sept jeunes gens tous les neuf ans. C’est Thésée qui va mettre fin au carnage, on en parlera plus tard.

Mais d’où sort-il, ce monstre à corps d’homme et tête de taureau ?

Des entrailles de Pasiphée, l’épouse du roi Minos.

Retournons en arrière. Minos a évincé ses frères pour récupérer le trône d’Astérion, roi de Crète, qui l’a élevé. (Minos est le fils de Zeus, et celui-ci n’éduque pas lui-même l’abondante marmaille qu’il engendre ici-bas.)

Pour montrer que les dieux sont favorables à sa prise de pouvoir, il veut marquer les mémoires. Il adresse donc une prière à Poséidon. Il lui demande de faire sortir de la mer un taureau. Si sa prière est exaucé, il sacrifiera cet animal au dieu. Ce sera la preuve éclatante que les dieux l’écoutent et agréent son arrivée au trône.

Minos : gravure de Gustave Doré pour l'ouvrage L'Enfer - La Divine Comédie de Dante
Sur cette gravure de Gustave Doré réalisée pour illustrer L'Enfer - la Divine Comédie de Dante, on voit le roi Minos comme un sage. C'est en effet l'un des juges des âmes des damnés à l'entrée de l'Enfer.

Et Poséidon envoie effectivement la bête demandée à Minos !


Le problème, c’est que le taureau est vraiment très beau et Minos n’a plus vraiment envie de le perdre. Il le remplace discrètement par une autre bête de son cheptel pour pouvoir le garder. C’est sans compter la clairvoyance des dieux, auxquels rien n’échappe. Furieux, Poséidon s’en prend à Minos par victime interposée. Et (comme d’habitude, ai-je envie de dire), ce sont les femmes qui trinquent. (Si vous n’en êtes pas convaincu, je vous invite à lire cet article sur d’autres personnages de la mythologie grecque où j’évoque notamment la malheureuse Méduse !).


Poséidon inspire à Pasiphaé, l’épouse de Minos, une passion irrépressible pour le taureau. On ne lutte pas contre les tentations inspirées par les dieux. Perdue d’amour et de désir, la malheureuse demande à Dédale de trouver un stratagème pour qu’elle puisse assouvir ses pulsions sans se faire déchiqueter. Celui-ci fabrique un simulacre de génisse en bois et en cuir. Pasiphaé n’a plus qu’à s’y glisser et à se présenter ainsi « grimée » au taureau. L’animal n’y voit que du feu et l’accouplement a lieu sans que Pasiphaé y perde la vie.


Et, quelque temps plus tard, elle accouche d’un monstre à corps d’homme et tête de taureau.


Épouvanté, Minos demande à Dédale, toujours lui, de construire un gigantesque palais labyrinthique dans lequel il pourra enfermer le monstre. (De là vient le mot « dédale », en passant !)

L’anosios gamos : du désir impie au coït sacrilège

Cette histoire sympathique de Pasiphaé dans la mythologie me permet d’aborder une notion grecque que je trouve passionnante : celle de l’anosios gamos. C’est-à-dire du « mariage impie » (le gamos est le mariage).


J’ai beaucoup parlé du mariage dans l’antiquité grecque dans d’autres articles. Mais qu’est-ce que c’est, le mariage impie, ou sacrilège ?


Il s’agit d’une union sexuelle interdite, car réprouvée par l’ordre divin ou humain. Il peut s’agir d’un inceste, comme dans le cas de Phèdre, la fille de Pasiphaé, dont on parlera dans un autre article. Ou d’une liaison non autorisée entre un mortel et un dieu. Ou encore d’un amour charnel consommé dans un temple. En général, la divinité tutélaire du temple n’apprécie pas du tout. Je vous renvoie à mon article sur la malheureuse Méduse !


L’anosios gamos peut aussi être un accouplement monstrueux avec un animal. Comme celui de la pauvre Pasiphé avec le taureau.

peinture de Gustave Moreau représentant Pasiphaé et le taureau
Cette peinture magnifique de Gustave Moreau (datée des années 1880-1890) représente Pasiphaé et le taureau. Le bleu du fond est encore plus éclatant sur l'original.

