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Surnaturel et réalisme : de la fantasy naturaliste avec La Faune !

Pas de dragons, pas d’elfes, pas d’orques ? Pas de maître des ténèbres ni d’élu des prophéties ? Pas de magie ?

Et on appelle ça de la fantasy ?

Et si ce genre littéraire admirable se payait le luxe de prendre des chemins de traverse ? Si les personnages décidaient que ce n’était pas à eux de sauver le monde ? Si ce dernier prenait des accents réalistes dans toutes ses dimensions, un peu à l’image de notre monde ordinaire — le romanesque en plus, bien sûr ?

Bienvenue dans La Faune, un roman de fantasy naturaliste qui saupoudre de surnaturel un monde profondément réaliste.

Le naturalisme dans la fantasy : kesako ?

Parfois, qu’il est difficile de ranger un roman dans une case ! D’autant plus que notre époque semble beaucoup aimer ça. Ne serait-ce que dans les littératures de genre. Un mot furieusement d’actualité — tout doit avoir un genre. Dans le domaine qui nous intéresse ici, il est intéressant de remarquer que les littératures de genre s’oppose aux littératures blanches. Or, qu’est-ce que la littérature blanche, sinon celle qui est dans la norme, le standard auquel on compare les autres « genres » pour les définir ? En France, ce n’est pas à l’avantage de ces derniers. Je vous invite à lire ce billet d’humeur de Guilhem Meric paru sur Actualitté.

La fantasy, donc, c’est plutôt des gentils récits manichéens opposant le mal et le bien, avec de la magie et des êtres surnaturels. Je force le trait, bien sûr. Mais il y a incontestablement des topoï qui reviennent souvent :

  • de la magie, présente sous quelque forme que ce soit (prophéties, dons, sorcellerie pure et dure…) ;
  • un héros / une héroïne en quête pour changer l’univers dans lequel il / elle vit (même s’il ou elle agit à son corps défendant).
La Roue du Temps de Robert Jordan : un classique de la fantasy avec de la magie et un élu qui doit triompher des ténèbres (et je l'ai dévoré 🙂 ).

Loin de moi l’idée de critiquer cette fantasy enchanteresse qui m’a ravie depuis l’âge le plus tendre. D’ailleurs, la fantasy parle depuis toujours de la réalité de notre monde, à sa manière :

« La Faërie recèle bien d’autres choses, en dehors des fées et des elfes, mais aussi des nains, sorcières, trolls, géants et dragons : elle recèle les mers, le soleil, la lune, le ciel ainsi que la terre et toutes les choses qui s’y trouvent : arbres et oiseaux, eau et pierres, pain et vin, et nous-mêmes, mortels, lorsque nous sommes gagnés par l’enchantement. » (J. R. R. Tolkien, Du conte de fées)

Mais où classer les récits qui se démarquent de cette fantasy « originelle » et qui ne rentrent pas dans ses canons ? Cette fantasy âpre, qui mord dans le réel et dans laquelle on distingue mal les méchants des gentils (comme dans la vie, soit dit en passant !).


C’est à ce stade que j’ai envie de parler de fantasy naturaliste. Au XIXe siècle, Taine décrivait le naturalisme de son temps, qui était en train de s’élaborer et de se révéler, comme un genre qui ne se préoccupait pas du beau ou de l’idéal, mais se contentait de décrire la réalité, notamment sociale, comme un naturaliste le ferait des espèces de la nature.


Est-il possible de faire de même avec la fantasy ? De plonger dans l’âme des individus au plus près de leurs vérités et de décrypter des réalités sociales et culturelles tout en emportant le lecteur dans un récit fabuleux (étymologiquement, un récit inventé) ?


C’est un défi que j’ai très envie de relever.

De Robert Jordan à Émile Zola, je fais le grand pas. Et si la fantasy pouvait aussi être « naturaliste » ?

La Faune et Valadonne, deux romans naturalistes

 

Mon roman Valadonne est très réaliste. J’avais envie d’y déchiffrer la construction du fanatisme qui se nourrit et créé la haine et la violence en un cercle vicieux destructeur. Le lecteur n’y trouvera pas l’ombre d’un détail surnaturel, même si l’univers est une construction totalement inventée.


Vous trouverez par ici des extraits de Valadonne.


La Faune se place dans un univers tout aussi réaliste. Il s’agit d’ailleurs du même univers, même si l’héroïne voyage dans une autre aire géographique. Toutefois, on y trouve une touche de surnaturel : celle des leith. Il s’agit d’une espèce humaine qui se caractérise par des capacités extra-sensorielles. Rien de flamboyant : l’objectif n’est pas de faire de ces individus des êtres sur-puissants dans le cadre d’une aventure épique, mais plutôt d’interroger les différences entre les personnes et la façon dont les perçoit.

Le surnaturel apporte aussi un élément qui est précieux à mes yeux : celui de l’enchantement esthétique. Il ne modifie pas fondamentalement le récit, mais il lui donne une patine qui a une séduction unique.

Je vous propose de faire l’expérience de cette fantasy, la mienne, en lisant un extrait du roman La Faune. Je crois qu’il y a assez d’amoureux de littérature et d’imaginaire en ce monde pour laisser s’épanouir toutes les fantasy possibles et imaginables, issues de toutes les têtes d’auteurs et autrices qui trempent leur plume dans ce genre. 🙂

Roman Valadonne Marie Tétart
La Faune de Marie Tétart

Un roman de fantasy naturaliste en extrait

 

Le prologue de La Faune est en lecture libre par ici.

« Elle arrive ! Frieda arrive ! Elle est là ! »


Les cris des enfants me parviennent de loin alors que je remonte le sentier. Leur fébrilité est palpable. Les feuilles rousses et dorées des arbres qui bordent la piste en frissonnent. Sous le ciel céruléen qui nous reste du bel été, les parures sont chatoyantes et se déclinent en un camaïeu de teintes chaudes. Bel écrin pour une belle soirée, du moins, je l’espère. L’air est doux et les parfums du soir commencent déjà à monter avec l’humidité. Mes bottes brisent sous leur cuir des brindilles sèches pour s’enfoncer ensuite dans le matelas spongieux des feuilles qui s’amassent sur le chemin. J’en vois une à l’éclatant cramoisi et je la ramasse. Sa forme découpée en trois épis dentelés est parfaite. Je l’accroche à la fibule de cuivre qui retient ma cape en peau de lièvre.


Le sol est traître sous mes pas alors que j’aborde le tournant qui révèle les premiers toits. Ici, beaucoup de passages ont creusé des ornières dans la terre et les feuilles mortes les cachent presque entièrement. Des gouttes d’eau brune jaillissent des flaques dissimulées sous ce lit de nature déchue. Elles maculent mes chausses bouffantes. Je ferai nettoyer les taches à mes admirateurs ! Oui, je l’admets, Niklaus, je suis de belle humeur. Je connais ces maisons, je connais ces gens et les visages amicaux sont quelquefois des caresses même pour les plus farouches ermites.


Vois leurs toits de chaume et leurs murs de torchis, si soigneusement ravalés à chaque belle saison. Admire la façon dont le soleil polit ces surfaces de terre et de feuilles mêlées et illumine le jaune d’or de la paille. Déjà montent à mes narines les effluves bigarrés de l’activité humaine, le cuir, le fumier, le gruau, la viande séchée, l’argile, le métal… oui, même le métal a son odeur à lui, chaude et âcre, lorsque le marteau du forgeron s’abat sur lui pour en faire jaillir l’étincelle. Le bruit m’en parvient d’ailleurs, derrière les trilles joyeux des enfants qui accourent sur le chemin. Là, je les aperçois maintenant ; qu’ils ont grandi ! Niklaus, regarde, le plus vieux d’entre eux a du poil sur les joues !


Tu ris tout bas et je souris largement. Un peu de vie en société, mon frère. Nous l’avons bien mérité après ces mois de vadrouille chez les bergers des hauteurs. Ce fut plaisant, mais il était temps de goûter à autre chose.


« Une histoire, Frieda ! Une chanson ! »


Ils crient autour de moi, sautillant, jubilant, et leur fébrilité me parcourt comme une brise vivifiante. Les feuilles volent sous leurs pas et mes chausses et cape blanches se constellent de taches supplémentaires.


« Petites fripouilles ! Et que vous chanterai-je pour accompagner vos jacasseries ? Les cinq Garçons-Princes ? La Montagne qui coula dans la mer ?


— Moi, je veux Le Hussard de terre ! » crie Briag, le plus casse-cou des garçons. Il a encore cette cicatrice au front qu’il s’est faite un jour en escaladant un grand pin pour admirer les étoiles. « Le Hussard de terre, c’est la mieux !


— Non ! proteste Sara, une adorable rouquine aux longues tresses qui battent ses flancs. Chante La Ballade de Freya et d’Olek s’il te plaît !


— Tu nous embêtes avec tes chansons d’amour ! Le Hussard de terre, ça c’est la meilleure des chansons du monde !


— Pourquoi que ce serait toi qui choisis toujours ? réplique Jordi, huit ans et aussi noir de cheveux qu’est blond Briag. Y en a jamais que pour les hussards avec toi ! »


L’Épopée de Katachinsk.


Je souris à ton heureuse idée, Niklaus.

Oyez conter l’histoire si belle
Du vagabond Erick héros
Petit homme au seuil de Katachinsk
À son issue parvenu si haut…

Les enfants se mettent à sauter de joie. Ils m’accompagnent sur le sentier qui descend désormais à angle raide et nos voix joyeuses montent vers l’azur alors que nous dévalons la pente.

Je les tiens, Niklaus.


Dans la tiédeur ombrée de la grande maison, ils sont des dizaines, suspendus à mes lèvres. Toute la communauté s’est réunie dans la plus grande maison. Leurs yeux étincellent à la lueur du foyer qui brûle derrière moi. La chaleur des flammes me caresse le dos et, je le sais, allume des reflets dans ma chevelure blonde. Je l’ai détachée et elle coule en flots sur ma tunique blanche. Cela attire l’attention de certains de mes auditeurs les plus virils… moins, pourtant, que le suc déversé par mes lèvres.


« Un pinson, tout en haut du grand chêne. » Je pince trois cordes de ma lyre. L’oiseau chante. « Et il le regardait, émerveillé par cet éclat de printemps au cœur de l’hiver… »


Assis en tailleur, en rond, juste à mes pieds, les enfants me contemplent avec bonheur. La bouche de la jolie Karina bouge en silence et je devine ses mots. Vois l’oiseau, songe-t-elle, si fort que je peux l’entendre. Mes mains s’envolent dans l’éclat orange des flammes et l’ombre d’une paire d’ailes apparaît sur le mur en torchis du fond. Un grand « aaaahhh » extasié couvre un instant le crépitement du feu.


« Suis-moi ! pépia l’oiseau. Prodige incroyable ! Il parlait donc ! Suis-moi, cours dans les broussailles… »


Niklaus, je savoure cet instant. Les doigts sur les cordes de notre lyre, la bouche pleine de nos histoires, je jouis de susciter ainsi la surprise, la peur, l’émerveillement.

Ma voix concurrence le crépitement rassurant du feu et, derrière les murs, le chant entêtant du vent. Quatre murs et un toit, un ventre plein par la grâce de mes hôtes, la chaleur d’un feu et, tout autour de moi, un chapelet de visages amicaux : rien ne vaut cela, Niklaus. C’est toi qui me l’as appris. Ils le savent, les anciens, les aïeux, les défunts. La Résonance les attire et leurs silhouettes éthérées apparaissent quelquefois fugacement derrière les épaules de chair et de sang de leur descendance. L’espace de quelques secondes, je leur rends la conscience de ce qu’est une vie.


Les notes cristallines de ma lyre chantent une conclusion à l’histoire qui s’achève. J’étends ma jambe droite ankylosée tout en laissant courir mes doigts sur les cordes. La fatigue pèse sur mes épaules, mais je souris quand j’entends le murmure habituel, tellement cher à mon cœur, repris ici et là parmi l’assistance.


« Encore une… »


Diling. Ma lyre change de registre.

Jusqu’alors grave et gracieuse, elle se fait plus légère, elle se fait impertinente.


« Si vous n’en avez point assez entendu, écoutez l’histoire étrange du chaudron sorcier qui échut un jour à un couple de paysans envieux. Il ne fait pas bon en vouloir trop lorsque l’ordinaire suffit à votre bien-être, mes amis… »


Les visages me suivent tandis que je déroule l’histoire. Ces humbles paysans, rudes à la tâche et méfiants des puissants, froncent les sourcils à l’évocation de l’avarice, ils désapprouvent, ils s’inquiètent, puis, lorsqu’à l’issue de ce conte échevelé mille grands-pères jaillissent du chaudron magique, ils éclatent de rire. Mon sourire radieux croise celui d’un inconnu. Je ne l’ai jamais rencontré dans cette communauté paisible. Il a des yeux clairs qui étincellent dans la pénombre et l’aura qui émane de lui me plaît. Elle est chaleureuse, lumineuse, généreuse. Il rit à l’unisson des autres, puis ses sourcils s’arquent de surprise quand il remarque mon intérêt.


« Il est temps d’en finir avec ces sornettes, braves gens. Je vous rends vos oreilles, petites ou grandes, poilues, glabres, rouges ou toutes roses ; le reste ne me regarde plus, ne vous trompez pas en les récupérant ! »


Je reçois comme des fleurs leurs remerciements et leurs vœux de bonne nuit tandis qu’ils s’égayent autour de moi. Lothar, un potier que j’ai connu jadis, avant ses épousailles, vient m’offrir un gobelet délicatement sculpté et peint d’un bleu de cobalt qui n’est pas sans rappeler la couleur de mes yeux. Je le remercie, mais déjà il s’esquive pour rejoindre sa douce qui l’attend à la porte en se rongeant les ongles. Elle est aussi blonde que moi, et jolie, n’est-ce pas, Niklaus ? mais elle cache ses boucles sous un fichu informe.

Songeuse, je range le joli verre vernissé dans ma gibecière, au milieu de mes vêtements de rechange afin de le protéger des coups.


« Tes histoires enchantent toujours autant les miens, Frieda. »


La silhouette décharnée, toute en longueur du doyen Dolf se dresse devant moi. Son visage émacié est sévère et je le sais moins facile à émerveiller que ses ouailles, mais ce qui distrait sa communauté lui inspire le respect. Sous la chevelure d’argent et de neige, les grands yeux bleus surveillent les allers et venues des siens tandis qu’ils déploient leurs paillasses autour du feu. Ils ont la même acuité que lorsqu’il veille sur ses brebis, dans les pâturages.


« Bois, mange, dors à ta convenance, Frieda, pour prix du plaisir que nous avons pris ce soir à t’écouter. Tu es chez toi parmi nous.


— Merci, Dolf. Le gruau de tout à l’heure m’a bien rassasiée. Ton accueil est toujours aussi digne d’éloges. »


Le doyen hoche la tête d’un air entendu. Ces paroles sont des rituels précieux.


« Toujours en route, hein ?


— Toujours, mon ami, et la marche aujourd’hui a été bien longue. »


Assis sur un banc non loin de moi, le dos réchauffé par les flammes du foyer, le vieux Claus toussote. Il n’a pas atteint l’âge de Dolf, mais il porte moins bien les années que lui. Son visage empâté est couperosé et il s’appuie sur une canne pour soulager son dos usé. Je l’ai toujours soupçonné d’abuser de la boisson locale, que l’on produit avec du blé fermenté.


« La dernière marche, c’est celle qui mène à la terre des Borovans », déclare-t-il à cet instant.


Borovan…


Je m’approche de Claus et, sans façon, je pioche dans la coupe placée sur le banc, près de lui. Elle est pleine de fruits secs. Je croque un pruneau avec gourmandise.


« Que sais-tu de Borovan, l’ami ? »


Il lève vers moi un regard acéré.


« Loin à l’est, après Zelenski, après Toltse, la mer de glace. La terre qu’ils finissent tous par rejoindre, ceux de ton espèce.


— Mon espèce ?


— Ne sois pas grossier, Claus, vieille barrique avinée ! » le prévient Dolf.


Les épaules de l’autre se mettent à tressauter. Il rit, et de bon cœur. Je ne peux résister aux élans de joie et mes lèvres s’étirent.


« Je ne parle pas de ses braies d’hommes, de ses cheveux détachés et de ses coucheries, rétorque Claus. Les conteurs ont le droit à tous les vices, même ceux de la féminité dépravée. Nenni… Je parle de la liberté. »

Frieda, une héroïne solaire !

Vous voulez lire le roman d’une femme forte ? Je vous propose de découvrir une héroïne haute en couleurs, qui n’a pas besoin d’être « badass » pour faire respecter sa liberté de penser, de dire, d’aimer… d’être.

Frieda est le personnage central, et même la narratrice, de mon roman La Faune. Pourquoi La Faune ? Parce qu’elle est comme le faune de la mythologie grecque : joueuse et joyeuse, musicienne et conteuse, insaisissable, elle ne se sent à l’aise que dans les bois et les montagnes, au plus près de la nature… et loin de la civilisation des hommes.


J’ai le grand bonheur de vous la présenter et de vous offrir la lecture gratuite et en ligne du début du roman. 🙂

Mon inspiration pour le titre de ce roman : le faune de la mythologie grecque. (Ici, une huile sur toile du peintre hongrois Pál Szinyei Merse.)

La Faune – L’histoire

La Faune, c’est une histoire de liberté.

 

Aller sur les routes
Chanter le bonheur du jour
Jouer, boire et cueillir l’amour

… telle est ma ballade, à moi, Frieda, conteuse qui divague ici et là en se moquant des lois des hommes et des dieux. La liberté, voilà ce qui nous anime, Niklaus, mon frère !

Cependant, une ombre nous guette, celle de l’Ordre. Si elle s’attaque à nous, c’est parce que nous appartenons à cette espèce rare de l’humanité, les leith, que l’on craint et que l’on pourchasse pour son don de clairvoyance. Piller les esprits, faire plier les volontés, voyager dans les rêves, prédire l’avenir : voilà ce dont on nous accuse.

Un espoir pour nous : Borovan, une terre mythique que l’on dit accueillante aux gens de notre espèce. Pour l’atteindre, il nous faudra traverser un royaume que la folie des hommes a plongé dans la guerre civile…

Roman d’une femme forte, La Faune est aussi un combat pour la liberté, qu’on doit acquérir contre, mais aussi avec les autres. Car être libre, ce n’est pas seulement faire ce qu’on veut quand on le veut ; c’est aussi admettre que les autres sont libres d’être différents de nous, de penser différemment, d’agir différemment… Et que cela mérite aussi le respect.

C’est pourquoi Frieda n’est pas seulement une héroïne libre, c’est aussi une héroïne empathique et bienveillante. Une héroïne lumineuse qui cherche son chemin dans un monde souvent cruel.

La Faune – Prologue

 

Aucun souvenir ne va au-delà de celui-ci, tu le sais.


Certes, il m’arrive d’avoir des réminiscences de doigts plus virils que les miens sur les cordes de ma lyre. Il m’arrive de sentir la rugosité d’une barbe de trois jours contre mon front, mêlée à une odeur fauve qui m’évoque toujours la tendresse.

Quelquefois, j’entends résonner à mes oreilles une voix grave et mélodieuse, aussi inspiratrice de terreur que de joie tandis que les contes se succèdent. Cependant, ainsi mêlés dans la confusion de ma mémoire d’enfant, les souvenirs s’unissent et se désassemblent, fusionnent puis se fragmentent, se délitent enfin. Il ne reste alors que cette sensation que l’on ressent quelquefois au réveil, lorsque l’on tente de retenir les écheveaux d’un rêve qui s’évanouit déjà. Autant essayer d’attraper la lumière du soleil à pleines mains.


Cela est risible, tu ne trouves pas ? Nous sommes censés conserver la mémoire de toutes choses, nous, les leith. Aucun fait ne peut nous échapper, la trame du monde et de l’histoire nous est révélée, nous savons et nous ressentons tout, jusqu’au cœur de chaque être qui foule cette terre. Du moins le dit-on. Qu’en penses-tu, Niklaus, mon frère ? Sommes-nous si puissants ?

Comprends-tu la crainte de ceux qui nous haïssent, nous traquent, nous anéantissent ? Ce jour-là, je n’ai ressenti que la fragilité de ma condition d’enfant.


Les flammes s’élevaient dans notre dos. Elles étaient déjà loin, pourtant je sentais toute l’intensité de leur morsure. Cette haleine chaude soufflait derrière nous et nous poussait en avant, toujours plus vite. J’étais une ombre qui courait dans les ruelles obscures, un chat qui se sauvait, apeuré par le feu, un rat tremblant de terreur alors que la mort le troussait. Les silhouettes des toits pentus de la ville se dessinaient dans la clarté lunaire et des étoiles froides luisaient au firmament. Cette nuit aurait été spectrale sans l’incendie qui rugissait derrière nous. Niklaus, que j’avais peur ! Je ne reconnaissais pas nos nuées familières, les éclats ardents brouillaient mes sens, les cris de haine des gens qui hurlaient au loin m’accaparaient. Je vacillais, je trébuchais sur les pavés, je t’implorais, laisse-moi m’arrêter, accorde-moi le repos.


Du fond de l’oubli, ton écho me revient…

Le roman d’une femme forte

« Non, Frieda ! Il ne faut pas s’arrêter. Il ne faut pas renoncer, jamais ! »

Ton injonction est un cri puissant. Mes cheveux se dressent sur ma nuque, je me relève et réajuste la lyre trop grande dans mon dos. Je ne te décevrai pas, mon frère.

Les maisons se penchent au-dessus de nous. Cette rue-là mène à la sortie de la ville, nous n’en sommes plus si loin. Les poumons en feu, j’aperçois bientôt les pointes crénelées de la muraille qui surgissent au-dessus des toits. Je gémis. Comment passerons-nous cet obstacle, Niklaus ?

« Chut… Écoute. Nous ne sommes pas seuls. »

Nous nous arrêtons enfin, à l’affût. Ma respiration est sifflante et je pose la main sur mon cœur pour en calmer les battements affolés. La tête me tourne un instant, pas assez pourtant pour oblitérer cette sensation soudaine, diffuse, si familière et pourtant si différente.

La résonance.

Oui. Comme pour toi et moi, Niklaus. L’air frémit autour de moi, il porte en lui une présence qui n’est pas la nôtre. Je me redresse, je ferme les yeux, je respire cet autre si proche. La cacophonie de l’horreur qui se perpètre derrière nous me l’avait masqué. Il est là et il a peur. Comme moi.

Mais tu me guides, comme toujours. Tu me prends la main et me mènes dans les ruelles adjacentes. Ce lacis sinueux empeste la crasse citadine, celle de l’urine et de la cendre, des déchets qui pourrissent dans les cours, des pauvres bêtes qu’on entasse dans des réduits mal aérés. Les respirations régulières m’assaillent un instant, mais tu ne te laisses pas distraire. Ensemble, nous suivons la Résonance, ce fil d’argent crépitant de peur et de larmes.

« Non ! Ne me faites pas de mal ! »

Il se cache derrière de grands cageots remplis de courges, de toutes tailles et de toutes formes. Il est recroquevillé sur lui-même, la tête enfouie entre ses mains.

Bien sûr, il tremble bien plus que moi. Il est seul, lui. Il n’y a pas de grand frère près de lui. Il lève ses yeux vers nous : ils sont grands et très bleus dans l’obscurité. Des boucles brunes dépenaillées entourent son visage aux joues creuses. Mon cœur se serre, il se tord, comme à chaque fois.

« Vous allez les attirer ici, murmure-t-il, hagard. Ils vont me trouver. »

Sa bouche chuchote, mais son esprit hurle de peur. Là, si proche, il me fait mal. Je me mords les lèvres. Tu es là et tu m’encourages.

« Ils sont trop occupés pour s’occuper de toi. Je m’appelle Frieda et c’est mon frère, Niklaus. Et toi ? C’est quoi, ton nom ? »

Il ouvre de grands yeux abasourdis. Le bleu polaire de son regard me captive. Il est comme ces jours d’hiver où le vent charrie la neige entre les arbres nus de la forêt, tout de bleu, de gris et de blanc. Je me sens aspirée et, comme dans un rêve, ma main se tend vers le garçon. Sa peur reflue, la joie malsaine des autres au loin s’atténue, le monde s’éloigne un instant tandis que ses doigts enserrent les miens. Il ne reste que moi, lui, et ton ombre bienveillante sur nous.

Il se lève. Il est un peu plus petit que moi, mais je l’estime de mon âge, dix ans, pas davantage. Il est vêtu de haillons informes qui ne masquent pas la fragilité des poignets et la chétivité des épaules. Ses pieds nus plongent dans la fange du ruisseau. J’ai honte soudain de ma veste de daim et de mes braies larges si agréables à porter dans la marche. Il lâche ma main et baisse les yeux.

« Dimitri. »

Les clameurs au loin reprennent. Le feu ne danse plus si haut dans les nuées. Il ne faut pas rester.

« Dimitri, on doit s’en aller. Ils n’ont pas encore remarqué, mais bientôt… quand ils en auront fini… »

Le chagrin fait vaciller ma pensée, mais je le rejette. Je refuse cette douleur, je la renie. Si je la laisse faire, elle me terrassera.

« Tu connais un passage qui permet de quitter Volsei ? »

Le garçon écoute avec crainte, la tête penchée et les bras enserrés autour de la poitrine. Il hoche enfin la tête.

« Il y a plein d’issues qui mènent dans la montagne. C’est facile… » Il relève la tête d’un coup. L’angoisse sur ses traits est perceptible. « Tous les deux ? Toi et ton frère ? »

Bien sûr, toi et moi, Niklaus. Ensemble, pour toujours. Je hoche la tête.

« Montre-moi. »

Nous gravissons le sentier montagneux, si haut que Volsei, en contrebas, devient un refuge de poupée. Les flammes l’irradient encore en son cœur comme une étincelle de briquet. Elles s’éteindront bientôt et nous serons loin. Ils ne sentiront pas la Résonance.

Ma main trouve celle de Dimitri. Il regarde la ville d’un air abasourdi. Son incrédulité oblitère en lui tout soulagement. Pour l’instant. Il ne mourra pas, pas maintenant, et moi non plus. Cette pensée me remplit d’une satisfaction triste. Tu m’enserres alors, serein et aimant. Là, sous les frondaisons chargées d’un prunelier, je m’abandonne à cette étreinte, je laisse se creuser ma poitrine et affluer les larmes. Tu es là, et rien ni personne ne nous séparera.

(Le premier chapitre du roman La Faune est également disponible en ligne !)

roman d'héroïne forte
Autre femme forte, mais beaucoup plus ombrageuse : Aniélis, l'héroïne de Valadonne. (Découvrez-la en cliquant sur l'image.)

Ça vous a plu ? Est-ce que ma Faune vous inspire ? Vous avez envie de découvrir le reste de son périple ?

Dans ce cas, rendez-vous par ici : vous saurez tout sur le roman La Faune !

Faites-vous plaisir : venez arpenter les futaies obscures et lumineuses avec Frieda. 🙂

P.S. : La superbe illustration d’en-tête est l’illustration de couverture. C’est une œuvre d’Amaryan / Anouck Faure, tout comme celle de Valadonne.

Atalante : une histoire de fruits… d’or

Dans le mythe de l’héroïne grecque Atalante, la pomme est au centre de toute l’intrigue. Mais pas n’importe quelle pomme : la pomme d’or… Et Atalante n’est pas la première à en être victime : il y eut aussi Paris et la malheureuse Hélène, avant que le héros Hercule ne vienne mettre bon ordre à tout cela en faisant une razzia dans le Jardin des Hespérides.

Explications !

Où on voit surgir les pommes d’or

 

D’où sortent-elles, ces pommes d’or ?


À l’origine, il y a le Jardin des Hespérides. Il s’agit d’un verger situé aux confins ouest de notre monde. Il doit son nom aux Hespérides, les nymphes du Couchant.


Dans ce jardin se trouve un pommier qui aurait été offert par Zeus à son épouse Héra. Cadeau du plus puissant des dieux, l’arbre ne donne pas de vulgaires reinettes : ses fruits sont d’or… et ils attirent bien des convoitises, quand ils ne sèment pas la discorde.

Pâris : et une pomme causa la guerre de Troie

 

La Discorde au sens propre du terme en fit usage pour provoquer la première guerre d’envergure de l’histoire de l’humanité !

Selon la légende, Éris, la Discorde, a été vexée de n’avoir pas été invitée au mariage du roi Pélée et de Thétis (toute ressemblance avec un célèbre conte de Charles Perrault n’est certainement pas fortuite). Pour se venger, elle jette une pomme au milieu des invités, sur laquelle est inscrit « Pour la plus belle ». Trois déesses revendiquent le fruit : Héra, Athéna et Aphrodite. C’est Pâris, fils du roi de Troie Priam, le pauvre, qui est chargé de départager les trois prétendantes. Ce qu’il fait en choisissant Aphrodite, qui lui a promis en échange l’amour de la plus belle femme du monde, Hélène, que Pâris enlève à son époux Ménélas, ce qui provoque la guerre de Troie. En tout cas d’après les sources.


On appréciera ici tout le sel de l’expression « pomme de discorde ».

Dans cette peinture du XVème siècle, d'un maître italien inconnu, on voit Pâris tendre la pomme d'or à Aphrodite.

Atalante : trahie par une pomme

 

Atalante et la pomme d’or ont également eu une belle postérité dans les sources antiques.


Atalante refuse de se marier. Pour la contraindre, son père la fait concourir à la course contre ceux qui désirent l’épouser.

Atalante est une athlète d’exception. Personne n’a jamais réussi à la vaincre.


L’un de ses prétendants, Hippomène, a bien l’intention de gagner la main de la belle. D’autant plus que, selon certaines sources, ceux qui perdront seront tuées par l’héroïne, qui les poursuit tout le long de la course armée d’un arc ou d’un javelot.


Hippomène demande donc son aide à la déesse Aphrodite. Tiens ! Encore elle… On verra plus loin que ce n’est pas anodin.


La déesse de l’amour accepte et donne au jeune homme trois pommes d’or. Lors de la course, il les jette devant Atalante.

Distraite, éblouie, ensorcelée, la jeune femme les ramasse et se laisse distancer. Hippomène en profite et remporte la course… et la main de l’indomptable vierge.

Héraklès : la razzia dans le jardin des Hespérides

 

Héraklès (ou Hercule chez les Romains) ne se laisse pas malmener par les fruits comme ses confrères et consœurs héroïques. La cueillette dans le jardin des Hespérides est le onzième de ses travaux. Il s’y prend de manière assez roublarde.


Le pommier est gardé par un dragon à cent têtes, Ladon. Héra a posté là la créature pour surveiller l’arbre après que les nymphes eurent chapardé certains des fruits (et, si l’on en croit les deux précédents mythes, elles ne furent pas les seules !).


Pour éviter d’affronter Ladon, Héraklès mystifie le Titan Atlas. Celui-ci est chargé du fardeau de soutenir la voûte céleste.