Un cas d’anosios gamos : Atalante

On retrouve également un cas d’anosios gamos dans le mythe d’Atalante. Lequel ? Je n’ai pas envie de vous spoiler. 😀 Je vous propose plutôt de le découvrir en direct en lisant mon petit roman Atalante !

Vous pouvez lire gratuitement les aventures d’Atalante chasseresse, en ligne sur ce blog, en partant du début.

Ci-dessous, la suite de ce récit, un moment crucial dans le thalamos (la chambre nuptiale !).

« C’est pour ton bien aussi, bafouilla-t-il alors qu’elle dardait sur lui ses yeux flamboyants. Tu ne peux pas rester éternellement parthenos. Tu dois bien un jour rejoindre le giron d’Aphrodite, il n’y a pas d’avenir pour les femmes en dehors d’elle…
— Lâche et menteur avec ça, répliqua-t-elle, écœurée. Arrête, Hippomène ! Tu n’as agi que pour toi, pour toi tout seul ! Aie au moins le courage de l’admettre ! »


Ses yeux tombèrent sur une statuette posée sur un guéridon, contre le mur qui faisait face à la fenêtre. Un voile l’enveloppait encore pour partie ; le glissé du tissu s’était interrompu à l’arrondi d’une épaule nue et ronde comme un fruit bien mûr. De l’autre côté, il tombait jusqu’aux pieds de la silhouette en dévoilant un sein, une hanche et une longue jambe galbée. Le rayonnement doré de la lampe ne l’atteignait pas. En revanche, un rayon de lune l’enveloppait. Elle donnait une texture surnaturelle à cette chair de pierre, cette peau blanche inerte, insensible aux caresses, désertée par la vie et par l’amour.

Atalante ressentit toute l’ironie de la situation en voyant qu’Aphrodite — car c’était elle — avait abandonné cette coquille sous l’effleurement de la lune, de l’astre divin qu’incarnait Artémis. Elle était comme cette statuette. Femme, mais touchée par la grâce de la déesse vierge, soustraite aux vertiges de l’amour pour conserver la force de lutter pour sa liberté.


« Tu as amené cette statuette ici. » Il y avait une coupe d’or ouvragée près de la sculpture, dont elle comprit immédiatement l’usage : elle servait aux gestes de pureté rituelle. « C’est un agalma pour remercier la déesse de t’avoir donné ce que tu lui demandais. Moi.
— Je t’assure qu’elle veut ton bonheur, elle aussi. »


Son ton était tout sauf confiant. Lorsqu’elle se dirigea résolument vers la statuette, il sursauta. Il se précipita vers elle et saisit son poignet des deux mains, dans une posture réflexe d’orthepale.


« Qu’est-ce que tu fais ?
— Lâche-moi ! »


Elle essaya de le repousser. Entre leurs mains qui s’entremêlaient aux poignets, aux coudes, aux épaules, les yeux d’Hippomène étaient remplis de peur.


« Ne fais pas ça, Atalante, ne fais pas ça, supplia-t-il. Je t’en prie, discutons-en, trouvons une solution, mais ne fais pas ça !
— C’est toi qui m’as mise dans cette situation, et elle est ta complice ! Je vais lui montrer que je ne serai jamais à elle, pas plus qu’à toi ! »

Atalante et Pasiphaé : la mythologie grecque avec les femmes

Il maintint sa prise sur son bras. Il la serra même plus fort, à lui faire mal. Des réflexes de lutte leur vinrent à tous les deux, acquis durant leurs années d’entraînement sous la direction de Chiron. Il essaya d’entrer dans sa garde en glissant sa jambe derrière la sienne, elle l’esquiva. Elle fit une volte rapide pour pénétrer la sienne en le bloquant contre son dos, il l’anticipa. Sa robe la gênait, elle en sentait le poids sur ses jambes, ses épaules, ses bras, comme un filet qui l’empêchait de se mouvoir à l’aise. Sans cesse contrés, ils se retrouvaient en position de systasis, les mains sur les bras l’un de l’autre, à confronter leurs forces pour trouver la faille, plus hargneusement et plus brutalement qu’ils ne l’avaient jamais fait jusqu’alors. Tantôt, ils traversaient l’éclat jaune de la lampe, tantôt le rai bleuté de la lune, environnés d’ombres cachées dans les interstices où se terraient leurs rêves, leurs désirs et leurs peurs.