Héraklès lui propose de le remplacer le temps que le Titan aille chercher les pommes d’or. Atlas n’a sûrement pas l’intention de retourner à son calvaire, car lorsqu’il revient avec les pommes, il déclare à Héraklès qu’il ira lui-même apporter les fruits au commanditaire des douze travaux. Notre héros fait mine d’être d’accord, mais il demande à Atlas de reprendre momentanément sa place, le temps qu’il aille chercher un coussin pour mieux supporter le poids de la voûte céleste sur son dos… Un peu benêt, Atlas accepte. Il va de soi qu’Héraklès ne revient nullement le relayer dans sa charge !


C’est ainsi que les pommes d’or lui reviennent, sans guère d’effort, juste par la ruse.

Ce bas-relief montre Atlas (à droite) présentant les pommes d'or à Héraklès qui soutient la voûte céleste.

Mais sont-ce vraiment des pommes ?

 

Pâris et la pomme d’or, Atalante et la pomme d’or, Hercule et les pommes d’or… Mais s’agit-il vraiment de pommes ?


Il existe des fruits qui correspondent mieux à l’idée du fruit d’or, notamment les oranges et les coings. En fait, peu importe : l’essentiel, c’est qu’il s’agit d’un fruit rond à pépins.


Les auteurs antiques utilisent le terme chruséa mèla (en grec) ou aurea poma (en latin) pour désigner les « fruits d’or ». Or, tous les fruits ronds désignés sous le terme de mèla sont chargés d’une symbolique érotique et amoureuse puissante dans la mythologie. On retrouve ces fruits lors du mariage de Zeus et d’Héra : Gaïa leur offre des pommes d’or (ce sont eux qui sont à l’origine du pommier planté dans le Jardin des Hespérides). Évoquons aussi la malheureuse Perséphone, qui se retrouve liée à Hadès et aux Enfers après avoir croqué un mèlon.


Tout ceux qui reçoivent le fruit sont saisis par l’amour… en tout cas en sont victimes, d’une façon ou d’une autre. Pas étonnant si Aphrodite se retrouve liée aux deux récits de Pâris et Hélène puis d’Atalante et Hippomène.


Seul Héraklès se sort indemne d’avoir mis les mains sur ces pommes. Il est vrai que ces amours étaient déjà suffisamment chargées comme ça. Mais ceci est une autre histoire.

Atalante et la pomme d’or : récit de la chute

 

Atalante est une héroïne captivante que j’ai revisitée dans un petit roman. Vous en trouverez tous les épisodes en ligne sur ce blog. Pour le lire dès le début, cliquez ci-dessous !

Dans la scène qui suit, les trois pommes d’or font leur apparition dans le récit. Bonne lecture !

Un coup de fouet le poussa jusqu’au virage suivant. Un abri tout relatif, elle le rejoindrait vite. Elle n’avait plus vraiment le choix ; le sentier était désormais trop sinueux pour qu’elle puisse l’avoir longtemps en ligne de mire. À droite, le maquis était loin, tout un pan de falaise en avait séparé Hippomène tandis qu’il prenait de la hauteur. Comment cela finirait-il ? Allaient-ils en arriver aux mains pour empêcher l’autre de vaincre ? Allaient-ils rouler dans la poussière de roche, comme lorsqu’ils étaient enfants, mais avec toute la hargne et les désirs d’un homme et d’une femme faits ?


« Aphrodite ! » implora-t-il dans un souffle. Cet air, qu’il expulsait laborieusement de sa poitrine, cet air précieux dont il manquait au point que la tête lui tournait, il l’offrit à la déesse en une ultime supplique. « Aphrodite, aide-moi ! »


Un lion rugit dans la montagne. Ce n’était pas, ce ne pouvait pas être une émanation de la déesse aux longues boucles d’or.

Artémis ? Le cœur d’Hippomène se mit à battre furieusement dans ses côtes. Cependant, il poussa tandis que ses mollets et ses cuisses tremblaient à l’assaut du raidillon. Devant lui, comme il prenait de la hauteur, le lac de Copaïs et ses marécages dévoilaient peu à peu leur dégradé de bleus, de verts, de gris et de jaunes dentelés de roselières qui hérissaient ses contours comme une passementerie précieuse.


Tout là-haut, il y avait un cognassier au tronc noueux, qui avait poussé de travers, vers la paroi, sous le souffle constant du vent. L’écorce était grise, à peine parsemée de longues ridelles brunes qui rappelait qu’il vivait encore. Une large ramée de feuilles d’un vert clair, décoloré et desséché par le soleil, bruissait au-dessus de lui. Jamais Hippomène ne l’avait vu en fructification. Et, pourtant, ce jour-là, il fut frappé d’y voir trois coings au jaune lumineux, au jaune d’or.


Là, le chemin quittait le bord de la falaise et son vertigineux point de vue sur le maquis pour s’engouffrer dans un défilé étroit. Et, au faîte, à l’embouchure de ce passage creusé dans la pierre, une colonne se dressait, éclatante de blancheur dans le bleu du ciel. Le térma. C’était la borne d’arrivée de la course. Il y était presque.

Atalante l’avait fiché sur un promontoire qui offrait une vue imprenable sur l’entrelacement de vallées qui couraient au nord depuis l’Helicon jusqu’au lac.


Hippomène atteignit le vieil arbre. Un bruit siffla alors à son oreille. Une longue flèche toute vibrante se planta dans le tronc.


Un frisson du vent enveloppa le jeune homme, doux, ensorcelant. Artémis ou Aphrodite, il ne put y résister. Il se retourna. Atalante était debout à trois pas de lui, le bras levé, la main toute prête à saisir un nouveau trait dans son carquois d’ivoire.


« La prochaine flèche ne t’épargnera pas, Hippomène », déclara-t-elle d’une voix orageuse.


Il ne dit rien. Il avait relevé tous ses défis, depuis toujours, mais il ne lui avait jamais tenu tête. Sans cette épreuve qu’elle avait elle-même organisé, il n’aurait jamais osé se révéler. Il la connaissait mieux que son père. Elle allait passer outre sa tendresse pour lui, il en était sûr.


Mais le moyen de renoncer maintenant ?


« Ne fais pas ça ! » cria-t-elle, d’une voix mêlée de rage et d’affolement, lorsqu’il esquissa un geste pour se détourner.


Alors, la brise força.


Sous les yeux abasourdis des deux jeunes gens, le vent arracha au cognassier un long chuintement. Les branches s’agitèrent, se giflèrent, froissèrent leur feuillage dans un grand désordre en laissant échapper des gémissements sourds. L’air se chargea d’un lourd et envoûtant parfum sucré. Et, dans un spasme plaintif, les trois fruits d’or se détachèrent et roulèrent sur le sol, entre Atalante et Hippomène.


Ils oscillèrent en présentant tour à tour les nuances infimes de leur jaune étincelant, de l’émeraude jusqu’à l’or. La respiration d’Hippomène s’était bloquée dans sa poitrine. Avec peine, il s’arracha à la contemplation des fruits. Un vertige le saisit tant l’effort fut grand.


Il observa Atalante. Elle était figée, raide comme une statue, les yeux fixés sur les trois fruits. Pas tout à fait immobile, pourtant. Une lourde tension l’habitait, qui faisait tressaillir ses muscles et gonfler sa poitrine.


Le jeune homme retint un mouvement vers elle. Quelque chose de sidéré flottait dans l’air, une force attractive puissante et voluptueuse, qui le tirait vers sa chasseresse. Au parfum du sucré se mêlait intimement celui de sa peau palpitante, de l’huile fruitée dont elle se massait le corps chaque matin, de la sueur qui redessinait au soleil, en reflets couleur de pêche, la moindre de ses courbes. Elle posa un genou à terre pour saisir l’un des fruits.


Il était averti, quand elle ne l’était pas. La déesse avait répondu à son appel. Hippomène fit un pas en arrière. Un coup d’œil : le térma était vraiment tout proche.


« Hippomène », déclara une voix méconnaissable.


Il revint à Atalante. Elle levait vers lui un visage défait et ses doigts allaient et venaient sur le fruit, lentement, comme s’ils éprouvaient le toucher de chaque parcelle de sa peau. Elle ferma les yeux et inspira profondément. Son sein nu palpitait.

Sur cette carte postale (une vraie petite curiosité), on voit Atalante s'agenouiller pour ramasser les pommes d'or.

« Qu’est-ce que tu as fait ? » demanda-t-elle en relevant les paupières, d’une voix hachée par l’effort.


Bouleversé, le jeune homme recula encore. Atalante luttait contre la fascination ; combien de temps Aphrodite la tiendrait-elle dans ses rets ? Il fit volte-face et reprit son ascension, moitié courant, moitié trébuchant. Ses jambes se dérobaient sous lui, son cœur battait sous ses côtes à lui en faire mal — il tint bon. La borne d’arrivée grandit devant lui et l’azur du ciel prit toute la place dans son champ de vision. Il tendit le bras. Encore un peu…


« Hippomène ! » hurla Atalante.


Ses doigts empoignèrent la colonne. Il se hissa, grisé par la brise qui soufflait plus fort sur l’éminence. Le monde entier tournoya autour de lui lorsqu’il se redressa. Le céruléen du ciel, le turquoise et l’ambre du lac, les chatoiements de verts de la forêt et les bruns grisés de l’Helicon l’enveloppèrent de leurs fulgurances. Son regard papillonna ainsi pendant quelques instants indéfiniment suspendus avant de s’arrêter sur Atalante hagarde sur le sol, le fruit à la main, les yeux levés vers lui. Puis il vit la foule qui l’observait depuis la clairière, loin en contrebas. Le vent lui amena des vivats.


Il se dressa autant qu’il le put le long de la térma et leva vers le ciel un bras triomphant.

Cette version d’Atalante vaincue par la pomme d’or vous a-t-elle plu ? Je vous donne la suite dans cet article qui évoque le mariage dans l’antiquité grecque. Car en effet, il sera désormais question de mariage pour la malheureuse Atalante.

Vous pouvez aussi lire le roman Atalante en version papier ! Il est disponible dans toutes les librairies.

En attendant, je vous offre en cadeau ma nouvelle Le Dit de l’oracle, qui revisite le personnage de la pythie de Delphes. C’est entièrement gratuit !

Sources : DRUILHE, Émilie, Farouche Atalante. Portrait d’une héroïne grecque, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2016

Crédits images :

  • Photo de la carte postale : https://www.photo-carte.com/index.php?id_product=13298&controller=product&id_lang=2)
  • Photo en-tête : Hagar Lotte Geyer

Mythiques chasseresses !

Le portrait de la chasseresse dans la mythologie est-il courant ? La déesse Artémis a-t-elle des correspondances dans d’autres aires du monde ? Je vous propose de découvrir quelques portraits de déesses et d’héroïnes issues des aires culturelles grecque, romaine et indienne : Artémis, bien sûr, ainsi que Diane et l’Étrusque Artames ; la déesse indienne Durga ; et enfin la chasseresse Atalante.

L’Artémis grecque et la Diane romaine

Impossible de commencer cet exposé des chasseresses célèbres de la mythologie sans évoquer Artémis / Diane ! Elle est l’archétype même du profil dans la religion romaine et la religion grecque antique.

Artémis

Fille de Zeus et Léto et sœur jumelle d’Apollon, Artémis a des vertus « viriles » aux yeux des Grecs. Elle est grande et imposante, selon l’Hymne homérique à Apollon Pythique, ce qui n’ôte rien à sa beauté, comme on s’en doute, car on sait que les Grecs aimaient les physiques athlétiques. Callimaque nous la décrit comme une reine au beau visage dans son Hymne à Artémis.


D’après Pausanias, Artémis chasse pour la première fois en Attique. Elle a été bien pourvue par les dieux :

  • Héphaïstos et les Cyclopes lui ont fabriqué son arc et des flèches ;
  • Pan lui a donné des chiens « plus rapides que le vent » (Callimaque toujours).

Artémis vit dans les montagnes et les forêts. Elle chasse des chevreuils, des biches et des cerfs, mais aussi des lions et des panthères.

Diane

 

La Diane romaine a hérité de nombre de ses traits. Aux ides d’août, on lui consacre une fête : on récompense alors les chiens et on accorde une trêve aux animaux sauvages.

Diane de Versailles, copie romaine d'un original grec du IVe siècle av. J.-C., musée du Louvre.

Artames

 

Artémis / Diane a son pendant aussi chez les Étrusques : elle est alors Artames, la déesse de la chasse.

Atalante, la tueuse de sangliers

 

Toujours dans les mythes grecs antiques, il y a Atalante ! Si vous avez lu d’autres articles de ce blog, vous savez déjà que j’aime beaucoup cette chasseresse de la mythologie grecque. Je vous en parle un peu plus bas.


Dans certaines versions, Atalante a été abandonnée dans la forêt par son père Iasos, le roi du Péloponnèse, parce qu’il voulait un fils. Elle est recueillie par une ourse qui l’allaite (fameux topos qu’on retrouve aussi dans la légende de Romulus et Rémus), puis par des chasseurs. Le ton est donné : Atalante sera une chasseresse émérite. Elle participe d’ailleurs à des quête célèbres, comme la chasse au sanglier de Calydon, aux côtés de Thésée, Méléagre, Pélée, Castor et Pollux, etc. Comme c’est elle qui porte le premier coup, Méléagre lui offre ensuite la hure de l’animal.

Durga, la tueuse de buffles

 

Dans la mythologie de l’Inde, on trouve aussi un personnage de déesse chasseresse, en tout cas qui s’en rapproche. Il s’agit de Durga, l’épouse de Shiva. Dans le Saura-Purana, VIII, 14-22, on la décrit comme

« la grande Mâyâ, l’impétueuse, qui tient un taureau en laisse, porte une pique et pratique l’abstinence ».

Étrange parallèle avec la vierge Artémis pour cette déesse qu’on appelle aussi Parvati, la Chaste Épouse !


Elle protège les tribus qui vivent de la chasse et se nourrit elle-même de viande crue. Les Kolis et les Cabaras lui offrent du sang et des boissons enivrantes. D’autres tribus lui sacrifient des chèvres ou accomplissent le suicide rituel en son honneur.

Statue de Durga, temple de Prambanan dans le centre de Java en Indonésie. Crédits photo : Gunawan Kartapranata / CC BY-SA 4.0

Même si ç’aurait été tentant de parler ici d’autres figures mythologiques de femmes fortes et indépendantes, comme les Valkyries ou les Amazones, je ne les ai pas retenues ici, car ces dernières sont toujours décrites comme des guerrières, et non comme des chasseresses. Mais j’aurais sûrement l’occasion d’en parler plus tard. 😉 De même, l’Épona celte est une divinité vierge, comme Artémis, mais cette déesse des chevaux est plutôt une protectrice des voyageurs.

Mon Atalante, illustre chasseresse de la mythologie grecque

 

Le portrait d’Atalante m’a particulièrement fascinée lorsque je l’ai découverte. J’ai eu l’envie de revisiter une partie des récits qui la mettent en scène. La matière grecque se prête particulièrement bien à ce genre d’exercice littéraire. 🙂


C’est ainsi qu’est née mon petit roman Atalante. Vous en trouverez un extrait juste après Si vous souhaitez reprendre ce récit à partir du début, je vous invite à cliquer ci-dessous. Le roman est à lire en ligne, entièrement et gratuitement.

Un cri bref résonna. Hippomène se jeta en avant. Pas un regard ni à droite ni à gauche. Rivé sur la sente fragile qui se faufilait entre les grands arbres. Passé l’orée de la clairière, on pénétrait dans un royaume d’ombres et de fraîcheur, transpercé çà et là par les écorces blanches des peupliers. D’un coup, sa peau se hérissa. La transpiration qui l’empesait sous la brûlante torpeur du jour se mua en longues rigoles glacées. Les frondaisons des chênes laissaient filtrer une lumière verte diffuse, dans laquelle voltigeaient à l’occasion des myriades de poussière d’or. Hippomène en était ébloui. Il se laissa gifler par quelques branches basses. Ses pieds nus frappaient le sol avec régularité, sans déraper sur les jonchées d’épines tombées des hauts résineux. Il évita adroitement quelques creux du terrain, des racines qui couraient d’un fût à l’autre en dressant des obstacles traîtres, des broussailles desséchées par le soleil dans quelques rares trouées de lumière. Son œil exercé remarqua instinctivement des troncs tailladés par des griffures d’ours ou des bois de cerfs.


Le souffle de ses rivaux l’accompagnait, puissant et quasiment charnel. Il les sentait sur son corps comme des aiguillons à sa volonté. Il n’était pas le premier ; d’autres l’avaient devancé, il talonnait l’orgueilleux Polychronios. Du reste, il était impossible de se doubler sur cette piste, à moins de vouloir échouer dans une ravine ou dans un fourré de ronces.


Un choc sourd retentit dans son dos, presque immédiatement suivi d’un court borborygme, puis d’un froissement, comme celui de l’étoffe ou de la feuille qui tombe sur le sol. Le cœur d’Hippomène bondit dans sa poitrine. Elle l’avait donc fait ! Il n’avait pas de peine à imaginer sa chasseresse campée sur ses jambes, le bras et la corde bien droits, le regard fixé sur sa proie, tout son corps tendu dans un même élan de vie et de mort. Au bout de la flèche, toutefois, pas un sanglier, pas un lion ni un loup. Un homme. Était-ce différent pour Atalante ? N’était-ce simplement qu’une autre forme de proie, ou plutôt une autre forme de prédateur qu’elle savourait de traquer dans un transgressif renversement de situation ? Sans ralentir, porté par la peur, l’excitation, un violent désir de vaincre, Hippomène se représenta les dos nus, vulnérables et offerts. De face, lorsqu’il présentait le torse, un homme était viril et puissant, mais voilà que tout s’était inversé, cul par-dessus tête. Le monde marchait à l’envers et une femme chassait et abattait les hommes qui la convoitaient.


Et, parmi eux, lui, Hippomène. Son dos nu était une cible pour son Atalante.


Une latence. Le parcours louvoyait entre les arbres et les troncs, les fourrés denses, les longues branches qui s’entremêlaient parfois au travers du chemin constituaient autant d’obstacles pour la chasseuse. On courait encore derrière lui. Devant, le sol s’éclaira de plus en plus tandis que la ramée s’effilochait. Des tombereaux de lumière vinrent s’écraser sur les silhouettes qui couraient en avant. Le sol s’élevait, ils grimpaient, ils montaient à l’assaut de l’Helicon. L’horizon s’arrêtait à la masse de la montagne, qui tranchait sur le ciel céruléen par ses teintes brutes de gris, de bruns et de noirs. Hippomène devinait la suite. Le parcours allait s’infléchir vers le nord en s’engageant sur un chemin de chèvre qui prenait de l’altitude en direction d’un promontoire donnant vue sur le lac de Copaïs. Il le connaissait bien.


À cet instant, un trait le rasa. Ce fut davantage un sifflement dans l’air, un souffle indistinct qui chuinta, plaintif, en lui arrachant un vif frémissement. L’avait-elle raté, elle, la chasseresse à la main sûre ? Surtout, l’avait-elle visé ? Ses pensées se bousculèrent avant d’être balayées lorsque, à quelques pas devant lui, une silhouette se tordit dans l’éclat aveuglant du soleil. Polychronios, le fat Polychronos, s’affaissa devant lui, le flanc troué. Hippomène eut tout juste le réflexe de faire un pas de côté pour l’éviter. En le doublant, il entendit un grognement :


« La chienne ! ».

Statue d'Atalante datée de 1839. Photo issue de https://archive.org/details/sculpturesfromac00acadrich/page/110/mode/2up?view=theater

L’échine d’Hippomène était glacée, mais il ne se laissa pas distraire. Il franchit le pas qui passait de l’ombre à la lumière et dévala une pente qui tombait toute raide entre des pins nains torturés et de gigantesques bouquets de bruyères. Sous ses pas, la terre était sèche et dure comme la pierre. Les alentours, passés la forêt, n’étaient plus que paysages racornis par la chaleur : de longues bandes suppliantes de cistes, de myrtes et de romarin qui rampaient au pied de chênes verts et d’arbousiers. Au loin, derrière la masse de l’Helicon, le ciel surplombait un bout du lac de Copaïs, minuscule, cerné de vasières qui noyaient ses berges dans une eau trouble. Hippomène perçut un grondement, un trouble dans cette écume de la terre qui agonisait sous le soleil : un sanglier, probablement, qui fouissait entre les arbustes pour dégager des fruits et des racines.


En avalant à longues foulées le sentier qui louvoyait dans le maquis, le jeune homme repéra les deux prétendants qui avaient pris de l’avance sur lui. Leurs corps nus brillaient dans l’éclat du soleil. Dans ce creux du relief, ils étaient des cibles admirablement faciles — tout comme lui. Hippomène ne se retourna pas, mais il savait qu’Atalante les talonnait. Il la voyait : elle allait s’arrêter à la lisière de la forêt, elle allait tendre son arc, elle allait calmement ajuster son tir, pour les tirer les uns après les autres comme des lapins.


Devant le jeune homme, juste avant un virage au-delà duquel la sente disparaissait, se dressait un grand poteau de trois coudées de haut qu’il n’avait jamais vu. Il devina un repère matérialisant le milieu du parcours. L’un de ses rivaux y était presque ; il volait littéralement, bondissant au-dessus des cistes et des bruyères pour couper court aux méandres du chemin. Son bras se tendait vers la borne lorsque l’air vibra. Hippomène distingua à peine le trait. Soudain, l’homme quitta sa trajectoire, brutalement, et disparut dans les bleus et les gris de la lavande et du romarin.


Un nœud amer obstrua la gorge d’Hippomène. Il déglutit et inspira profondément pour retrouver son souffle.


Il atteignit un creux, la cuvette la plus profonde du vallon, et perdit de vue et la borne, et le concurrent qui le distançait encore. Dans son dos, il n’entendait plus rien, hormis le chant entêtant des cigales. Leurs stridulations ne lui avaient jamais semblé si entêtantes : il aurait pu être seul au monde avec ces milliers de spectatrices indifférentes. Pourtant, elle le suivait, et elle allait le rattraper, il en était certain. Il força l’allure.


Une pente rude à remonter, encore, puis le poteau se dressa devant lui. Plus aucune trace de l’homme qui le précédait. Avait-il passé le virage ou gisait-il là, quelque part, endormi à jamais au milieu des immortelles ? Un empennage à moitié dissimulé par les bractées violettes d’un grand banc de lavandes attira son regard. En jetant un œil, il vit un corps livide, tombé à plat ventre entre les troncs noueux des arbustes. Les fleurs exhalèrent un long sursaut parfumé lorsque le jeune homme tenta de se redresser sur les coudes. La flèche était fichée à la frontière de la cuisse et de la fesse. Georgios, car c’était lui, retomba en pestant dans le bouquet enivrant.


Hippomène n’en vit pas plus. Il atteignait enfin le poteau. Il le contourna et emprunta sans faiblir le sentier qui remontait en laissant le maquis sur sa droite.


Elle ne les tuait pas. La cuisse ; le flanc… Elle aurait pu leur percer le cœur ou la gorge. Cela lui redonnait un peu de cœur. Alors, tandis qu’il courait le long du chemin escarpé, il osa jeter un coup d’œil derrière lui.


Par Poséidon ! elle était déjà au poteau ! Elle avait une main posée sur le bois et de l’autre tenait lâchement son arc contre sa cuisse. De longues mèches avaient glissé de son bonnet jusque sur ses épaules halées. Son sein nu était paisible, en apparence du moins. Il ne trahissait pas la fatigue qui heurtait le souffle d’Hippomène et amollissait les muscles de ses cuisses et de ses mollets.


De sa position immobile, Atalante dardait sur lui un regard d’une incroyable férocité.

Atalante et Hippomène par Guido Reni, vers 1610. Huile sur toile, musée Capodimonte de Naples.

Pour connaître la suite de cette course fabuleuse qui met aux prises Atalante et Hippomène, je vous donne rendez-vous dans l’article suivant ! On y parlera aussi de la symbolique de la pomme dans la Grèce mythologique.

Le roman Atalante est également disponible en version papier intégrale en librairie !

En attendant, je vous invite à découvrir un autre récit qui emprunte à la mythologie grecque : Le Dit de l’oracle, une nouvelle mettant en scène le célèbre personnage de la pythie de Delphes. C’est un ebook entièrement gratuit.

À bientôt !

Sources : COMTE, Fernand, Larousse des Mythologies du monde, Larousse, 2004

Atalante et Hippomène : le mythe des pommes d’or

Hippomène et Atalante, voilà un couple de la mythologie grecque peu ordinaire. Je dis peu ordinaire car, ici, le héros est une héroïne : c’est autour du personnage de la femme qu’on a bâti la légende. Ce fait est relativement rare dans les mythes grecs.


Il faut dire qu’Atalante n’est pas une héroïne comme les autres.

Vierge chasseresse, tout comme Artémis qu’elle vénère, elle est la proie de prétendants qui veulent l’épouser, ce qui l’amène à les traquer pour s’en débarrasser. Amusant retournement de situation dans une Grèce misogyne : Atalante se fait prédatrice pour ses prédateurs !


C’était sans compter l’amoureux et sournois Hippomène et les trois pommes d’or d’Aphrodite


Je vous explique tout cela dans cet article !

Le défi d’Atalante à ses prétendants

 

Hippomène est un prétendant d’Atalante dans l’un de ses nombreux mythes.


L’histoire est celle-ci : Atalante ne veut pas se marier. Pour se défaire de ses prétendants qui la harcèlent, elle les défie à la course. Atalante est en effet renommée comme athlète. On la voit à de nombreuses reprises lutter contre des hommes… et triompher (ainsi contre Pelée, le père d’Achille).


Cette course est une sorte de duel à mort dans plusieurs versions du mythe. En effet, les prétendants sont nus et désarmés tandis qu’Atalante est munie d’une arme de chasse, une lance ou un javelot. Ils doivent être rapides non seulement pour gagner, mais aussi pour survivre. Car leur belle n’hésitera pas à les tuer pour leur ôter la victoire.

Les trois pommes d’or en jeu

 

Parmi les prétendants, Hippomène… Mais celui-ci, plus sournois, moins confiant, plus amoureux que les autres, a assuré ses arrières en implorant l’aide de la déesse Aphrodite. La déesse de l’amour est sans doute la mieux placée pour arracher Atalante à la sphère de l’enfance et de la virginité, domaine réservé d’Artémis. Elle donne trois pommes d’or à Hippomène, à utiliser à l’instant propice. Lorsque celui-ci vient, le jeune homme les jette devant Atalante. Le pouvoir de l’amour est incarné dans ses pommes données par la déesse.

Subjuguée, la jeune femme s’arrête pour les ramasser. Elle laisse ainsi gagner son concurrent.


Ainsi s’achève le mythe d’Hippomène et Atalante : par la victoire du premier sur la seconde. Pour les Grecs anciens, c’était une issue rassurante, car il s’agissait d’un retour à la norme : la femme tombe amoureuse de l’homme et accepte le mariage. Tel est son destin, même quand on s’appelle Atalante.

Cette illustration d'un Livre de mythes datant de 1915 montre l'instant fatidique : Hippomène lance les pommes d'or et Atalante est distraite lorsqu'elle les ramasse. (Bibliothèque publique de New York)

Atalante et Hippomène : un roman d’amour

 

Passionnée de mythologie grecque, j’ai été envoûtée par ce portrait d’Atalante, ainsi que par le personnage d’Hippomène et son entêtement à la séduire. Il m’a semblé que ce pouvait être l’occasion de réinterpréter le mythe pour mettre en valeur les rapports de pouvoir entre hommes et femmes.


J’en ai donc fait un petit roman à lire gratuitement en ligne, dont voici un extrait !

« Où sont tes présents à la kourè-de-Schœnée ? l’apostropha l’un des prétendants tandis qu’ils prenaient place sur la ligne de départ, matérialisée par des pierres fichées en terre. Quant à moi, je lui ai amené les plus belles robes de pourpre tissées des mains des plus habiles tisseuses de ma maisonnée, ainsi que des tombereaux de nourriture pour les siens. Et toi ?


— Hé, Polychronios ! Tu ne le connais pas ? répliqua un autre. C’est Hippomène, le fils aîné de Mégarée d’Onchestos. Il a grandi avec la parthenos. Peut-être ce privilège lui accorde-t-il le droit de passer outre à certains usages !


— C’est faux, répondit le jeune homme avec hauteur. Sache que mon père a fait préparer un convoi depuis Mégarée, qui chemine vers le palais de Schœnée à l’heure même où nous parlons. Il regorge de ce qu’il y a de plus doré et de plus gras parmi les productions de nos artisans et de nos paysans. Et pour Atalante, la plus merveilleuse des parthenoï, des bracelets d’or qui magnifieront ses bras et ses chevilles d’albâtre, et des coupes d’argent et d’ivoire dans lesquelles nous boirons ensemble tandis que vos cadavres pourriront dans cette forêt.


— À voir, ricana l’un des prétendants. Il se pourrait bien que ton cuir soit troué avant le nôtre, Hippomène, fils de Mégarée. »


Le jeune homme suivit le regard ironique de son rival et ses yeux tombèrent sur la jeune fille. Elle venait de passer derrière lui. Ses iris flamboyants le transpercèrent. « Ils viennent m’acheter », lui avait-elle dit la veille.


« On la dit redoutable, aussi bien à la lutte qu’à la course », continua le second prétendant sans remarquer le trouble d’Hippomène. Il suivait du regard la silhouette athlétique de la jeune fille qui remontait la ligne de départ jusqu’à son extrémité. « On dit aussi qu’elle a été instruite par Chiron l’immortel, le précepteur des héros. Toi qui a grandi avec elle, le confirmes-tu ?


— Nous avons tous les deux suivi l’enseignement du sage Chiron. Il nous a appris l’art de la musique aussi bien que de la guerre. Quant à la valeur d’Atalante sur le sable du stade, sache que oui, elle est redoutable. Je n’ai pas honte de dire qu’elle m’a toujours battu, dans toutes les disciplines qui nous ont opposés. Atalante est invaincue à ce jour.


— Par Zeus ! s’esclaffa le premier prétendant. Il ferait beau voir qu’une donzelle allât plus vite que moi, Polychronios, fils d’Hélias ! J’ai toujours gagné dans les jeux offerts à la glorieuse Athéna dans ma cité d’Alalcomènes. Je me fais fort de la battre à plate couture, et ensuite de la dresser, la farouche ! C’est moi qui boirai dans tes coupes d’argent, Hippomène !


— Moi, Georgios, fils de Vionas de Nisée, j’ai bien l’intention aussi de vaincre la divine aux pieds agiles !


— Dès lors que j’aurais atteint la ligne d’arrivée, la parthenos n’aura plus rien à dire et elle retrouvera la seule forme de beauté qui sied à une femme : le silence ! » fanfaronna un autre.


Dans le concert de bravades qui suivit, Hippomène se tut. Une honte diffuse l’incommodait, qu’il refoula.


Je ne suis pas comme eux. Moi, je veux la vaincre par amour.


Mais, comme il ôtait à son tour sa chlamyde, il se sentait toujours tracassé.

Hippomène et Atalante

 

« Cours bien, fils, déclara une voix derrière lui, en le sortant de sa rêverie inquiète. J’ai confiance en toi. »


Schœnée. Il formulait à voix haute le vœu qu’il caressait depuis longtemps. Qu’il adoptât Hippomène ou le fils qui lui naîtrait du ventre de sa fille, c’était tout comme. Il fit l’honneur au jeune homme de le débarrasser lui-même de son vêtement. Tout en le tendant à l’un de ses esclaves, l’anax ajouta, plus bas afin que nul autre ne l’entendît :


« Atalante n’aura jamais le cran de t’abattre, toi. Tu profiteras de sa faiblesse pour la vaincre. »


Hippomène hocha la tête, mal à l’aise.