La chambre nuptiale abritait des ébats, oui, d’un tout autre genre que ceux auxquels elle avait droit. Pourtant, Atalante sentait plus intensément que jamais le souffle lourd d’Hippomène lorsqu’il prenait l’avantage et se penchait au-dessus d’elle. Sa peau avait des parfums entêtants et salés qu’elle connaissait bien, mais elle y sentait quelque chose de plus, et cette fragrance-là l’étourdissait. Était-ce l’odeur de la peur ? La sueur qui l’inondait ne venait pas seulement d’elle ; leurs deux corps en s’empoignant et en se repoussant se mêlaient l’un à l’autre. Atalante ne savait plus très bien où elle finissait d’être et où il commençait d’exister. Même son cœur, elle n’arrivait plus à le distinguer. Des battements fous résonnaient entre eux, trop nombreux pour venir d’une seule source, trop mélangés pour être discernés.


« Tu n’as jamais gagné contre moi ! »


Elle recula vivement alors qu’il essayait de glisser sous elle pour lui saisir les jambes. Leurs mains se lâchèrent, avant de très vite se saisir à nouveau, de glisser sur leurs peaux moites, de s’enfoncer dans leurs chairs.


« Je ne peux pas perdre… pas cette fois ! Tu vas nous détruire si tu fais ça !
— C’est toi qui as tout détruit ! »


Dans un accès de rage, elle le poussa plus brutalement. Les doigts d’Hippomène se refermèrent sur le tissu de sa robe. Il y eut un bruit de déchirement lorsqu’il tomba en arrière et se cogna contre un meuble. Atalante faillit choir vers l’avant, elle retrouva l’équilibre juste à temps.

Hippomène avait arraché sa robe ; l’étoffe pendait lamentablement sur sa poitrine. Elle avait une ouverture. Elle se précipita vers l’agalma.


« Atalante ! Non ! »


Elle saisit la statuette par la taille. L’objet pesait, son poignet surpris heurta la coupe d’or. L’eau y vacilla en répandant un parfum de soufre dans l’air. Atalante soutint sa prise des deux mains et s’arc-bouta pour la brandir au-dessus de sa tête.


« Voilà comme je me soumets à tes volontés, Aphrodite ! »


Une vive douleur irradia dans son bras, jusqu’à son épaule, et elle lâcha plus qu’elle ne jeta l’agalma. De part et d’autre, la jeune femme et Hippomène firent un pas en arrière, les bras levés comme pour se protéger les yeux de la poussière levée par une tornade. Mais il n’y eut rien d’autre qu’un fracassant bris de pierre. Quand ils baissèrent les mains, le corps voluptueux gisait épars sur le sol.

roman en Grèce antique Atalante de Marie Tétart couverture de la nouvelle par Amaryan / Anouck Faure

Ce petit extrait vous a plu ? Vous pouvez retrouver le roman intégral d’Atalante en version papier dans votre librairie préféré.


Sinon, la suite viendra dans un prochain article, avec d’autres héroïnes grecques de la mythologie : Pasiphaé est en effet la mère de Phèdre et d’Ariane… En voilà deux qui ont hérité d’elle une appétence particulière pour la tragédie ! Mais c’est ça aussi, la Grèce mythologique ! 🙂

Crédits image d’en-tête : Torsten Ritschel. Il s’agit d’un palais de Cnossos en Crète.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Je suis Marie, passionnée d'antiquité et de mythologie grecque depuis l'enfance. J'ai acquis un gros bagage dans ce domaine grâce à mes lectures, innombrables, sur le sujet : ma bibliothèque compte plusieurs centaines d'ouvrages, sources antiques et essais historiques traitant de nombreux aspects de ces périodes anciennes.

Je suis également diplômée d'histoire ancienne et médiévale (Maîtrise, Paris IV Sorbonne). J'ai notamment travaillé sur l'antiquité tardive, le Bas Empire romain et la romanisation des peuples germaniques.

Je suis l'auteure de plusieurs romans et nouvelles, dont Atalante, qui réinterprètent et revisitent la mythologie grecque et l'antiquité.

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