Mais enfin, imbécile ! Qu’est-ce qui te prend ? Où s’en vont ta force et ton courage ? Tu rêves de ce jour depuis des années ! Tu l’aimes, alors bas-toi pour elle ! Elle sera en de bien meilleures mains avec toi qu’avec l’un de ces crétins pompeux !


Il se positionna sur la ligne d’arrivée, entre le dénommé Georgios et un autre concurrent. Atalante était debout de l’autre côté de la file de ses prétendants, près d’une borne qu’on avait installée là pour délimiter le début du parcours. Elle tenait son grand arc en main. L’une des extrémités de l’arme était fichée en terre. Un grand figuier noueux la surplombait en la laissant dans une demi-pénombre troublée. Les corps nus des hommes luisaient sous le soleil, la lumière qui tombait toute droite écrasait les muscles puissants, bruns de peau et de poils, poisseux d’huile et de sueur… et elle, caressée de clair et d’obscur, restait immobile. C’était l’or du jour, voilé puis démasqué par les feuillages volubiles du figuier, qui animait sa silhouette. Il éclaira brièvement son regard, figé, bloqué sur lui. Hippomène eut l’impression de voir s’étirer le temps. La main des dieux s’était emparé des fils de l’instant. Aphrodite pusse-t-elle avoir saisi la trame…


La voix rigolarde de Georgios l’arracha au sacré.


« Eh ! Tu bâilles aux corneilles ? Tu es arrivé en retard, tu as l’air fourbu avant même le départ, tu ne sais rien du tracé du parcours et, de ton aveu, tu n’as jamais vaincu la vierge ! Tu as le goût du défi, Hippomène, fils de Mégarée d’Onchestos ! »


Il n’avait pas à chercher loin pour deviner le tracé de la course. C’était ici le point de départ de nombreux jeux d’enfance. Autour de la cascadelle qui se jetait en vrombissant de l’Helicon, la forêt s’étirait, mêlant dans sa ramure épaisse les grands pins, sapins et épicéas, les nobles peupliers argentés, les châtaigniers, chênes verts, genévriers, figuiers et oliviers. Géants et nains s’épanouissaient dans un océan de broussailles et de ronciers parsemés de petites têtes aux couleurs pastels variés, les anémones éternelles. Un jour, leurs défis brutaux s’étaient échoués dans ce lit de fleurs et d’épines. Son corps s’était éveillé au désir contre celui d’Atalante, tout écorchés et tout ensanglantés, ensemble, par les griffures des halliers. Il en gardait encore un souvenir ému, embelli et amplifié par le silence qu’il avait gardé pendant toutes ces années.


Non, il n’avait pas peur de se perdre sur ce chemin-là.

Voici une autre version du mythe d'Atalante et Hippomène, datant du XVIIème siècle, par Johann Heinrich Schönfeld (1609-1682)

J’espère que cet extrait vous a plu. Pour lire la suite de la course entre Hippomène et Atalante, rendez-vous par ici

… ou encore par là, avec la version papier intégrale du roman !

En attendant, je vous invite à découvrir un autre pan de la mythologie grecque avec Le Dit de l’oracle, qui revisite l’histoire de la pythie de Delphes. C’est gratuit, faites-vous plaisir !

À bientôt !

Sources : DRUILHE, Émilie, Farouche Atalante, Éditions PUR, Collection Mnémosyne, Rennes, septembre 2016

Crédits images en-tête : MikeGoad Attention ! Je me suis permis une totale liberté dans le choix de cette image, car elle représente en fait Atala et Chactas, les héros d’un roman de Chateaubriand qui n’ont rien à voir avec Atalante et Hippomène (Atala ou Les Amours de deux sauvages dans le désert). Mais la statue était si belle… Et voici l’occasion de découvrir une autre œuvre romanesque. 🙂

Hippomène, un amant d’Atalante parmi d’autres ?

Qui est donc cet Hippomène qui apparaît dans certains des mythes de l’héroïne grecque Atalante ? A-t-il une existence propre, indépendante de celle-ci, ou n’est-il qu’un des éléments des récits de la vierge chasseresse ? Sans prétendre à l’exhaustivité, je vous propose de faire un petit point. Puis de découvrir le portrait que j’ai tracé de ce personnage dans ma version du mythe d’Atalante !

Hippomène et les trois pommes d’or

 

Hippomène est le personnage principal, avec Atalante, du mythe des trois pommes d’or. Dans cet épisode héroïque, Atalante refuse de se marier. Pour se débarrasser des pressions matrimoniales dont elle est l’objet, elle défie ses prétendants de la battre à la course. Ceux qui échoueront mourront (de sa main). Celui qui gagnera l’épousera.


Hippomène, ou Hippoménès, est l’un de ces prétendants. Futé, le jeune homme demande l’aide de la déesse Aphrodite.

Celle-ci est ravie de rouler cette jeune impertinente qui refuse de s’abandonner aux plaisirs dont elle est la patronne. Elle donne trois pommes d’or à Hippomène.


Et alors, me direz-vous ? En quoi ces pommes peuvent-elles bien aider le jeune homme à gagner la course ? En réalité, le choix du fruit n’est pas anodin : il a une forte connotation sexuelle dans la Grèce antique. Pendant l’épreuve, lorsque Hippomène les laisse tomber devant Atalante, celle-ci tombe en pâmoison. Elle est littéralement vaincue par l’amour. Hippomène a gagné et la course, et la main d’Atalante.

Hippomène par le sculpteur Guillaume Coustou, Bassin des Carpes du Parc Marly. Actuellement au Louvre. On voit Hippomène qui s'apprête à lancer une pomme d'or en direction d'Atalante.

Hippomène, l’amant d’Atalante

 

Hippomène n’est décrit que comme amoureux d’Atalante. Dans le Catalogue d’Hésiode, il veut tellement l’épouser qu’il est prêt à mourir dans l’épreuve :

« Lui courait pour sa vie : sans autre choix que la fuite / Ou la capture. »


Mais, si beaucoup d’hommes désirent ou s’éprennent d’Atalante, ils ne sont pas si nombreux à en être aimés. Or, c’est le cas d’Hippomène, grâce à la magie des pommes (et d’Aphrodite, après tout déesse de l’amour !). Ovide nous dit en effet dans Les Métamorphoses :

« Elle dit, et naïve encore, blessée par le dieu du désir pour la première fois, ignorant ce qui lui arrive, elle aime sans se douter qu’elle aime. »

Hippomène métamorphosé avec Atalante

 

Hippomène apparaît dans un autre mythe d’Atalante : celui de la métamorphose en lion (et en lionne pour Atalante).


L’histoire raconte que les deux époux se retrouvent dans un temple de Cybèle ou de Zeus (les versions diffèrent selon les auteurs). Là, un dieu leur inspire un violent désir. Ce pourrait être l’œuvre d’Aphrodite, furieuse qu’Hippomène ne l’ait pas remercié comme il se doit de son aide dans l’épisode de la course. Les deux amants consomment donc leur passion dans le sanctuaire. C’est un sacrilège, un anosios gamos (un mariage impie). Ils sont punis de leur bestialité par un châtiment adapté : ils sont métamorphosés en lion et en lionne.

Précisons un détail : les anciens, semble-t-il, pensaient que les lions ne s’accouplaient jamais entre eux, mais avec des léopards. C’est en tout cas ce que nous raconte Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle. Le châtiment consistait donc surtout en la privation des plaisirs de l’amour entre les deux amants.


Dans certaines versions de ce récit, Hippomène est remplacé par Mélanion, un autre amant d’Atalante dans d’autres histoires.

Y aurait-il Hippomène sans Atalante ?

 

Trouver des informations sur Hippomène qui ne concerne pas son lien avec Atalante est difficile !


D’après la Cynégétique de Xénophon, il a été l’élève du centaure Chiron — mais comme Atalante. J’ai vu aussi qu’on le disait fils de Mégarée, roi de la cité d’Onchestos, en Béotie. Finalement, Hippomène est un satellite d’Atalante. Et, oui, il n’est qu’un amant parmi d’autres (Méléagre, Mélanion, voire Pélée).


Avouons que, dans cette mythologie souvent très centré sur des héros qui, à l’occasion, s’appuient sur des adjuvants féminins, ça fait un peu plaisir.


Reste qu’Hippomène était à mes yeux une belle matière pour un personnage masculin d’envergure. J’espère lui avoir fait justice dans ma nouvelle sur Atalante.

Cette nouvelle est à lire entièrement et gratuitement en ligne. En voici un extrait ci-dessous.

Hippomène surgit dans la clairière comme un fou furieux. Un bruissement de voix l’avait guidé sur les dernières lieues. Une foule de domestiques, d’esclaves, d’artisans, de gardes, de courtisans du prince… s’écarta, surprise, lorsqu’il se rua au milieu d’eux. Au prix de quelques bousculades et de nombreuses récriminations, il se fraya un passage. Le bruit de l’eau vive jaillie des hauteurs de l’Helicon s’intensifia et la brume fraîche l’assaillit. Ce fut une caresse sur sa peau échauffée par la longue course dans la montagne. Il avait tellement transpiré que sa chlamyde était trempée de sueur.


La transpiration voilait ses yeux. Il passa une main sur son visage en regardant autour de lui avec inquiétude. Arrivait-il trop tard ? Un silence s’était fait à son approche. Il ne vit d’abord qu’un conglomérat de couleurs vives, les tissus des suivants, le lin, la laine, la soie, le métal aussi, qui contrastaient avec les verts de la forêt qui les cernait autour de la source. Puis son regard croisa celui de Schœnée. L’anax était debout près du petit bassin alimenté par la cascade, très droit, le pied confiant sur les rochers glissants. Il se tenait tout juste à l’endroit où siégeait autrefois Chiron lorsque celui-ci arbitrait les conflits d’enfants d’Hippomène et d’Atalante. Les yeux d’aigle du prince étaient amènes et le jeune homme y trouva du réconfort. Il avait toujours été gracieux aux yeux du père d’Atalante. Après tout, il était le seul camarade qu’elle eût jamais toléré à ses côtés, ce qui n’était pas un mince exploit.


Le silence qui l’entourait fut rompu par le froissement de l’herbe sous des pas légers. Légers, mais certes pas hésitants.

Hippomène tourna la tête et vit venir à lui Atalante. Elle était magnifique. Élancée, fuselée comme un rameau vert tendu vers le soleil, elle avait la chair couleur de pêche mûre, bien loin du blanc de lait de sa mère et des autres femmes de la maisonnée. Tout en elle vibrait de force et de joie, de ses longues cuisses musclées jusqu’à ses épaules bien ourlées. Le sein adorable que sa robe laissait nu lui rappela avec une émotion inquiète l’orbe délicat de la déesse vierge… Elle était chaussée de sandales et un bonnet retenait ses longs cheveux, sans parvenir à les contenir entièrement. Quelques mèches s’en échappaient et allaient folâtrer sur la nuque et autour des oreilles. Hippomène retint son regard alors qu’il commençait à suivre la ligne douce, du lobe d’oreille à la courbe du menton puis à celle de la gorge. Il ne devait pas se laisser distraire, pas maintenant. Du reste, Atalante ne lui permit aucune distraction. Son regard, lumineux d’abord, se fit perçant alors qu’elle s’approchait de lui. Un bref instant, il y avait eu l’allégresse dans ses yeux d’écorce caressante, puis le doute s’était fait jour et le bois devint dur.

Lorsqu’elle se planta devant lui, les pieds campés dans l’herbe folle comme si elle était une émanation même des puissances de la terre, elle avait compris. Il sut ce qui démangeait sa main, qu’elle tenait poing fermé contre sa cuisse. Tous les regards étaient fixés sur eux. Doucement, il murmura :


« Ne me gifle pas, Atalante. Ne me fais pas affront ainsi devant mes rivaux. S’il te plaît. »


Une amertume puissante envahit les yeux de la jeune fille et chassa la colère. Hippomène en eut le cœur étrangement serré.


« Tu le mériterais bien, pourtant, car c’est toi qui me fais affront aujourd’hui par ta trahison. »


Que répondre à cela ? Il se tut et elle ne le frappa pas. Elle se détourna de lui et clama :


« Il est l’heure ! Nous verrons bien si les dieux vous sont propices. Courez donc pour gagner ma main… et conserver la vie. »


Elle acheva ces mots en dardant un regard de défi triste sur son ami d’enfance. Alors, Hippomène remarqua qu’elle portait dans le dos son grand arc de chasse et son carquois d’ivoire rempli de flèches. Il en resta interdit un instant. Ce fut la voix de Schœnée, venu le rejoindre au milieu de la clairière, qui le sortit de sa stupeur.


« C’est une épreuve à mort, mon garçon. Ma fille a annoncé qu’elle exécuterait tous ceux qui n’arriveraient pas à la distancer. »

Et il ajouta plus bas, d’un ton plein d’excuse :

« Je l’ignorais.


— Ce n’est pas grave, s’entendit répondre le jeune homme d’une voix lointaine. Je sais que je vais y arriver. »


Si ce n’était aujourd’hui, jamais il n’obtiendrait l’hymen avec Atalante. Sa chasseresse venait de prouver, avec cruauté, qu’elle ne céderait jamais. La mort ou la vie sans elle, le choix était vite fait.

Mourir de la main d’Atalante ou vivre sans elle : mon Hippomène est aussi absolu que celui d’Hésiode ! J’espère qu’il vous plaît ainsi. 😉 La suite des aventures d’Hippomène et Atalante se trouve par ici !

Vous pouvez aussi acheter le roman Atalante dans sa version papier intégrale en librairie.

Si vous aimez l’antiquité et la mythologie grecques, je vous invite également à télécharger ma nouvelle sur la pythie de Delphes. C’est gratuit !

À bientôt !

Crédits images en-tête : Atalante et Hippomène par Guillaume Coustou.

Mais qui est Atalante ?

Qui est Atalante ?

Entre la jeune femme que l’on voit courir dans les tableaux des maîtres des XVIIe et XVIIIe siècles et l’héroïne des bandes dessinées qui rejoint les Amazones, il y a un monde. Pourtant, les peintres, les illustrateurs, les écrivains, les poètes qui ont célébré Atalante puisent tous à la même source : les mythes grecs antiques.

Je vous propose donc de redécouvrir l’Atalante de la mythologie grecque originelle. Allons explorer quelques-unes des nombreuses versions du mythe !


Et, parce que j’aime passionnément la littérature autant que j’adore la Grèce mythologique, vous trouverez un extrait de ma version du mythe à la fin de cet article. 🙂

L’Atalante sauvage : l’enfant abandonnée aux fauves

 

Atalante est tantôt la fille d’Iasos, roi du Péloponnèse (tradition arcadienne) tantôt la fille de Schœnée (tradition béotienne).


Iasos ne veut pas de fille. Il ne veut que des garçons. Dans la version arcadienne du mythe, donc, Atalante est exposée par son père dans la nature. Elle survit grâce à une ourse qui l’allaite. On retrouve là le topos de l’enfant nourri par un animal sauvage, comme les jumeaux Romulus et Rémus des légendes. Là où les fondateurs de Rome vont ensuite être recueillis par un berger, Atalante est recueillie par des chasseurs.


Cette Atalante-là est donc chasseresse jusqu’au bout des doigts. Très farouche, elle refuse le mariage, comme quasiment toutes ses autres versions. C’est une constante dans le mythe. Atalante se consacre à Artémis : elle veut rester dans le monde sauvage, qui est aussi, symboliquement, celui de l’enfance.

L’Atalante camarade de Thésée et Jason

 

D’autres versions d’Atalante la présentent comme un personnage important dans des quêtes célèbres, qui rassemblent de nombreux héros auprès d’elle.

  • Elle participe à la chasse du sanglier de Calydon, une créature monstrueuse envoyé par Artémis, auprès de Thésée, Pélée et Méléagre. Elle est la première à blesser l’animal grâce à l’un de ses traits.
  • Dans certains écrits, comme ceux de Diodore de Sicile, elle est l’un des Argonautes conduits par Jason en Colchide pour s’emparer de la Toison d’or.
Dans cette peinture de Theodoor Boeyermans (1677), on voit Atalante, à droite, qui brandit l'arc avec lequel elle a tiré le premier trait qui a blessé le sanglier de Calydon.

L’Atalante de la course contre Hippomène

 

Atalante fille d’Iasos est chasseresse. Elle est intimement liée à Artémis et au monde sauvage qui symbolise celui de l’enfance (et donc de la virginité). Mais il existe aussi une autre forme d’Atalante : l’athlète.


L’Atalante-athlète est la fille de Schœnée. Elle aussi refuse de se marier. Pour éviter ce sort, elle impose une épreuve à ses prétendants : celui d’une course. S’ils perdent, ils mourront. Celui qui gagnera pourra l’épouser.


La course est « truquée » par l’intervention de la déesse Aphrodite, qui aide l’une des prétendants, Hippomène (ou Mélanion selon les versions) en lui donnant trois pommes d’or. Le jeune homme les jette devant Atalante pendant la course. Distraite, celle-ci le laisse filer… On connaît la suite.

Cette peinture de Noël Hallé (1765), au Louvre, montre comment Hippomène vainquit Atalante à la course grâce aux trois pommes d'or.

L’Atalante mère

 

Vous ne le savez peut-être pas, mais Atalante est aussi une mère ! Cette version-là du mythe étonne, alors que l’héroïne est toujours liée à l’idéal de virginité.


Pourtant, Atalante est aussi présentée comme la mère de Parthénopée, l’un des membres de lexpédition des Sept contre Thèbes.

Mon Atalante de la mythologie grecque

 

En tant qu’auteur amoureuse de mythologie grecque, j’ai eu très envie d’explorer cette matière littéraire. Je vous propose donc de découvrir ma version d’Atalante. J’en propose un nouvel extrait chaque semaine, gratuitement, ici même. 🙂


Vous verrez dans ces extraits quelle version de l’héroïne j’ai choisi de mettre en valeur. Il y a tant à dire sur ce beau personnage !

Hippomène avait tardé sur la route. Depuis Onchestos, tout s’était ligué contre lui pour le retenir. D’abord son père, Mégarée, qui, averti de son projet, lui avait asséné un long laïus moralisateur sur les dangers d’un tel choix.


« Crois-tu vraiment que tu la vaincras ? Tu n’y es jamais parvenu par le passé. Et quand bien même tu la battrais sur son terrain de prédilection, saurais-tu la changer pour qu’elle devienne une bonne épouse ? Elle n’est pas femme, cette furieuse que l’on voit et que l’on entend toujours trop ! Tu risques ta réputation avec elle. Si j’ai consenti à ton projet, par affection pour toi, si j’ai accepté de perdre mon aîné en le donnant à Schœnée qui a besoin d’un héritier, laisse-moi te redire, mon fils, que je crains l’issue de cette initiative. Puisses-tu ne pas la regretter, et moi avec… »


Puis, à la porte nord-ouest d’Onchestos, un rassemblement de paysans qui bloquait l’entrée, et avec elle tous les marchands venus échanger avec l’anax. Ils venaient se plaindre de la disette. L’orge et le froment n’étaient pas encore mûrs, les récoltes de l’année précédente avaient été mangées depuis longtemps et les blés venus d’au-delà les mers et promis par le prince n’étaient pas encore parvenus à Onchestos.

Foin de ces huiles, de ces parfums, de ces bronzes qu’apportaient les commerçants du port ! Tout cela ne se mangeait pas.


L’aube était à peine là, mais Hippomène vit le soleil monter dans le ciel sur sa trajectoire oblique avec une hâte angoissante. Finalement, après avoir réussi à remettre un peu d’ordre dans la foule désemparée avec l’aide des gardes de la cité, Hippomène put se libérer. L’un de ses cadets, Taxiárchis, vint prendre la situation en main et, sur une interpellation moqueuse (« Va donc mordre la poussière contre ta virile ! »), il le congédia. Le jeune homme ne répondit pas plus à son frère qu’à son père. Il lança sa monture dans une course échevelée pour rattraper le temps perdu.


Furieuse ? Virile ? Elle n’était rien de tout cela, son Atalante. Tandis qu’il quittait la plaine et s’engageait dans les piémonts déjà découpés de l’Hélicon, Hippomène agitait ses pensées avec colère. Au sud, la mer apparaissait puis disparaissait au gré des reliefs, jouant avec le soleil entre les moutonnements verts et bruns des forêts. L’étendue lisse avait volé au ciel son azur mais, diaprée dans la lumière éclatante du matin, elle voilait souvent sa robe bleue sous des scintillements d’or aveuglants.

Découvrez mon Atalante de la mythologie grecque !

 

Et puis, soudain, le désastre. Echo, son cheval, ralentit l’allure. Le jeune homme eut beau tirer sur les brides et presser les flancs de la monture de ses talons, rien n’y fit. L’animal regimba même lorsqu’il força sur le filet ; Hippomène lui abîmait la bouche, au malheureux, et celui-ci n’avait pas l’habitude d’une telle brutalité de la part de son maître. Le jeune homme finit par sauter à terre et ne put que constater l’évidence. Son étalon boitait.


Ce pouvait-il que Poséidon, le maître du bois sacré d’Onchestos, désapprouva lui-même son initiative !


Pas le temps de faire quoi que ce soit pour réparer cette infortune. Il en coûtait à Hippomène, mais il se l’était juré, rien ne viendrait se mettre en travers de son projet. Il amena Echo jusqu’en la cahute d’un berger, accrochée à la roche non loin du chemin, au départ d’un sentier de chèvre. Des enfants dépenaillés, couverts de poussière, l’accueillirent en bondissant comme des cabris. Avec une poignée de pièces et la promesse d’en donner bien davantage si sa bête était bien soignée, le jeune hommes espéra avoir gagné leur loyauté. Pour le reste, il ne lui restait plus qu’à courir.


C’est ce qu’il fit. Il avala de sa foulée rapide les dernières lieues qui le séparaient de la cité de Schœnée. La matinée était déjà entamée avec toutes ces sottises et il était en train de perdre des ressources précieuses, dont il aurait bien eu besoin contre sa terrible chasseresse. Tout ruminant, il se remémora les jours d’avant l’enfance, ceux des roulades dans l’herbe, sous le regard sagace du vieux Chiron, les empoignades échevelées, les courses qui leur arrachaient toute haleine et les laissaient pantelants à la cascade, la langue tirée jusqu’aux genoux… et toujours vaincu pour lui, vainqueur pour elle, quelque peine qu’il se fût donné pour triompher. Les jambes flageolantes, le cœur battant à tout rompre, le souffle égaré, exténué, peu importait ses efforts : elle gagnait toujours.


Sans l’aide d’Aphrodite, il n’avait aucune chance de remporter l’épreuve. Aucun des prétendants n’y parviendrait. Il fallait que la divine à la ceinture d’or l’assistât, ou c’en était fini de lui.


Encore fallait-il qu’il arrivât à temps pour concourir ! Hippomène jeta un coup d’œil anxieux au sud-est. Le soleil était déjà bien trop haut dans le ciel !


Tant pis, il fallait jouer son va-tout. Un embranchement se présenta face à lui. À gauche, la route s’en allait jusqu’en une vallée encaissée où la cité de Schœnée nichait. À droite, elle prenait de l’altitude : elle allait se perdre dans des forêts accrochées à l’Helicon, parcourues de sources, de torrents et de chutes d’eau.

C’était le terrain de chasse d’Atalante et le sien depuis des années.


Si tu la connais aussi bien que tu le prétends, tu sauras l’endroit qu’elle a choisi pour humilier ses prétendants.


C’était peut-être l’ultime épreuve imposée par les dieux. Du reste, s’il allait jusqu’à la cité pour se renseigner, il arriverait trop tard, c’était certain.


Il bifurqua vers la droite. Vers le nord et ses indomptables futaies.

Hippomène arrivera-t-il à temps pour participer à la course ? Vous le saurez dans la suite de ce récit centré sur l’Atalante de la mythologie grecque. 😉

Vous trouverez aussi le roman Atalante dans sa version papier intégrale dans toutes les librairies. 🙂

En attendant, puisque vous aimez la mythologie grecque, je vous propose un ebook gratuit centré sur le personnage de la pythie de Delphes. C’est entièrement gratuit et ce n’est que le premier des cadeaux que je vous prépare. 🙂

À bientôt !

Crédits d’image en-tête : Antonios Ntoumas

Sources : DRUILHE, Émilie, Farouche Atalante.

Sandrine Alexie : en route pour l’Orient médiéval !

Une balade dans l’Orient médiéval, ça vous dit ?

J’ai demandé à Sandrine Alexie, l’autrice de La Rose de Djam, paru aux Éditions L’Atalante, d’être mon guide dans cet espace spatio-temporel envoûtant. Je n’ai pas été déçue ! Emboitez-nous le pas, on va parler de mysticisme, de la femme au Moyen-Âge, de linguistique et d’Histoire bien sûr… et on va vous en dire plus sur ce beau roman historique au Moyen-Orient qu’est La Rose de Djam !

Sandrine Alexie, autrice de la Rose de Djam

Pourquoi un roman historique au Moyen-Orient ?

Marie – Bonjour Sandrine et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions.


Vous êtes l’autrice d’un petit bijou de littérature historique paru aux Éditions Atalante : La Rose de Djam. Le roman nous plonge dans le Proche-Orient médiéval, au XIIe siècle, à l’époque de Saladin, alors que chrétiens et musulmans se déchirent pour la possession de territoires (même si on va voir qu’ils s’entendent quelquefois aussi très bien et que les lignes de partage ne sont pas si évidentes qu’on pourrait le penser !).


Pourquoi ce choix ? Un amour particulier pour cette période de l’Histoire ? Pour cette zone géographique en particulier ?

Sandrine – Quand je suis entrée à l’École du Louvre, en plus de suivre le cursus d’histoire générale de l’art qui survole à peu près toutes les civilisations et les continents, j’ai dû choisir, comme tous les élèves, une « spécialité », c’est-à-dire un domaine qui allait être étudié de façon beaucoup plus approfondie. Je n’arrivais pas à me décider entre les Antiquités orientales et la Grèce ancienne, et j’ai finalement choisi les arts de l’Islam, qui a recueilli à la fois l’héritage des cultures méditerranéennes et celles de la Mésopotamie et de l’Iran. Par la suite, le hasard a fait que je me suis plus particulièrement consacrée aux Kurdes, dont j’ai appris la langue (j’ai même traduit deux de leurs classiques) et c’est ainsi que j’ai beaucoup voyagé et séjourné parfois longtemps dans les Kurdistan des actuels Syrie, Turquie et Irak.

Je me suis attachée à la période médiévale de l’Islam, qui commence avec l’arrivée des Turcs seldjoukides au XIe siècle, et finit au XVIe siècle avec l’âge des grands empires (ottoman, safavide, moghol). D’abord parce que la période seldjoukide-ayyoubide (la dynastie de Saladin) est, entre le XIIe et le XIIIe siècle, un des plus beaux moments des arts de l’Islam, que ce soit en architecture, en peinture de manuscrits, ou dans la production des bronze et des céramiques. C’est aussi une période politique extraordinairement tumultueuse, avec un émiettement entre des sultanats et des émirats rivaux, mais aussi des princes arméniens, les Grecs de Constantinople, et, pour finir, les Croisés qui déboulent de l’Europe et s’installent sur les côtes syriennes pour deux siècles : dans les rues d’Antioche, d’Acre, de Jérusalem, on pouvait soudain entendre le francien, l’anglo-normand, le toulousain, mêlés à l’araméen, le grec, l’arménien, en plus de l’arabe, du turc et des langues de l’Iran.

miroir aux poissons arts de l'islam musée du louvre
Un exemple de l'art de l'Islam du XIIème siècle : le Miroir aux Poissons. © 2006 RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Jean-Gilles Berizzi

Qui dit période « riche et complexe » en histoire veut dire très rude à vivre pour le commun des mortels, avec beaucoup de guerres, de villes prises, perdues, reprises, de rivalités religieuses et de massacres… Mais c’est quand tout va mal que l’aventure commence : c’est pourquoi j’ai choisi de faire vivre mon héroïne au moment où Saladin reprend Jérusalem et presque la totalité du Royaume latin de Terre Sainte. En tant que fille de seigneurs normands, son monde s’effondre. C’est donc le moment idéal pour tourner le dos à la Syrie et prendre le chemin de l’Iran, appelée par une quête spirituelle et mystique qui est à la fois celle d’une coupe magique à retrouver, mais aussi celle de la partie « orientale » de son être, au-delà de ses origines terrestres.

Marie – Je me disais bien que la richesse cosmopolite de cette époque ne devait pas être pour rien dans ce choix. Et on ressent très bien ce mélange étourdissant de cultures, de langues, de modes de vie et de pensée dans La Rose de Djam. Est-ce que retranscrire cette atmosphère foisonnante vous a semblé difficile ? Vos connaissances de cette époque et de ces cultures ont-elles été suffisantes ou avez-vous fait des recherches supplémentaires ? Je pense surtout aux façons de s’exprimer des uns et des autres, qui varient beaucoup d’un individu à un autre (entre Pèir Esmalit et Yahya, il y a un monde !). Les dialogues sont nombreux et très vivant, souvent parsemés d’humour…

Sandrine – À vrai dire, cette « atmosphère foisonnante » allait plutôt de soi, du fait que le Proche Orient contemporain a gardé cette juxtaposition, tour à tour pacifique ou houleuse, de religions, de cultures et de langues, même si, à cet égard, il s’est terriblement appauvri en deux siècles. Je n’ai qu’à me souvenir d’Alep, de Damas, du Kurdistan, d’Istanbul et de bien d’autres villes pour faire revivre le monde du XIIe siècle : il fallait juste remettre quelques pièces manquantes à cette mosaïque abîmée qu’est la Syrie-Djazîrah (haute Mésopotamie) : faire revenir les Arméniens et les juifs, regonfler les effectifs de la chrétienté de langue araméenne ou grecque…

Les vieilles maisons d'Alep.

Pour décrire l’époque, j’étais au départ bien plus à l’aise avec le monde musulman, tandis que les États latins d’Orient m’étaient moins familiers. Mais quels que soient les lieux et les peuples cités, il y a toujours une foule de recherches à faire, pour des détails parfois infimes. D’abord, les villes et tous les lieux en général doivent être reconstitués tels qu’ils se présentaient au moment même du roman : pour cela, il y a les rapports de fouilles, les plans des villes, l’étude des monuments, etc. Même des cours d’eau, il faut se méfier ! Car il y a eu des détournements, des barrages, des lacs modernes… Et puis les vêtements, les objets usuels, l’alimentation, la vie matérielle, tout doit être vérifié. Cela dit, le romancier a un avantage : ce qui reste ignoré des historiens (car impossible à savoir) il peut toujours l’inventer, du moment que cela reste plausible.


À côté de cela, faire entendre les différentes langues et leurs couleurs était plutôt récréatif. Pour faire parler les lettrés persans et arabes, je n’avais qu’à plagier le style de leur littérature savante ou poétique : très emphatique, redondante, déclamatoire. Yahya est un philosophe et un gnostique : il a derrière lui des années d’études de logique grecque, de grammaire et de théologie arabes, mais aussi de mystique persane. Il a donc ce côté mi Guillaume de Baskerville mi saint Jean de la Croix quand il parle. Pèir Esmalit est un roturier, un « villain », et un soldat de fortune. Il faut donc que son langage et ses manières tranchent sur le côté « châtelaine » de Sibylle, de même son côté Gascon moqueur sur les princes Nornands. Au français d’époque, j’ai pris beaucoup de mots pour leur saveur et leur beauté, du moment qu’ils restaient à peu près compréhensible pour le lecteur. Je me suis inspirée en cela du travail fantastique qu’avait fait Robert Merle pour la série Fortune de France, où ses héros parlent un français Renaissance avec beaucoup de mots d’oc.


Mais je n’ai jamais eu beaucoup à réfléchir pour faire parler mes personnages. Ils surgissent devant moi, avec leur allure, leurs manières, leur langage. Au fond, cela coule de source : quand on sent bien une époque ou un monde, on trouve tout de suite ses héros, et on habite leur peau. Cela vaut pour les « bons » comme pour les « méchants » !


Il en va de même pour les dialogues : ce sont des scènes auxquelles j’assiste, et je ne fais que noter les répliques qui fusent. Quant à l’humour, c’est la seule façon, dans la vie, comme dans la littérature, d’alléger la tragédie.

Être une femme dans le Moyen-Orient médiéval

Marie – On sent bien ce naturel dans les dialogues. Ils sont très vivants ! Même le langage policé et poétique des lettrés persans et arabes, qui m’a enchantée.


Faisons un détour par les personnages et, à tout seigneur tout honneur, à l’héroïne, Sibylle. Elle a tantôt des manières impertinentes et un peu frondeuses, tantôt un comportement plus discpliné, notamment à l’égard de son mentor. Est-elle à l’image des femmes de son temps ou l’avez-vous voulu plus « moderne » ? Être une femme noble dans un environnement aussi troublé que le Proche-Orient du XIIe siècle, qu’est-ce que ça implique ?

Sandrine – Le plus sûr moyen de rater un roman historique est de vouloir « moderniser » ses héros ! Au contraire, ce qui est passionnant dans une autre époque, c’est le dépaysement qu’elle procure. Un des écueils à éviter est donc de prêter à ses personnages des réactions et des opinions anachroniques. La gageure est de deviner, plus par imagination et intuition que par la documentation, ce qu’était leur for intime, par-delà la différence des siècles et des conditions.


Sibylle est bien ancrée dans son siècle. Il faut se méfier de la vision du Moyen Âge léguée par le XIXe siècle. Les femmes d’alors n’étaient pas les parangons de pruderie ou les cruches soumises aux mâles que l’on voit un peu trop dans l’imaginaire romantique. Il suffit de lire les Lancelot, les légendes arthuriennes, Tristan et Iseult, ou bien les fabliaux populaires, pour constater qu’elles pouvaient avoir la langue bien pendue, et savoir se défendre ou ruser.

Tristan et Isolde de Rogelio de Gusquiza

Même si l’Europe du XIIe siècle n’est pas de tout repos, au Proche Orient, une seule défaite militaire pouvait causer l’effondrement d’une principauté, comme le comté d’Édesse, en 1150, ou de presque tout le royaume franc, en 1187. Les Francs de Terre sainte vivaient donc sous une menace permanente, celle d’un îlot fragile dans un Islam que Saladin a réussi à unifier. Or, paradoxalement, cet état de guerre ou d’escarmouches permanentes semble avoir donné aux femmes qui détenaient des fiefs, et même la couronne, une plus grande indépendance qu’en Europe. Car les seigneurs et les princes mouraient souvent en campagne, ou bien restaient captifs de très longues années.

Leurs épouses restaient maîtresses de leur fief, exerçaient la régence, ou bien de multiples veuvages les enrichissaient. Pucelles, les filles dépendaient entièrement de leur famille, qui décidait de leur mariage (et les mères et belles-mères ont toujours eu autant de poids que les hommes dans les questions matrimoniales). Mais si elles se retrouvaient veuves, elles étaient émancipées et, en principe, libres de se remarier ou non.


Mais c’est là qu’intervient un autre facteur particulier aux États latins de Syrie : le manque criant d’hommes, et surtout de chevaliers, pour tenir les places-fortes. Les appels à la Croisade engendraient des expéditions de secours, mais les pèlerins (c’est ainsi qu’on appelait les croisés) n’étaient pas tenus de rester en Terre Sainte. La majorité rentrait chez eux une fois leur devoir accompli. Or chaque forteresse, chaque ville devait être défendue militairement. Si une veuve se retrouvait à la tête d’un d’un fief sans enfant mâle, elle subissait de lourdes pressions de la part de son suzerain pour se remarier. Certaines se soumettaient, mais d’autres louvoyaient, refusaient des prétendants, et finissaient par convoler avec qui leur chantait, même s’il était de plus basse naissance. Ainsi firent la régente d’Antioche et la reine de Jérusalem, qui épousèrent de beaux chevaliers sans fortune, au nez et à la barbe de toutes les grandes familles qui auraient bien voulu caser un de leurs fils. Sibylle de Terra Nuova n’est donc pas une exception, mais elle va beaucoup plus loin, puisque Pèir Esmalit est roturier, ce qui en fait une union scandaleuse dans l’esprit des cours féodales.


Quant à ses rapports avec Shudjâ‘, ils sont d’une toute autre essence. Le Daylâmî est son « murshid », un mot qui signifie guide en arabe, et désigne un maître soufi. C’est l’exact équivalent du guru indien, sans la connotation péjorative qu’a pris ce terme dans notre société. Sibylle est sa « murîd », sa disciple, et lui doit à cet égard une obéissance (en principe) sans murmures, qui fait partie de son apprentissage spirituel. Dans le tome II, on en apprend davantage sur les enfances de Sibylle et la nature du lien profond qui la relie au terrible sheikh.

Femme rebelle ? Constance d'Antioche est l'héroïne d'un roman...
... et aussi d'une BD ! Sybille de Terra Nuova a quelques prédécesseuses !

Du réalisme au merveilleux : le fabuleux ordinaire

Marie – C’est ce que j’aime dans le Moyen-Âge : la position de la femme est moins effacée qu’on ne le suppose souvent. J’avais eu une révélation à cet égard lorsque j’étais adolescente en lisant La Chambre des dames de Jeanne Bourin.


Alors, comme vous le dites justement, La Rose de Djam est un roman historique, et très bien documenté, mais il n’est pas que cela ! Il glisse aussi ici et là dans le fantastique, ou la fantasy historique, ou le merveilleux (je vous laisse choisir le terme que vous préférez). Je trouve ça très intéressant, ce glissement du mysticisme au surnaturel. Quelle place occupe ce surnaturel dans la vie des gens de cette époque, de cette aire géographique, de ces différentes cultures ? Et est-ce que cette dimension merveilleuse était évidente pour vous dès le début de ce projet romanesque ? C’est le cœur de la quête de Sybille…

Sandrine – D’emblée, je dois dire que je n’aime pas du tout le terme « fantasy » qui, en français, sonne gentillet, voire niaisement. Il me fait toujours penser aux faunelets de Fantasia qui gambadent dans le rose et le bleu. C’est joli, mais je ne puise pas mon inspiration dans Disney. Avant, on disait « merveilleux » et « fantastique », et cela suffisait.


Cependant, dans La Rose de Djam, il s’agit de « miraculeux ». Pour moi, un roman qui se veut historique sur le Moyen Âge ne peut escamoter cette part de surnaturel, et encore moins la mettre en doute : au XIIe siècle, cela faisait partie de la vie, les gens y croyaient, et donc cela se produisait. Encore de nos jours, une bonne partie des cultures asiatiques laissent la place aux pouvoirs des sheikhs, des chamanes, croient aux esprits et aux dieux. Ce n’est pas de la « fantasy » ou du « fantastique », c’est le monde tel qu’il est. Le merveilleux médiéval, c’est la légende arthurienne, par exemple, ou les contes des Mille et une nuits : les gens s’enchantaient de ces histoires, mais n’y croyaient pas vraiment.

Le miraculeux, c’est la Légende dorée, les exploits des saints, soufis ou derviches, de quelque religion qu’ils proviennent : il s’agit de foi, et les chroniqueurs relatent ces miracles comme des faits incontestables. Le seul débat était de savoir si un événement surnaturel était un vrai miracle, l’exploit d’un saint authentique, ou l’acte d’un magicien, d’un sorcier, voire du démon..

La Légende Dorée de Jacques de Voragine

J’ai tenu à respecter autant que possible la véracité historique du monde de la Rose de Djam parce que cela me plaisait de recréer cette époque, mais le point de départ, ce qui m’a inspiré cette histoire, ce sont ces Quarante saints anonymes qui soutiennent la structure du cosmos et empêchent son effondrement. C’est une croyance mystique qui court dans tout le Proche-Orient, qui correspond aux Trente-Six Justes des juifs (36 et 40 sont des nombres symboliques), de même le personnage mystérieux et ambigu de Khidr, le Verdoyant, le Pôle caché du monde, qui prend divers noms et formes selon les religions. Entre le monde terrestre et le divin, il y a cet « Entre-Deux », un monde intermédiaire, qui est à la fois partout et nulle part, d’où sont générés les rêves, les prophéties, les visions, les miracles et même les déplacements surnaturels : ainsi, les Quarante ont le don d’ubiquité, voient les événements à venir, devinent la trame de tous les événements.

Quand ils décident d’intervenir, ils le font en secret, sous divers déguisements, souvent ceux de mendiants, de brigands ou de modestes boutiquier, ou bien chargent un de leurs protégés (ici, Sibylle) de combattre le Mal en leur nom.


Cette atmosphère très iranienne, marquée par le manichéisme, avec un combat permanent entre l’obscurité du Mal et la Lumière, le christianisme en a hérité, et cela infuse la majeure partie de la Fantasy, allant d’œuvres fondatrices, comme Le Silmarilion ou Le seigneur des anneaux de Tolkien, Le monde de Narnia de Lewis, jusqu’aux plus récentes, telle la série des Harry Potter, ou celles de Philipp Pullman, surtout À la croisée des mondes. C’est pourquoi, adorant cet univers iranien médiéval, je me suis amusée à lui donner l’allure d’un roman de Fantasy, qui démarre un peu comme Le seigneur des anneaux, mais où chaque élément « fantastique », est un pur produit d’époque, sans rien d’ « inventé » ni de « moderne ». Ainsi la coupe surnommée la Rose de Djam dans mon roman, est à la fois une légende iranienne qui est à rapprocher de la quête du Graal européen, et aussi une référence mystique et poétique que l’on trouve dans toute la poésie d’Iran à partir du XIIe siècle.

Marie – Alors là, je dois dire que votre réponse m’ouvre tout un champ de réflexions inattendues, et je suis très contente de vous avoir posé la question de votre préférence sémantique ! En tant qu’autrice, je me sens souvent « obligée » de trouver un qualificatif, un genre à ce que j’écris, et cela n’a rien d’évident lorsqu’on a un pied dans l’historique, qu’on souhaite réaliste (et, comme vous le dites, on ne saurait passer à la trappe tout ce qui relève du mystique dans la réalité ordinaire des populations et des sociétés qui nous ont précédés), un pied dans le mythe et un troisième dans la fantasy. Cela me laisse finalement l’impression de me trouver en équilibre précaire sur un tabouret…


Bref, merci pour cette réponse, je la savoure tout particulièrement. 🙂


Pour finir, pouvez-vous nous parler un peu de votre actualité littéraire ?

Sandrine – Ma dernière publication remonte à la fin de janvier 2020, avec Le Pôle du monde, le tome III de La Rose de Djam. Ensuite, le premier confinement est tombé, annulant tous les salons, les sorties en librairie, etc. J’ai passée la première année de la pandémie à écrire et achever le tome IV, La danse des rois. Mais comme beaucoup de parutions ont été repoussées, décalées chez l’Atalante, il faudra attendre le début de 2022, je pense, pour enfin lire la suite des aventures de Sibylle, qui l’entraîneront dans la montagne d’Alamut, chez le Grand Imâm des Ismaéliens. Ses compagnons, eux, retournent en Syrie, et commencent aussi à faire connaissance avec les princes de ce monde : celui d’Antioche pour Pèir, le fils de Saladin pour Yahya.


Le tome V, qui devrait avoir pour titre Le Lion d’Outre-mer, est en cours d’écriture, et je suis en ce moment, avec Pèir, plongée jusqu’au cou dans la Troisième Croisade et le siège d’Acre. Comme c’est l’avant-dernier de la série, le destin de quelques personnages touche à sa fin, des intrigues sont résolues, en attendant le bouquet final.

Marie — Tout ça nous promet encore de beaux moments de lecture ! Merci beaucoup Sandrine d’avoir bien voulu répondre à mes questions. 🙂

Vous ne connaissez pas La Rose de Djam ? J’espère que cet interview vous aura donné envie de plonger dans ce très beau roman historique au Moyen-Orient. Vous trouverez tous les tomes de la saga sur la page de Sandrine du site de L’Atalante. En attendant, je vous invite à un voyage dans le temps en Grèce mythologique avec ma nouvelle Le Dit de l’oracle. Profitez-en : elle est gratuite !

Atalante et ses prétendants : nus ou vêtus ?

Aujourd’hui, nous entrons dans le vif du sujet avec la course d’Atalante contre ses prétendants ! C’est la suite directe des épisodes que vous avez lus jusqu’ici.

 

Nous allons aussi parler des détails vestimentaires de l’athlétisme dans l’antiquité grecque. C’est un élément très intéressant, et qui a donné lieu pour moi à quelques recherches, car on imagine souvent que les athlètes couraient et luttaient complètement nus. Alors, comment devais-je vêtir mon Atalante dans ce contexte ? Il va de soi qu’à l’époque antique, les femmes ne se mêlaient pas aux hommes dans le stade.


Voyons ça ensemble !

La nudité chez les athlètes grecs

D’abord, un fait étymologique : le gymnase (gumnãsion) est le lieu où les hommes s’entraînent nus (gumnõi). Mais sont-ils vraiment tout nus ? Ou presque nus ? Un pagne peut peser quelques grammes de tissu tout au plus, il change la symbolique de l’athlète lorsque celui-ci le porte… ou pas.

Cette question m’a un peu poursuivie. Dans les représentations iconographiques, les athlètes grecs sont nus. Chez les Étrusques et les Romains, ils portent un pagne. On sait très bien que les Romains avaient un rapport à la nudité plus pudique que les Grecs : à leurs yeux, c’était une habitude barbare que de s’exhiber en public. Les Grecs anciens n’ont au contraire aucune réticence à se montrer dans le plus simple appareil. D’un point de vue moral et philosophique, donc, rien ne s’opposait à ce qu’ils s’entraînent nus.

Mais d’un point de vue pratique ?

Décor d'un vase grec. Les coureurs sont nus ici, pas de doute !

Est-ce qu’il n’y a pas un risque à pratique la lutte ou le pancrace nu ? Un coup égaré dans l’entrejambe ne doit pas être très agréable. Moi, je n’ai jamais pratiqué le pancrace, le pugilat et l’orthepale. 😉 Mais certaines associations comme l’ACTA en ont une expérience beaucoup plus sensible et savent les risques que peuvent encourir des lutteurs en termes de coups.

De manière très ponctuelle, ce risque est sans doute minime. On peut se dire par exemple que, pour les jeux d’Olympie, les athlètes devaient concourir sans rien sur le dos pour mieux honorer les dieux. Mais des hommes qui luttaient souvent n’avaient pas intérêt à prendre un tel risque. C’est d’autant plus vrai que les Grecs antiques étaient très intéressés par la médecine et prenaient grand soin de leurs corps et de leur santé. Je pense qu’ils se souciaient aussi de l’état de leurs parties génitales. 🙂

On peut donc raisonnablement supposer que les athlètes portaient des pagnes ou d’autres espèces de suspensoir qui limitaient les accidents. L’iconographie, qui montre des hommes qui luttent dans une complète nudité, serait à cet égard plus symbolique que réaliste.

La nudité dans la course d’Atalante contre ses prétendants

Je n’ai pas trouvé grand-chose sur la nudité chez les coureurs. Je pense raisonnablement qu’ils étaient vêtus comme les lutteurs. Cependant, j’ai préféré la version « artistique » à la version réaliste et j’ai complètement dévêtu les prétendants challengers d’Atalante. Sans remords !

Dans les mythes d’Atalante, la nudité est en effet omniprésente. On la voit dans les épisodes de sa lutte contre Pélée, dans la course contre les prétendants (avec Hippomène), dans celui de la métamorphose ou encore lorsqu’elle affronte les centaures.

La lutte entre Atalante et Pélée. Vases à figures noires, Collections d'Antiquités de l'État de Munich.

Dans les représentations imagées de la course, ainsi que dans certains textes (comme celui d’Ovide), Atalante et ses prétendants sont nus et il m’a donc semblé intéressant de reprendre cette nudité pour les hommes. En revanche, j’avais quand même envie de renverser un peu les valeurs et, cette fois, de poser les yeux sur le corps masculin et non sur celui de la femme. J’ai donc habillé Atalante d’une robe qui dévoile seulement l’un de ses seins. C’est l’une des tenues que l’on voit parfois sur l’héroïne sur les vases et autres objets de l’iconographie grecque.

Dans tous les cas, la nudité n’est pas source de gêne chez les Grecs anciens, même si elle peut attiser le désir. C’est aussi cela, le mythe d’Atalante : l’ambivalence autour d’une héroïne vierge, que l’iconographie et les textes chargent toutefois souvent de sensualité et d’érotisme.

Atalante Chasseresse – Partie VII

 

La course n’était qu’une diversion pour Atalante. Un moyen grâce auquel elle comptait bien clouer le bec à son père et aux chefs des géné, les grandes familles qui entouraient et conseillaient l’anax dans sa conduite de la cité. Ils la jugeaient tous égoïste de ne point sacrifier au bien de la communauté en refusant de se marier et de leur pondre un héritier. Mais quel sacrifice étaient-ils tous prêts à faire pour ce bien commun ? Pas celui de leur liberté, en tout cas, ni celui de leur pouvoir. Au contraire, c’était bien de leur influence qu’il s’agissait. Si Schœnée mourait sans descendance, résisteraient-ils à la tentation de s’écharper pour prendre sa place ? Et s’ils se montraient loyaux les uns envers les autres, un aventurier venu d’ailleurs ne parviendrait-il pas à leur damer le pion ? Bien commun ! Quelle plaisanterie !


Elle ne laisserait triompher aucun d’eux.


Son père lui avait laissé la liberté de décider de l’épreuve et de toutes ses modalités. Son stade, ce serait la forêt, ce serait la montagne, peuplée de ses ours, de ses sangliers et de ses lions. Elle n’avait pas du tout peur de perdre dans cet environnement. Elle marchait d’un pas vif sur le sentier qui quittait la grande route et prenait déjà de l’altitude en se dirigeant vers les piémonts boisés.

De là, on voyait au nord le lac de Copaïs, au sud la mer irradiante sous le soleil. Il était très tôt, mais déjà l’astre royal projetait tous ses feux sur eux en faisant étinceler intensément la moindre goutte de rosée. Sous la chape de sueur qui l’imprégnait, Atalante sentait s’animer chacun de ses muscles.


Ils en étaient tous là. Ses prétendants. Ils la suivaient, et l’anax, et les chefs des clans familiaux, dont beaucoup d’entre eux étaient les pères de ses adversaires. Tout comme elle, ils ruisselaient de transpiration. Ils restaient à la hauteur de son père en la laissant seule, isolée, toujours solitaire. Du reste, quoiqu’ils eussent accepté les termes de son défi, ce n’était pas à elle qu’il leur fallait plaire : c’était à son père… C’était toujours le tuteur, le kyrios, l’homme qu’il convenait de séduire. Pas la kourè, pas la fille.


Une foule de gens du peuple, des artisans, des esclaves, des gardes, des serviteurs, des paysans, les suivait en apportant au sous-bois un brouhaha dont celui-ci n’avait pas l’habitude. Les oiseaux fuyaient dans la ramée, les renards, les hermines, les lynx déguerpissaient en abandonnant derrière eux des feuillages frémissants. De tous les chemins qui s’ouvraient à main gauche ou à main droite jaillissaient d’autres spectateurs curieux, d’autres admirateurs. Ils l’appelaient, ils criaient « Atalante ! » avec joie et impatience. Souvent, ils l’avaient vue courir dans le stade, dans ces courses lors desquelles la jeunesse faisaient aux dieux l’offrande de sa force et de son adresse. Toujours, ils l’avaient vue triompher de ses adversaires. Eux ne doutaient pas d’elle. Eux ne faisaient pas de calcul sordide, ni ne pariaient sur sa défaite pour l’enchaîner.


Enfin, ils parvinrent en l’endroit qu’elle avait choisi. C’était le départ d’un ru qu’abreuvait une cascadelle descendue de l’Helicon. En se déversant, les flots dégageaient une écume blanche et diffusaient dans l’air une sensation de fraîcheur agréable. Atalante fit volte-face. Des gouttelettes se déposèrent sur la peau moite de son dos. Elle planta sa lance dans le sol avec autorité.


« Le départ est ici ! »


Schœnée s’arrêta et croisa les bras sur son large torse sans rien ajouter. Ainsi qu’il le lui avait promis, il la laissait mener tout à sa guise. Son regard d’aigle se planta toutefois dans le sien et, pendant quelques secondes, père et fille s’affrontèrent avec la même pugnacité. « Celui-là qui te vaincra à la course, tu l’épouseras ! » avait-il dit. Mais lequel parmi tous ces jeunes hommes posséderait une foulée assez longue pour échapper à celle d’Atalante aux pieds agiles ? Elle les observa tandis qu’ils se dévêtaient et confiaient leur chlamyde à des serviteurs ou l’abandonnaient à des branches pour les plus modestes d’entre eux. Ils avaient le torse lisse, les cuisses longues et musclées, les fesses fermes : des corps d’athlète, tous. Les heures passées en plein air, à la chasse et au stade, avaient ombré leur peau et quelques d’entre eux exhibaient des cicatrices qui témoignaient d’un passé frais de guerrier. Leurs yeux étaient vifs, et enflammés lorsqu’ils se posaient sur elle. Elle croisa les bras, avant de réaliser qu’elle adoptait instinctivement la même posture martiale que son père. Ah ! Tant pis !


« Nous montreras-tu le parcours entier à réaliser pour gagner ta main, Atalante ? » demanda l’un d’eux.


Il s’avança et se planta à seulement quelques pas d’elle, les poings sur les hanches, en une attitude pleine d’orgueil. Elle reconnut le fils cadet de l’un des plus proches conseillers de Schœnée. Lorsqu’ils étaient enfants, elle lui avait fait mordre la poussière.


« Suis-moi, Polychronios, et vous tous aussi ! Je vais vous montrer ce qui vous attend. »

Amphore panathénaïque (qui contient l'huile d'olive offerte aux vainqueurs des jeux panathénaïques). On peut imaginer que les prétendants d'Atalante ressemblaient à cet athlète.

La course d’Atalante contre ses prétendants ne va plus tarder à commencer ! Mais que fait donc Hippomène ? Vous le saurez dans le prochain extrait.  Vous pouvez aussi lire le roman Atalante dans sa version papier intégrale : elle est disponible dans toutes les librairies.

Bonne journée !

Sources :

LECLANT, Jean (dir.), Dictionnaire de l’Antiquité, Presses Universitaires de France, 2005, Paris

LOPEZ, Brice, Les Jeux olympiques antiques. Pugilat, orthepale, pancrace, Budo Éditions, 2010

DRUILHE, Émilie, Farouche Atalante. Portrait d’une héroïne grecque, Presses Universitaires de Rennes, 2016

Crédits image d’en-tête : Devanath

Les palais de la Grèce antique : des Mycéniens aux Hellènes

Bonjour par ici !


Aujourd’hui, place à la suite des aventures d’Atalante et d’Hippomène ! Rappelez-vous, dans la dernière scène, le jeune homme était en proie à des rêves torrides qui avaient un sens religieux profond dans l’esprit des Grecs anciens. L’extrait qui vient est assez court… et plus chaste ! Ensuite nous enchaînerons avec la fameuse course qui doit départager les prétendants à la main de la belle chasseresse !

En préambule, et pour contenter votre faim, je vous propose de parler un peu des palais de la Grèce antique tels que les arpentent nos deux héros Atalante et Hippomène. Nous découvrirons aussi une villa grecque reconstituée : la villa Kerylos !

Les palais de la Grèce antique : mon inspiration mycénienne

 

De manière arbitraire, j’ai décidé de m’inspirer de l’architecture mycénienne pour les palais que je décris dans la nouvelle d’Atalante.

« Elle s’arrêta donc avant d’avoir franchi l’entrée monumentale et se retourna pour lui faire face. Les énormes blocs de pierre qui avaient présidé à la construction de la forteresse dans laquelle nichait le palais lui coupaient toute perspective. La base des murs était en maçonnerie, le reste en briques crues. Au-dessus du linteau de la grande porte, un relief monolithe en pierre grise occupait le triangle de décharge. Il représentait deux lions affrontés dont les pattes antérieures s’appuyaient l’une sur l’autre. »

La civilisation mycénienne prend place entre la fin du XVe siècle et la fin du XIIIe siècle avant notre ère. On la considère comme la première civilisation grecque. Elle doit son nom au site de Mycènes, en Argolide, fouillé par l’archéologue-aventurier Schliemann (celui qui a aussi découvert le site de Troie en Asie Mineure).


C’est à ce site célèbre que j’ai emprunté certains éléments architecturaux, comme la Porte des Lions, qui était un élément de fortification de la cité. J’en ai fait la porte du palais-forteresse de Schœnée, le père d’Atalante.


La civilisation mycénienne a emprunté beaucoup de traits à la civilisation crétoise qui l’a précédée, mais elle a aussi développé un caractère original que l’on retrouve dans la Grèce classique. Les propylées, par exemple, une entrée monumentale précédée de chaque côté du mur par un porche à colonnes. Mais aussi le mégaron, une grande salle avec antichambre et porche, au centre de laquelle on retrouve un foyer entouré de quatre colonnes et autour duquel s’organise le reste de l’habitat.


Le palais mycénien, avec son porche, son antichambre et son mégaron, inaugure un schéma architectural qui deviendra celui du temple grec.

Le mégaron du palais de Nestor, à Pylos. (Crédits images : akg-images / Balage Balogh / archaeologyillustrated.com).

Un exemple de villa grecque : Kérylos

 

Bien sûr, il ne reste plus guère que des ruines de ces palais de la Grèce antique, et même des habitats plus modestes des époques ultérieures.

Cependant, il existe un édifice très original et unique au monde qui permet de se représenter ce que furent la décoration et l’atmosphère d’une villa grecque ancienne : la villa Kérylos.


Plus qu’une reconstitution, c’est une « réinvention ». On la doit à Théodore Reinach, archéologue, et Emmanuel Pontremoli, architecte, deux hommes passionnés qui l’ont conçue et fait bâtir entre 1902 et 1908 sur le modèle des maisons nobles de l’île de Délos. La villa se situe au bord de la Méditerranée, entre Nice et Monaco.


Attention, on est très loin des palais mycéniens ! Ces maisons nobles datent en effet du IIe siècle avant J.-C. La villa Kérylos s’organise ainsi autour d’un péristyle, un élément architectural qui n’existait pas chez les Mycéniens. C’est une galerie de colonnes qui borde une cour intérieure.


Malgré cet écart chronologique extrême, je trouve que cela nous permet de nous rapprocher un peu de nos héros mythologiques. Je pense notamment à la décoration, les mosaïques et les fresques, qui étaient abondamment utilisées au IIe millénaire avant notre ère. Elles représentaient des scènes célèbres de l’histoire des dieux et des héros. Et puis il y a l’emploi de matériaux qui parlent à notre imaginaire lorsqu’on pense à la Grèce antique : les stucs, les marbres de Carrare


D’ailleurs, « Kérylos » signifie « hirondelle de mer ». Cet oiseau, on le retrouve peut-être dans une fresque préservée du palais de Pylos, en Messénie. On y voit un joueur de lyre assis sur un rocher, face à un gros oiseau blanc qui s’envole. Vous verrez plus loin dans la nouvelle que j’ai repris cette image. Certains thèmes poétiques et artistiques sont éternels !


Vous pouvez faire une visite virtuelle de la Villa ici.


Et si vous avez envie de vous faire une idée plus précise de ce que à quoi ressemblait un palais de la Grèce antique mycénienne, je vous conseille cette petite vidéo de reconstitution en 3D du palais de Nestor à Pylos.

Et maintenant, retournons dans les temps mythologiques !

Villa Kerylos (crédits photo : https://vivrenice.fr/villa-kerylos-beaulieu-sur-mer_9/)

Atalante Chasseresse – Partie VI

 

Hippomène se réveilla dans la plus profonde des paniques.


Il rejeta loin de lui le drap et se redressa pour trouver de l’air. Son cœur martelait sa poitrine ; il lui semblait étouffer. Il se leva et tâtonna dans la faible lueur de la lune pour trouver une lampe. Sous sa main fébrile, quelque chose tomba et heurta le sol dallé de terre cuite dans un bruit sourd.


Il alla jusqu’à la fenêtre et en écarta les voilages. L’air doux de la nuit, chargé encore des effluves salines de la mer qui bordait Onchestos, et des résines, et de la pierre de la montagne, calma un peu ses sens affolés. Il le respira longuement.


Le rêve le poursuivait encore. Si réel, si charnel. Il sentait encore sur lui les mains suaves. Son corps nu gardait mêlés à sa sueur les parfums intimes de sa divine amante, toute inaccessible qu’elle eût jamais été. Sa verge lui semblait encore endolorie…


Faste était un tel rêve lorsqu’on y prenait son plaisir entre les mains d’Aphrodite d’Or. Il annonçait la réalisation de tous ses rêves. Mais Artémis… ?


Les mains d’Hippomène tremblèrent sur son torse. Un doute le transperça devant le terrifiant présage. Allait-il au-devant de la catastrophe ? Fallait-il renoncer ?


À peine l’hypothèse de l’abandon effleurée, il se cabra. Renoncer à Atalante ? Jamais !


Il laissa derrière lui le spectacle des nuées enténébrées par la nuit. Peut-être, après tout, s’était-il trompé, peut-être le rêve avait-il si bien brouillé ses sens qu’il avait confondu sa maîtresse avec la divine archère, cette autre si semblable à sa chasseresse, cette autre à laquelle il voulait l’arracher pour l’amener à la sphère d’Aphrodite… D’ailleurs, au pinacle du plaisir, n’était-ce pas à son aimée qu’il pensait ?


À la naissance du jour, il serait prêt à braver tous les augures.

Il est déterminé, notre Hippomène, et ce en dépit des présages équivoques que la nuit lui a apportés. Nous verrons bientôt à quoi le mènera cet entêtement amoureux. Pour connaître la suite de ces aventures dans les palais de la Grèce antique et les sombres halliers de la déesse chasseresse, rendez-vous sur la ligne de départ de la course d’Atalante contre ses prétendants

Vous retrouverez également le récit intégral d’Atalante en version papier dans toutes les librairies. 🙂

Sources : François Chamoux, La Civilisation grecque

Crédits images : pho-graphe